Le parlement haïtien
Salaire minimum: vitrine des rapports sociaux d’exploitation, d’oppression et de domination
Sabine Lilas Carmelle LAMOUR, Michaëlle DESROSIERS *
Entre la rédaction de cet article (16 août) et sa publication aujourd’hui, la répression ne fait que grimper en Haïti. Et s’en prend particulièrement à l’unique université publique du pays. Le 9 septembre, deux unités spécialisées de la Police Nationale d'Haïti avaient encerclé la Faculté de Médecine et de Pharmacie de l'Université d'état d'Haïti. Ces étudiants observent une grève depuis le 27 avril dernier. Dans la nuit du 28 août, à minuit, ils avaient été chassés par la Police qui s’était fait accompagner d’ambulance lors de l’opération. Mais les étudiants avaient réussi le 9 septembre au matin à prendre de nouveau le contrôle du campus. La présence des unités les plus répressives de la Police faisait craindre un bain de sang imminent. Le bilan de la journée du mercredi 9 septembre n’a fait que confirmer cette crainte: 22 arrestations et emprisonnements illégaux, 11 étudiants expulsés, suivant un communiqué du décanat de la Faculté et 35 autres suspendus pour deux ans... Au train où galope le terrorisme d’Etat en Haïti, s'évidente que la dictature Duvalier (1957-1986) ne va pas tarder à mériter une béatification tant il fait figure de nain en comparaison avec le traitement que les propres dirigeants de l’Université infligent aux étudiants contestataires, en 2009. Pour preuve, après tout ce qui s’est passé, le Conseil de l’Université, son organe suprême, évalue la situation ainsi: «Le Conseil de l’Université considère que ceux qui ont privilégié l’argument de la force sur la force de l’argument en occupant les locaux de la FMP [Faculté de Médecine et de Pharmacie] sont responsables de l’appel fait aux forces de l’ordre pour libérer ces locaux de leur présence forcée et pour les rendre accessibles à toute la communauté.» Traduisez: les victimes sont leurs propres bourreaux. Indigné, un professeur de la Faculté des sciences humaines a été obligé de s’adresser ainsi à ces dirigeants: «Par cet acte, Messieurs les membres du Conseil Exécutif, vous avez seulement montré que vous pouvez faire ce que Monsieur Gérard Bissainthe [ministre de facto de l'information durant le coup d’Etat de 1991-1994] ou même le général Prospère Avril n'ont pas osé faire à l'Université.» Le monde doit savoir ce qui se trame en Haïti, pays occupé par l’armée du Brésil sous la demande des EUA, de la France, du Canada et de l’ONU – car les conglomérats mondiaux de communication ne le diront jamais. (F.S.)
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I- Racines socio-historiques de la crise autour du salaire minimum en Haïti
Actuellement, Haïti fait face à une nouvelle crise sociale suite au refus du gouvernement haïtien de promulguer le projet de loi d’ajustement du salaire minimum ratifié par les représentants du pouvoir législatif. La lecture de cette nouvelle crise laisse clairement apparaitre la perpétuelle lutte des exploités-dominés et des exploitées-dominées en Haïti pour accéder à une dignité qui leur a toujours été refusée depuis la période post-esclavagiste. Abordée de cette façon, cette crise s’inscrit dans la lignée des relations contradictoires-inégalitaires historiques entre les nouveaux libres et les anciens libres. Ainsi, la crise du salaire minimum est l’appendice d’une crise structurelle mettant en scène les deux projets de société contradictoires proposés respectivement par Pétion et Dessalines après 1804, au lendemain de l’Indépendance. Ces deux projets traduisent deux visions contradictoires du partage et de la redistribution des richesses acquises par les colons au prix du sang et des sueurs des esclavisées noires et noirs.
Selon la vision de Pétion ancien libre, mulâtre, officier ayant étudié en France, la redistribution des richesses se fera sur la base de l’affiliation génétique avec les anciens oppresseurs. Selon la conception socio-économique de ce projet, les anciens esclaves avaient à mettre leur force de travail au service des anciens libres et de certains nouveaux libres en vue d’assurer la domination et l’enrichissement de cette classe dans la nouvelle formation sociale haïtienne. A bien regarder, ce projet maintient la structure socio-économique esclavagiste qui n’a fait que changer de bénéficiaire.
Par contre, Dessalines réclamait la redistribution des richesses dans la nouvelle formation sociale de manière équitable sur base de participation à la guerre de l’indépendance, peu importe la couleur de peau. D’ailleurs, aux anciens libres se réclamant de l’héritage de leurs pères, anciens colons français blancs, il eut à répondre: «Et les pauvres noirs dont les pères sont restés en Afrique, ils n’auront donc rien ?»
A bien regarder, ces deux projets charrient toutes les contradictions de race et de classe et de sexe dont avait hérité la nouvelle formation sociale haïtienne au lendemain de l’indépendance. Ainsi, la nouvelle crise soulevée par le refus du gouvernement Préval-Pierre-Louis d’ajuster le salaire minimum dans le respect de la loi ne doit pas être abordée en dehors des pratiques d’exploitation et de domination de la paysannerie haïtienne et des comportements compradores de la classe dominante haïtienne. Comprendre la crise générée actuellement par la question du salaire minimum revient à comprendre les conditions socio-historiques qui ont guidé les premiers pas de la formation sociale haïtienne. Ce qui fait que cette question ne peut être appréhendée uniquement avec les lunettes des traditionnels bras de fer entre le législatif et l’exécutif. Vu que dans cette conjoncture et aussi structurellement le parlement et gouvernement constituent, dans le meilleur des cas, le bras répressifo-juridique de la bourgeoisie compradore haïtienne.
Le salaire minimum de 200 gourdes remet en scène une interrogation du projet des anciens libres qui avait été concrétisé depuis l’assassinat de Dessalines, le 17 octobre 1806, et avec lui, le projet de libre individualité et depuis la mainmise par Pétion sur l’Ouest. A l’origine même de la nation, les deux fractions de classes antagoniques, unies ponctuellement pour la réalisation de l’indépendance, à l’intérieur de la société, ne se sont jamais entendues sur le mode de distribution de la richesse nationale, ce qui perpétue les antagonismes. Ce qui revient à comprendre que la majorité des Haïtiens et des Haïtiennes – les anciens esclavisés noirs et anciennes esclavisées noires – depuis 1806 sont pris et prises en otage par un projet de société néocolonial qui ne correspond nullement à leurs aspirations historiques à la libre individualité.
Eu égard à ce qu’on vient d’exposer, il convient de comprendre que la plupart des ouvriers et ouvrières travaillant dans les usines de sous-traitance du textile en Haïti sont des anciens paysan.ne.s fils et filles des anciens et anciennes esclaves. Ceux et celles-ci, en Haïti n’ont jamais eu librement accès à la terre qui constituait la source fondamentale de pouvoir social, économique, politique et culturel. Exproprié.e.s par le partage inégalitaire des richesses dès 1804, les anciennes et anciens esclaves devenus paysan.ne.s ont toujours lutté dans le sens de la libre individualité. Entre 1843 et 1846, les paysans et paysannes réclament le droit de décider du prix de leur travail en luttant contre le Code Rural de 1826. La proclamation de Jean Jacques Acaau du 15 avril 1844 est le testament de ce mouvement enclenché contre les oppressions et l’exploitation du gouvernement de Boyer qui opprimait les paysans à travers des taxes exorbitants et des règlements de culture contenus dans le Code Rural. Plus tard, dans la phase radicale du mouvement des Cacos contre l’Occupation Américaine avec Charlemagne Péralte et Benoît Batraville, le mouvement nationaliste des paysans se battait à la fois pour la reprise de la souveraineté et contre le capital étasunien qui priorise le système de la grande plantation par l’établissement de la grande culture et l’expropriation des paysans de leurs terres pour les nécessités de la production de denrées d’exportation au bénéfice du grand capital nord-étasunien. Ainsi, les luttes actuelles des ouvriers pour avoir accès aux 200 gourdes s’inscrivent dans la lignée des luttes émancipatrices deux fois séculaires menées par les paysans et paysannes contre les servo-féodaux / les grandons-bourgeois qui s’en sont toujours sortis vainqueurs grâce à l’appui de leurs alliés historiques, prioritairement, l’Etat et l’internationale communautaire.
II- Nouvelle division internationale du travail et salaire minimum en Haïti
Haïti a connu sa première grande vague de migration interne et externe en 1915 lorsque, en pleine occupation étasunienne, les paysannes et paysans, avec le concours de l’Etat servile haïtien, ont été expropriés au profit de la monoculture du sisal. Pendant cette période, les paysans sont allés en masse travailler à Cuba et en République Dominicaine dans les usines sucrières étasuniennes. C’était d’ailleurs cela le double objectif de l’expropriation paysanne: voler les terres des paysans, puis forcer ces derniers à émigrer vers Cuba et la République Dominicaine pour en faire des ouvriers et ouvrières agricoles.
La deuxième grande vague de migration coïncide avec la tuerie des cochons créoles, l’application des deux plans d’ajustements structurels et l’embargo de 1991. Entre 1915, première occupation d’Haïti par les États-Unis, et le départ des Duvalier en 1986, Haïti s’est acquis une réputation internationale de pays à main-d’œuvre bon marché. Le processus historique de transformation de Haïti en réserve de main-d’oeuvre bon marché dans la Caraïbe participe du projet de l’Initiative des Bassins des Caraïbes de Reagan de réduire la zone de la Caraïbe en une vaste aire de main-d’œuvre bon marché pour les besoins de la mondialisation néolibérale et de la restructuration productive du capital à la fin des années 1970, sous la houlette, évidemment, des EUA. L’installation des usines de sous-traitance de l’industrie du textile étasunienne, de fait, entre dans le cadre de l’application du IBC de Reagan, laquelle prolonge la doctrine de Monroe: L’Amérique aux Étatsuniens. Et aujourd’hui la mise sous tutelle d’Haïti par l’intermédiation de l’ONU et dans la personne du néo-commissaire des métropoles, Bill Clinton, supportée répressivement par les forces d’occupation de l’ONU menées par le Brésil, se situe dans la lignée de ce même projet, pour les nécessités de la division internationale du travail réorientée formellement vers la fin des années 70.
Ainsi, qu’Haïti ait le plus bas salaire minimum de la région ne doit pas être considéré comme un dysfonctionnement, mais plutôt comme la preuve de la réussite d’une politique internationale et nationale dépendante d’appauvrissement et de docilisation des classes populaires pour une meilleure exploitation de la force de travail des anciens paysans et anciennes paysans devenus-es ouvriers et ouvrières.
A ce stade de la réflexion, il convient de comprendre que le salaire minimum fait partie intégrante de l’armature structurelle composée du triptyque: domination, exploitation et oppression des Haïtiens et Haïtiennes racisé-es et appauvri-es de la région. Le maintien du salaire minimum à 70 gourdes favorise la reproduction des rapports inégalitaires non seulement entre les classes populaires et les grandons-bourgeois haïtiens mais aussi celle des rapports contradictoires de domination, d’oppression et d’exploitation Nord-Sud, pays développés-pays sous-développés, néo-métropole-néocolonie. Et, ce n’est pas un hasard si cette crise a frappé exactement au moment où le capitalisme mondialisé fait face à une sévère récession réclamant une exploitation encore plus sauvage de la force de travail des ouvriers et ouvrières pour continuer à maintenir son taux de plus-value.
Et, dans ce cas de figure, pour continuer à mériter les bonnes graces du FMI et de la BM, le gouvernement haïtien, en tant que comité administratif de notre grandonarcho-bourgeoisie, n’hésite pas à intimer aux autres chiens de garde l’ordre de sacrifier comme à l’accoutumée l’aspiration à la survie des ouvriers et ouvrières haitiennes. Ceux-là, revenus à leur état habituel de chien dressé, reviennent sur une loi votée auparavant par eux-mêmes et cautionnent la détention illégale et arbitraire de jeunes hommes et jeunes femmes pour le simple fait d’être conscientes de leur condition d’exploités et d’exploitées et décidées à garder la tête haute dans cette marée exploitatrice-oppressive par la lutte. Et dire que les classes populaires haïtiennes, non imbues du fait que les élections sont des structures de légitimation des comités de gestion du capital dépendant haïtien, sont descendues dans les rues, en février 2006, ont risqué leurs vies pour réclamer le respect du vote sorti des urnes. Toutefois, cette étape était nécessaire pour la maturité politico-pédagogique du peuple qui avait besoin de comprendre qu’en aucun cas il ne pourra compter sur les institutions bourgeoises pour résoudre ses problèmes.
III- La gestion de la crise soulevée par le salaire minimum dans la continuation du projet réactionnaire des anciens libres
La gestion de la question du salaire minimum reste strictement confinée dans les cadres du modèle dépendant tel que défini par Manigat. Cette situation se laisse voir dans le fait que l’Etat haïtien continue de piétiner le droit à la simple existence de la majeure partie de la population sous la pression de la classe possédante en Haïti représentée par l’ADIH. Ces dernières semaines, les contradictions entre les patrons et les ouvriers n’ont cessé de s’aiguiser, en témoignent l’affaire Reno, ouvrier battu à mort sous ordre de son patron Richard Colls, et l’arrestation de 8 ouvriers et 5 étudiants de la Faculté des Sciences Humaines solidaires de la cause des ouvriers.
Cependant, l’arrestation des étudiants qui ne sont que des accompagnateurs des ouvriers met en evidence le mépris de la grando-bourgeoisie haïtienne et de son gouvernement pour les ouvrières et ouvriers. Brusquement, les patrons, avec le naturel des croccodiles, prennent en pitié les pauvres ouvrières et ouvriers qui seraient victimes des pressions des activistes, venus les déranger dans leur travail d’esclaves modernes comme s’auto-dénomment nos prolétaires. Oh la belle et originale solidarité exploiteurs-exploités ! Cela n’étonne presque plus personne dans le pays du «Nou tout fè youn/ nous sommes tous un», cette nocivité que les médias bourgeois ressassent quotidiennement, malgré sa nature intrinsèquement indigeste. Comme si les ouvriers et ouvrières n’avaient pas la capacité de comprendre eux-mêmes les exploitations qu’il/elles subissent sans le concours des étudiants. Il faut dire que les ouvriers ont tellement supporté pendant trop longtemps l’exploitation et l’oppression des grandons-bourgeois haitiens, ces derniers ont fini par croire que le cerveau et le cœur de ces bêtes de somme que sont les ouvrières et ouvriers haïtiens ont été cousus avec les pieces des jeans Levi’s cousues et montées dans leurs usines de sous-traitance.
Historiquement, toujours au service des anciens libres, les pouvoirs exécutif, législatif et judicaire se sont toujours illustrés avec le concours des lois comme les fervents défenseurs de la classe possédante haïtienne. Cette fois-ci la situation se corse entre leurs dents, puisque les luttes qui se mènent actuellement dans les rues de Port-au-Prince ne font que réclamer l’application d’une loi votée par ledit pouvoir legislatif.
Les ouvrières et ouvriers, anciennes paysannes et anciens paysans dont le cheptel porcin fut détruit en 1978 au nom d’une imaginaire fiévre porcine, dont la production de riz fut sabotée dans les années 1980 par l’introduction sur le marché haïtien d’un riz étasunien de vil prix- évoluent dans un système garndo-bourgeois opressif, exploiteur encore plus pour les femmes qui constituent 70 % de la population ouvrière. Car le capital, conformement à sa logique d’accumulation, intègre toutes les formes d’oppression, de préjugés naturalisés dans la société pour mieux exploiter les dominées, les oppressées ainsi que les oppressés et les dominés. Ainsi, la gestion de la question du salaire minimum démontre une nouvelle fois que la démocratie grando-bourgeoise ainsi que ses farces légitimatrices – les élections – sont des trompe-l’oeil au service de la reproduction du grand capital qui révèlent leurs faiblesses intrinsèques à chaque fois que les classes populaires osent braver les barrières institutionnelles bourgeoises pour défendre leurs intérêts antagoniquement contradictoires à ceux des bourgeois-bourgeoises et de leurschiens et chiennes de garde(émissaires de l’ONU, président, première ministre, parlementaires et journalistes...).
La force réelle des travailleuses et des travailleurs réside dans leur lutte classiste contre le capital, contre le salariat. Cette lutte est la seule option qui reste aux exploités-dominés-opprimés face à la barbarie capitaliste-raciste-patriarcale disposée à boire jusqu’à la dernière goutte de sang que les travailleuses et travailleurs pourraient contenir dans leurs veines.
* Sabine Lilas Carmelle LAMOUR est une sociologue haïtienne, Michaëlle DESROSIERS est Travailleuse sociale et militante de l’Asosyasyon Inivèsitè ak Inivèsitèz Desalinyèn (ASID)
1. DESROSIERS Michaëlle, Diferans salè sou baz seks, yon maranday eksplwatasyon ak dominasyon anndan sistèm peze souse a, in Desalinyen. Me- jen 2009, # 8, Ed. ASID. Port-au-Prince, Haiti
2. DESROSIERS Michaëlle, La restructuration productive du capital et la nouvelle division internationale du travail: la Place assignée à Haïti. Essai réalisé dans le cadre du cours: Travail dans la Contemporanité, Juillet 2009. Université fédérale de Pernambuco, Brésil. Doc Mimeo.
3. LAMOUR Sabine, L’analphabétisme des parents en milieu rural et le problème des surâgés à l’école primaire lumière du Christ de Montagne lavoûte (Jacmel) Mémoire de licence de la Faculté des Sciences Humaines, Université d’Etat d’Haïti, 2006, Port-au-Prince, Haïti. Doc Mimeo.
4. MANIGAT, Leslie François, Au cœur complexe de la société traditionnelle, Vol 2, (Problématique et destins d’Haïti Thomas), CHUDAC, sept 98, Port-au-Prince, Haïti
5. SEGUY Franck, Près de cinq millions de gourdes pour un chien de garde, soumis et publié le 14 aout 2009 sur le site www.alencontre.org
(12 septembre 2009)
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