Haïti

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Cyclones: panser vaut mieux que prévenir…

Frank Séguy *

Celles et ceux qui sont habitués aux procédés de l’humanitaire pouvaient s’y attendre: l’humanitaire s’est re-précipité en Haïti. Quatre cyclones, en moins de trente jours, s’y sont abattus. Qui dit mieux? Nécessairement, du travail attend l’humanitaire. Besoin d’image plus que de toute autre chose, chacun s’agite à tirer son épingle du jeu.

Depuis Gustav, il ne se passe un seul jour que je n’aie reçu au moins un transfert de courriel qui d’une ambassade occidentale, qui d’une mission diplomatique, qui d’un service de presse de l’un quelconque de nos prédateurs annonçant soit une conférence de presse, soit un autre éclat médiatique autour de l’humanitaire.

Le dernier qui m’est parvenu est un reportage de CNN qui vaut son «pesant de titre»: «Celebrities help Haiti». Il montre deux célébrités – dont un musicien haïtien vivant aux Etats-Unis – procédant à une distribution de ce qui semble être des céréales à quelques victimes des cyclones Fay, Gustav, Hanna et Ike qui ont frappé Haïti en août et septembre 2008. La présentatrice de ce talk-show estime que 800’000 personnes se trouveraient frappées. Et les deux célébrités, c’est-à-dire les deux millionnaires, sont les invités des Nations unies pour ce show de distribution. L’Haïtien, d’ailleurs, arbore pour l’occasion une casquette WFP (FAO en français). Le show montre entre autres, comment, sous les coups de bottes des soldats occupants, certaines personnes, qui avaient échappé pourtant aux quatre cyclones, finissent pendues dans les barbelés de la paix. Ironie du sort? Non. «Ironie» de l’humanitaire.

Entre-temps, des 108 millions de dollars sollicités par les Nations unies, même pas 2% n’ont été recueillis. Suivez mon regard!

Commençons par une lapalissade: la faim en Haïti – tout comme en France, aux Etats-Unis, au Sénégal, au Japon ou partout dans le monde – ne date pas de septembre 2008. Alors pourquoi, tout d’un coup, comme par un éclair plus rapide que les cyclones eux-mêmes, devient-il si urgent de nourrir quelques sinistrés? Où donc étaient entreposés ces sacs de nourritures que l’on vient filmer à grands coups de caméras aux Gonaïves et à Cabaret? Pourquoi a-t-il été nécessaire d’attendre qu’arrivent les cyclones? Questions naïves? Je le concède volontiers. N’empêche qu’à mes yeux, elles ne sont pas dépourvues de profondeur.

Un petit rappel: en septembre 2004 (du 18 au 20), une tempête tropicale – Jeanne – s’était abattue sur cette même ville des Gonaïves. Que ce soit en terme matériel qu’en pertes de vies humaines (3000 morts officiellement), celle-ci avait provoqué beaucoup plus de dégâts que Fay, Gustav, Hanna et Ike réunis (les chiffres officiels sont jusqu’à maintenant en dessous de 500 morts). Ainsi, si le passage de Jeanne pouvait être assimilé par les gens de bonne volonté à une catastrophe naturelle, il faut croire que même des gens de ce genre commencent sûrement à douter de la naturalité des ouragans qui frappent Haïti.

Dans une dépêche de alterpresse (alterpresse.org), publiée le mercredi 17 septembre, le journaliste initie sont article ainsi:  «La commission nationale épiscopale de l’église catholique romaine, Justice et Paix (JILAP), assimile les récents dégâts, enregistrés dans le pays à la suite des ouragans en série de l’été 2008, à l’irresponsabilité et à la négligence des autorités qui n’ont rien fait pour prévenir les désastres naturels (sic).» Puis, il cite la note de ladite commission: « Ce sont les populations les plus pauvres qui ont toujours payé les conséquences de la négligence et de la mauvaise gestion de nos décideurs ».

L’un des rares messages que je n’ai pas instantanément effacé parmi la pléthore qui envahit ma boîte électronique informe de la formation «d’’un comité permanent pour la reconstruction et la modernisation de la ville des Gonaïves’». Présentant ledit comité, la note précise: «il entreprendra des démarches pour prévenir la répétition de pareilles tragédies cycloniques». Prévenir! Voià un verbe employé à bon escient. Pour nous dire entre autres, ceci: ce qui s’est passé aux Gonaïves et dans le reste du pays ne résulte pas d’une fatalité.

Dans une deuxième note, l’auteur de l’extrait mentionné, le président de l’Association des entrepreneurs de l’Artibonite (nord), dont Gonaïves est le chef-lieu, nous indique alors les sources de ces tragédies: «un système de gestion irresponsable, socialement insensible et économiquement  prédateur». C’est carrément un doigt pointé en direction des crocodiles qui versent baves et larmes sur ce qu’ils ont décidé de nommer «la misère d’Haïti». Car celle-ci ne vient pas du néant. Elle s’enracine dans notre histoire.

Signification sociohistorique des désastres des Gonaïves

Commençons par reconnaître que les ouragans et leurs effets nous plongent tout droit dans un problème écologique. Ce problème restera insoluble si nous ne tentons pas de le saisir dans sa production sociale, donc historique.

Beaucoup de Haïtiennes et Haïtiens qui ont appris l’histoire de leur pays de la bouche des Pères Bretons, des Frères de l’instruction chrétienne et de leurs répétiteurs haïtiens regrettent qu’aujourd’hui leur pays ne soit plus «La Perle des Antilles». Pauvres diables! Ils ne savent pas que cette expression se réfère à l’époque coloniale au cours de laquelle, buvant le sang des Nègres et suçant la sève du pays, les Français avaient ramassé l’essentiel des richesses détruisant au passage 45% de la couverture forestière de Haïti (ci-devant St-Domingue). Car, «Si l’exploitation de la terre et des hommes dans la colonie de Saint-Domingue avait puissamment contribué à enrichir la bourgeoisie française et avait accéléré le développement du capitalisme dans la métropole, par contre le peuple qui avait succédé aux esclaves dont le dur labeur avait permis cette accumulation du capital en métropole n’a hérité que de sols usés, de surfaces en grande partie calcinées, de décombres enfin.» [1]

Tôt ou tard, nous devrons régler son compte à la bourgeoisie, au capitalisme et au capital. Notre actuelle situation environnementale s’enracine donc dans l’appétit prédateur de nos anciens colons, c’est-à-dire nos actuels coopérants (Lire le rapport [Régis] Debray, Haïti et la France, janvier 2004).

Ces actions prédatrices se répéteront sans cesse dans notre histoire. Par exemple, Benoît Joachim remarque que «l’essor sans précédent des exploitations forestières en Haïti au 19e siècle a été souligné par tous les témoins. Les bois de teinture (campêche, etc.,), d’ébénisterie (acajou), de construction (pin...) se sont imposés par leur volume croissant à l’exportation. Tous les navires quittant les ports haïtiens emportaient du campêche, (le bois rouge), ne fût-ce que comme lestage. La variété ‘bois de saline’, dont les qualités tinctoriales étaient mises en valeur par sa longue immersion de trois semaines à deux mois avant d’arriver au port d’embarquement, allait principalement au Havre, tandis que le ‘bois de ville’, de second ordre, était employé en Angleterre, en Allemagne, aux Etats-Unis [2].”

Il en résulte nécessairement une désertification. Celle-ci s’accélérera au XXe siècle quand des compagnies étatsuniennes, durant la Deuxième Guerre Mondiale, viendront exploiter le sisal, détruisant en conséquence toute la végétation du Nord-Est d’Haïti transformé depuis en désert.  Un peu plus tard, soit entre 1956 et 1962, la Reynolds Haytian Mines viendra exploiter la bauxite de Miragoâne. Elle repartira tranquillement de sa mission de paix sans honorer ses engagements de restaurer le micro-climat de la zone. La Société d’Exploitation et Développement Economique et Naturel, connue en Haïti sur son sigle SEDREN fera de même du gisement de cuivre de Mémé (Terre Neuve, près des Gonaïves).

Il y a une vingtaine d’années seulement qu’un bateau des États-Unis d’Amérique du Nord était venu déverser des tonnes de déchets hautement toxiques au wharf [appontement avançant dans la mer en étant perpendiculaire au rivage] de cette même ville des Gonaïves.

Tant pour leur déchet toxique matériel que pour ce qu’ils produisent et considèrent eux-mêmes comme déchet toxique humain, Haïti représente leur poubelle. Car en ce moment où ce texte s’écrit, il y a des gens nés aux Etats-Unis, condamnés pour des crimes de divers ordres, que l’on s’apprête à tirer des prisons pour les déporter en Haïti. On pourrait passer des heures à dresser la liste d’exploitations de nos ressources naturelles orchestrées selon la rationalité du capital par des compagnies étrangères de connivence avec la classe de nos grandons-bourgeois [(grandon = grand propriétaire terrien] auxquels l’ensemble de nos gouvernements prêtent allégeance, depuis l’assassinat de Jean-Jacques Dessalines, le 17 octobre 1806.

S’agissant de l’assassinat de Dessalines, c’est la deuxième source de ce que l’on appelle depuis longtemps notre misère. Il suffit de se rappeler que cet assassinat a été fomenté dans l’objectif de couper court à un projet de socialisation des terres. Suite à cet assassinat, la classe des cultivateurs en faveur desquels Dessalines avait osé réclamer ont été systématiquement expulsés loin de toute possibilité d’accès à la propriété. Ainsi, à la propriété coloniale que la Révolution avait abolie, a succédé, peau pour peau, la propriété grandonarchique que l’assassinat de Dessalines a instaurée – ou peut-être restaurée, si l’on tient compte des règlements de culture de Toussaint Louverture [1743-1803, un des dirigeants de la Révolution haïtienne].

Les paysans haïtiens passeront ainsi leur vie dans un système de production de type meteyage,  appelé demwatye (deux-moitiés) en Haïti. C’est-à-dire à produire pour la jouissance des grandons-bourgeois qui ne travaillent pas. Il est vrai que certains cultivateurs réussiront, à la faveur de quelques circonstances, à posséder quelques parcelles de terres. Mais ce sera principalement dans les mornes [3]. Ce qui n’est pas sans compliquer la vie.

C’est ainsi que, aux côtés des compagnies étrangères qui ont détruit notre environnement sur une grande échelle; aux côtés d’autres familles locales de bourgeois-grandons qui, à la faveur de concessions gouvernementales, ont détruit des pans entiers de notre environnement  – comme la famille Élie l’a fait à la Gonaïve ; on est venu à noter également une certaine participation, sur une petite échelle, certes, mais active, des paysans dans cette œuvre de destruction.

Obligés de pratiquer une agriculture de subsistance, nos paysans se retrouvent forcés de cultiver sur leurs parcelles toutes les variétés possibles de vivres. Question de s’assurer de récolter sur toute l’année. Car l’élevage constitue la seule source complémentaire de survie. Mais à la fin de la décennie 1970 du XXe siècle, sous prétexte de peste porcine africaine, les Etats-Unis avaient soigneusement entrepris de détruire systématiquement les porcs haïtiens – principale source de revenu paysan à côté de l’agriculture de subsistance. Le porc haïtien était réputé pour ses utilisations comme tracteur sur les terres cultivables, et pour sa facilité à être élevé. Car contrairement aux porcs étatsuniens, les porcs haïtiens croissaient sans aucune alimentation industrielle.

Ce survol rapide permet de saisir que l’érosion du sol  haïtien n’est pas une fatalité de la nature.  Car, point n’est besoin d’être agronome pour savoir que des cultures comme le maïs, la patate, le haricot... – et autres céréales dont les exigences culturales sont érosives et décapantes – ne sont pas les plus adéquates pour sols en pente. Les mornes préfèrent les grands arbres comme l’avocatier, le manguier, l’orangier, le bambou... dont les racines servent à la protection et à la conservation du sol. Mais comment espérer qu’un paysan qui reçoit d’un grandon une terre pour la cultiver durant une année aille y planter des arbres qui mettront 5 ou 6 années avant de produire leurs premiers fruits? Comment exiger un tel comportement de la part d’un paysan qui n’a pas d’autres moyens de survivance?

C’est donc à partir de l’arrivée des colons européens que le sol haïtien a commencé à subir sa dégradation sans jamais connaître de régénération.

Comme en 2004, les dégâts provoqués par les ouragans offrent l’occasion aux spécialistes de prêcher ou de débiter l’évangile du reboisement. Dans l’Artibonite (nord) où l’on estime les terres cultivables encore sous les eaux à 10 000 hectares, le député des Gonaïves, selon un rapport d’alterpresse, conjure ainsi le gouvernement : « Il est venu le temps de l’action ». Et un ingénieur ayant assisté aux échanges d’avertir qu’il faudrait reprofiler 800 km2 de montagne et entreprendre une opération intense de reboisement. « Il n’y a pas deux solutions », prévient-il. Sinon, il va falloir évacuer la ville.

Comme on vient de le rappeler historiquement, la question écologique constitue chez nous un problème hautement politique. Elle est consanguine de l’accumulation du capital. Mais à chaque fois qu’on tente de la poser, on la mystifie sous son aspect technique. Comme s’il ne s’agissait que d’une nature à restaurer. Unique objectif: prévenir d’autres catastrophes. Comme s’il était possible de protéger l’environnement sous l’égide du capital. Ainsi, à longueur des émissions médiatiques, la société civile des bourgeois grandons sermone-t-elle tous les citoyens à participer ou à entreprendre des campagnes de reboisement.

Le champ, entre-temps, est libre pour la course de l’humanitaire. Au passage, la cheffe du gouvernement – Michèle Duvivier Pierre-Louis – a dû reconnaître devant la Chambre des députés que le peu reçu à titre d’assistance humanitaire a été détourné. Sans doute par ceux-là qui sont chargés de le gérer. Une chanson enfantine en langue créole haïtienne dit ceci: “Viens, pluie! Viens, pluie! Je te donnerai des bonbons”. C’est la chanson préférée de ceux et celles qui gèrent les risques et les désastres en Haïti.

Un animateur d’émission recourt aux statistiques publiées par les bureaux météorologiques des États-Unis pour donner ces précisions: «Haïti a eu respectivement pour Gustav, Hanna et Ike: 62%, 98% et 92.5%  des morts» enregistrés dans les Caraïbes et aux Etats-Unis. Puis d’enchaîner: «Dans les allocations faites jusqu'à présent, il n’y a rien de prévu pour l’aménagement de centres d’hébergement. Or la saison cyclonique [ne] se terminant qu’en novembre, il y a là une urgence qu’il faut adresser immédiatement, l’aménagement des centres d’hébergement, avec des plans d’évacuation, pour éviter la répétition des désastres qui viennent de frapper la population, et surtout un bureau météorologique fonctionnel. Cuba a subi des pertes matérielles énormes, dû au fait que le cyclone Ike l’a balayé pendant des jours, d’un bout à l’autre, du Sud-est au Nord-Ouest. Cependant, Cuba ayant des centres d’hébergement et des plans d’évacuation, n’a eu que 4 morts. La population haïtienne ne mérite-t-elle pas une telle protection ?»

Notre animateur, pressé, n’a pas eu le temps de rappeler que la capacité de Cuba à prévenir les conséquences des ouragans vient de sa rupture d’avec le capitalisme. Mais chez nous, panser vaut mieux que prévenir.

* Franck Séguy est universitaire haïtien. Il a déjà contribué à une analyse de la situation sur ce site en date du 10 septembre 2008.

[1] Benoît Joachim, Les racines du sous-développement en Haïti, Prix Deschamps 79, p. 87.

[2] Ibid, pp. 202-203.

[3] Morne: "Surface montagneuse, escarpée. Petite montagne. Le nom d Haïti lui-même est une récupération du nom indien-indigène AYITI qui signifie : terre montagneuse, que Jean Jacques Dessalines avait récupéré au lendemain de l'indépendance, en 1804, à la place du nom français Saint-Domingue, nom colonial. C'était pour symboliser la rupture qu'il voulait totale d'avec l'ancien colonisateur. Suite à l'assassinat de Dessalines, les cultivateurs qui n'acceptaient pas de se soumettre au régime instauré par la nouvelle oligarchie (des Nègres riches + des mulâtres) avaient gagné les mornes où ils allaient former une autre société que certains, comme Gérard Barthelemy appelle «le pays en dehors». D'autres, comme Leslie Manigat parle de «modèle autonome» par rapport à la société officielle des grandons et des bourgeois de villes qu'il appelle «modèle dépendant»; dépendant, dans ses relations avec l'extérieur.

(22 septembre 2008)

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