Rwanda
Le Juge Bruguière
L’enquête du juge Bruguière:
plus de questions que de réponses
Colette Braeckman *
L’ordonnance publiée le 17 novembre 2006 par le juge anti-terroriste français Jean-Louis Bruguière, qui se conclut par la délivrance de neuf mandats d’arrêt internationaux à l’encontre de proches collaborateurs du président rwandais Paul Kagame suscite plus de questions qu’elle n’apporte de réponses à l’énigme de l’attentat qui, le 6 avril 2004, coûta la vie au président Habyarimana ainsi qu’au président du Burundi et aux trois membres de l’équipage français.
1. Cette ordonnance peut-elle réellement avoir un effet déstabilisateur sur le régime en place ? Les poursuites sont peut-être moins gênantes que l’affirmation selon laquelle le FPR [Front patriotique rwandais, créé en 1987] désireux de conquérir le pouvoir à tout prix aurait, en «liquidant» le président Habyarimana, délibérément sacrifié les Tutsis vivant à l’intérieur du Rwanda. En effet, nul n’ignorait que des massacres étaient programmés par les extrémistes hutus et le FPR a toujours déclaré que si, malgré sa supériorité militaire, il avait accepté la négociation et les accords d’Arusha, c’était précisément pour épargner ces compatriotes tutsis pratiquement tenus en otages.
2. Pourquoi publier aujourd’hui cette enquête bouclée depuis deux ans ? Kigali estime que cette ordonnance est un coupe-feu destiné à détourner l’attention sur l’enquête menée au Rwanda à propos des responsabilités de la France et à rendre impossible les investigations du Tribunal aux armées de Paris, saisi de plaintes à propos du comportement de militaires français durant l’Opération Turquoise [opération conduite au Rwanda, depuis le Zaïre, par la France, en juin 1994, avec l’aval de l’ONU]. A deux reprises, le Parquet avait déjà tenté de bloquer cette démarche. Il est de notoriété publique que le juge anti-terroriste dépend directement du pouvoir politique et la «sortie» de Bruguière peut difficilement être considérée comme un hasard, même si le juge clôture en ce moment ses dossiers avant de se porter candidat sur les listes de l’UMP [parti de la droite française conduite par Sarkozy].
3. S’il s’agit d’une attaque contre le Rwanda, a-t-elle des implications régionales ? Probablement, car contrairement à ce que l’on aurait pu supposer, le nouveau régime en place au Burundi, qualifié de «hutu» a noué d’excellentes relations avec Kigali [capitale du Rwanda], tandis qu’à Kinshasa [capitale de République démocratique du Congo], le président Joseph Kabila s’entretient directement de questions de sécurité avec son voisin Paul Kagame. Ces deux pays ne peuvent donc plus autoriser d’infiltrations de miliciens hutus en direction du Rwanda. Est-ce un hasard si, depuis la «réconciliation» entre Kagame et Kabila, l’attitude de la France s’est durcie à l’égard du président congolais et si son rival Bemba [qui vient de perdre les élections en RCD] a reçu le soutien de plusieurs pays africains francophones, dont le Congo Brazzaville ?
4. Pourquoi des témoins aussi sujets à caution ? Enquêtant depuis son bureau parisien, le juge n’a écouté que des témoins de deuxième catégorie, n’appartenant pas au «premier cercle» entourant le président Kagame, soit parce qu’ils étaient hutus, soit parce qu’ils étaient francophones. Plusieurs d’entre eux sont des transfuges, parfois poursuivis pour malversations. Quant au témoin clé, le major Abdul Ruzibiza, il s’agit en réalité d’un infirmier qui, au moment des faits, se trouvait à Byumba, dans le nord du Rwanda. En 2003, il fut exfiltré depuis l’Ouganda par la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure), au moment où l’Opération Artemis [opération militaire en RCD, en août-septembre 2003] se déployait en Ituri [région de haut plateau de la RCD]. Ruzibiza affirma à l’époque avoir fait partie du groupe qui abattit l’avion, mais contrairement aux autres membres du «commando network» il n’a pas, lui, été inculpé.
5. Pourquoi le juge ne s’est-il pas rendu sur le terrain ? Une descente sur les lieux aurait permis d’éviter quelques invraisemblances: la colline de Massaka, d’où partit le tir, était à l’époque étroitement contrôlée par la Garde présidentielle [d’Habyarimana]. Une seule route y conduisait, longeant des marécages. Pas moins de sept barrages y étaient érigés. Le lieu-dit «la Ferme» où se seraient postés les tireurs du FPR, était un domaine appartenant à Mme Habyarimana, gardé par ...des militaires français, à côté de l’orphelinat Sainte Agathe, soutenu par l’épouse du président. Comment des militaires du FPR (physiquement très reconnaissables) auraient ils pu quitter l’enceinte du Parlement rwandais, gardée par les Casques bleus, gagner... en taxi ( !) le lieu choisi pour perpétrer l’attentat puis regagner leur base une fois terminée l’opération, dans une ville hérissée de barrières, où les tueries avaient commencé ?
6. La provenance des missiles est-elle établie ? Bruguière assure que des paysans auraient découvert, sur la colline de Massaka, deux tubes lance-missiles abandonnés par des tireurs (décidément bien négligents), permettant d’identifier un lot de 40 missiles fabriqués en URSS et livrés à l’Ouganda, et il assure que, selon le professeur Reyntjens, ces missiles auraient été remis au FPR par le président Museveni [de l’Ouganda]. Le problème c’est qu’en 1998, devant la mission d’information parlementaire belge sur le Rwanda, l’universitaire anversois avait assuré que ces missiles Sam 16 Gimlet faisaient partie... d’un lot saisi en février 1991 par l’armée française en Irak, lors de la guerre du Golfe ! Par ailleurs, comparaissant à Arusha devant le Tribunal international pénal pour le Rwanda, le colonel Bagosora a reconnu que les forces gouvernementales rwandaises s’étaient portées acquéreurs de missiles Sam 16 et les parlementaires français avaient également noté que l’armée rwandaise, en 1994, disposait bien de missiles. Le juge insistant sur le fait que les forces armées rwandaises n’avaient pas été entraînées au maniement de missiles sol-air, on ne peut que s’interroger sur la présence éventuelle de tireurs étrangers et sur le fait que, le 6 avril, des «Blancs» avaient été vus à Massaka.
7. Pourquoi le juge Bruguière n’évoque-t-il pas la présence à Kigali le 7 avril, du capitaine Paul Barril ? Cet ancien du GIGN (Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale), souvent chargé de mission pour le président Mitterrand, a lui-même déclaré par la suite que, travaillant pour Mme Habyarimana, il était retourné au Rwanda en mai 1994 et avait récupéré la (fausse) boîte noire de l’avion. N’est pas évoquée la confession de l’ancien Premier Ministre Jean Kambanda devant le TPIR [Tribunal pénal international pour le Rwanda], qui assure que le président Mobutu, informé (par des sources françaises) des projets d’attentat, avait renoncé à se rendre à Dar es Salaam [Tanzanie] et avait tenté d’avertir du danger son collègue et ami Habyarima. Il n’est pas rappelé non plus qu’à l’aube du 7 avril, quelques heures après l’attentat, le conseiller du président pour les affaires africaines François de Grossouvre, ami de Paul Barril, était retrouvé «suicidé» dans son bureau de l’Elysée.
8. Comment sortir de la controverse ? A l’instar de l’enquête sur l’assassinat, au Liban, du Premier Ministre Hariri, seule une enquête internationale impartiale pourrait fixer les esprits. Mais aucun pays, et moins que tout autre les autorités de Kigali, n’en a fait la demande.
* Colette Braeckman est connue pour ses ouvrages sur l’Afrique, entre autres sur le Congo-Zaïre. Son ouvrage: Rwanda. Histoire d’un génocide, Fayard 1994 est, de suite, devenu une référence. Elle a publié cet article dans le quotidien belge Le Soir du 29 novembre 2006.
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