Guadeloupe

 

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«Un racisme anti-blanc en Guadeloupe ?»

Franciane et Joseph Ody

La crise sociétale profonde que connaît actuellement la Guadeloupe mérite mieux que l’attentisme paternaliste, ou l’exacerbation mal dissimulée des observateurs hexagonaux. Elle déborde également le cadre d’un identitarisme étroit. Les soubresauts à venir en Guadeloupe, les Etats généraux annoncés [le 19 février Nicolas Sarkozy l’a annoncé] et la crise mondiale qui progresse inévitablement, nous enjoignent d’approfondir nos analyses pour aller de l’avant.

Il faut en finir avec une certaine désinformation et tordre le coup – par exemple – à cette approche racialo-raciale qu’on propage à l’envi sur les télés et sur le Net. Il n’y a pas comme certains s’évertuent à le répéter un racisme anti-blanc en Guadeloupe, mais il y a bien en revanche une problématique du pouvoir. Or il se trouve qu’ici, le pouvoir administratif et économique (autant dire le pouvoir tout court) est blanc. La race aux Antilles n’est qu’une contingence: historique, certes, mais une contingence. Dans sa vie quotidienne, dans ses projets, la «minorité visible» blanche ne subit aucune discrimination, ni à l’embauche, ni à la formation, ni topologique, ni au faciès… Au contraire: elle s’est spécialisée dans l’apartheid «tranquille». Les blancs-pays (comme on les nomme en Guadeloupe) prospèrent et évoluent en toute discrétion. Ils n’habitent pas les mêmes sites que les autres composantes ethniques (Noirs, Indiens…), ne fréquentent pas les mêmes plages… Enterrent-t-ils leurs morts, marient-t-ils leurs enfants ? Les autres communautés ne sont conviées ni à la noce, ni à la veillée. En outre, ils boudent toute communication médiatique.

Sommés de négocier, durant cette période de crise, ils ne daignent apparaître. Leur fondé de pouvoir – métis - est contraint d’endosser, seul, la défense des intérêts du grand patronat blanc ; patronat qui ne s’affiche ni auprès des médiateurs, ni auprès des grands commis de l’Etat (préfets, ministres)

Dans un tel contexte, où et comment pourrait-on exprimer contre eux un quelconque racisme ?

A l’évidence, le problème est ailleurs et le premier axe de lecture du malaise requiert une approche historique. Il faut ici convoquer l’histoire, non pour se complaire en lamentations et exacerber les frustrations, mais pour comprendre, faire son deuil et ensuite agir efficacement.

Sans cette catharsis, sans cette purgation salutaire à l’œuvre aujourd’hui, sans une intégration volontariste et respectueuse des adeptes du développement séparé, le «vivre ensemble» et le «faire ensemble» sont à tout moment menacés de soubresauts mortifères.

Eviter la racialisation des conflits sociaux en Guadeloupe ?

Dans les contributions récemment publiées en Guadeloupe, (J. DAHOMAY, G. CALIXTE, E. PEPIN entre autres), une remarque revient comme une antienne: il ne faut pas «racialiser» le conflit social ! En mars 2006, Mme BRAFLAN TROBO publiait dans 7 MAG un article portant sur le même thème:«Eviter la racialisation des conflits sociaux».

Dans la situation actuelle de la Guadeloupe, la «racialisation» des conflits est inévitable.

Les rapports sociaux sont en effet déterminés par les rapports de production. En effet, l’un des fondements de l’organisation sociale est d’assurer la survie de l’espèce à travers la production et ensuite la répartition des richesses même si, bien évidemment, cette dimension économique n’épuise pas le «vivre ensemble». La manière dont l’organisation de la production se réalise détermine en grande partie les rapports qui vont s’établir entre les différents acteurs sociaux.

Si en Europe les rapports sociaux se sont structurés dans une société segmentée par classe, en revanche, dans les colonies – et singulièrement dans les colonies d’Amérique- cette structuration s’est effectuée dans une société segmentée par race, ce type de segmentation atteignant son apogée dans le système esclavagiste.

Les deux modèles diffèrent sur plusieurs points:

• La segmentation par classe est poreuse sous certaines conditions et dans certaines limites. Il est possible de passer d’une classe à une autre. Ainsi, dans l’ancien régime français, des bourgeois pouvaient être anoblis et, de nos jours, l’ «ascenseur social» fonctionne encore (certes au ralenti).

• Même si les rapports sociaux sont violents, cette violence est contenue dans des limites dictées d’une part par des lois (sous l’Ancien Régime, le seigneur n’avait pas droit de vie et de mort sur ses serfs) puis par des gardes fous moraux (sentiments de compassion attisés par les églises) et enfin, par le souci d’assurer la conservation et la reproduction de la force de travail.

Dans le modèle colonial et particulièrement dans le modèle esclavagiste les rapports sociaux sont fondés sur l’exploitation de populations identifiées par des critères ethniques ou raciaux. De ce fait:

• Les segments sociaux sont étanches. Il n’est pas possible de passer d’un segment à un autre. Le métissage biologique existe certes mais ce métissage ne se traduit pas par l’émergence d’une réalité socio-économique «métisse». Ceux qui, en haut de l’échelle sociale, transgressent cette règle d’airain en paient le prix et passent avec armes et descendance dans des strates inférieures. Les propos de M. HUYGHES DESPOINTES [un des figures de grandes familles esclavagistes] dans le documentaire diffusé par Canal + viennent simplement rappeler cette réalité avec brutalité – et avec une certaine franchise. En fait, on pourrait presque dire que M. HUYGHES DESPOINTES est un bon grand père soucieux d’éviter des lendemains difficiles à ceux de ses rejetons qui seraient tentés par la transgression. Cette absence de métissage social appelle et favorise la sélection «au faciès» et fait le lit de la ségrégation.

 • La violence des rapports de production était absolue à l’origine. Elle était même historiquement légale (par ex: Code Noir en Amérique ; lois et règlements sur l’Indigénat en Afrique conduisant au travail forcé ). Les rapports sociaux issus de ce mode de production se sont adoucis dans le temps, mais les principales caractéristiques demeurent et se sont muées en un apartheid tranquille dans lequel, pour paraphraser Jean Cocteau, les personnes se dévisagent davantage qu’elles ne s’envisagent. L’économie de la Guadeloupe est tributaire de ces rapports de production originels. Elle est presque un modèle pur d’économie de comptoir:

 • Economie extravertie basée sur l’exportation de produits de base (canne à sucre, bananes) et sur l’importation de la quasi totalité des biens de consommation malgré de timides embryons d’industries d’import substitution

 • Système commercial local principalement destiné à écouler et diffuser les produits de la métropole. La mécanique de fonctionnement de ce type d’économie à base de contrats d’exclusivité avec les fournisseurs français, de quotas, barrières douanières et d’intermédiaires en tous genres, engendre des monopoles et des positions dominantes qui assurent des retours sur investissements élevés et encouragent une mentalité entrepreneuriale très particulière faite de spéculation et de recherche de profits rapides. Ce type d’économie non seulement importe de l’inflation, mais l’amplifie et son fonctionnement, par son mécanisme même, entraîne naturellement tous les prix à la hausse.

Comment expliquer que bien peu d’études universitaires s’attachent à démonter et analyser ce fonctionnement ? Dans ce modèle économique, chaque acteur est à sa place et joue sa partition:

 • Aux grands colons originels les grosses concessions et contrats d’exclusivité d’import-export, agriculture moderne et agro-industrie souvent hérités de positions dominantes historiques. Ces activités constituent le tremplin vers des activités plus hautement capitalistiques (grande distribution notamment) ;

 • Aux nouveaux entrants (immigrants récents et/ou métropolitains) les rôles d’intermédiaires et les investissements dans les PMI d’import substitution ;

 • Les autres restent aux marches du réel pouvoir de décision.

Les rapports sociaux de la Guadeloupe d’aujourd’hui sont largement le produit de cette forme d’organisation. En d’autres termes, les rapports sociaux sont toujours historicisés et leur étude ne peut pas faire l’économie de cette analyse.

Il faut «contextualiser» le social !

K. Marx écrit dans l’opus Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte: «Les hommes font leur histoire eux-mêmes, mais ils ne la font pas arbitrairement dans des conditions choisies par eux ; ils la font dans des conditions données directement héritées du passé. La tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants.»

Notre propos n’est pas de s’en tenir à ce constat, mais, seule une mise à plat pluridisciplinaire des rapports de production et des rapports sociaux permettra réellement de sortir de la «racialisation» que tout le monde déplore.

Il est par exemple possible de faire des propositions qui doivent découler de politiques volontaristes:

 • Egaliser l’accès au capital sans lequel aucune fluidité sociale n’est possible. Attention, il ne s’agit pas ici de «capital» pour ouvrir des petits commerces, mais de mécanismes permettant d’accéder à des activités hautement capitalistiques (par ex. fonds d’investissement). Il s’agit de permettre à ceux qui n’ont pas accumulé le capital grâce à l’histoire de participer à la construction du pays sur des opérations d’envergure (avantages: appropriation des leviers de commande, familiarisation au management stratégique) ;

 • Egaliser l’accès au marché en faisant sauter les accords d’exclusivité, de concession et autres derrière lesquels les «capitaines d’industrie» locaux sont cadenassés et qui sont le contre sens le plus absolu par rapport au libéralisme qu’ils affichent.

C’est à ces conditions que la Guadeloupe économique pourra ressembler à la Guadeloupe humaine. Les rapports sociaux demeureront conflictuels, mais les conflits ne seront plus que de simples conflits d’intérêts, comme ailleurs. (Mis à jour le dimanche 22 mars 2009).

(23 mars 2009)

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