France Télécom: la normalité insupportable
Rédaction
Lundi 28 septembre 2009, un salarié de France Télécom se suicidait. Quelque 400 employés débrayaient à Annecy-le-Vieux (Haute-Savoie), lieu où ce salarié s’était donné la mort. C’était le 24e suicide en dix-huit mois. Le PDG de France Télécom, Didier Lombard, après avoir rencontré le ministre du Travail Xavier Darcos, affirmait sur France 2: «Il faut marquer un point d’arrêt à cette mode du suicide qui évidemment choque tout le monde.» Depuis, Didier Lombard a gelé jusqu’au 31 octobre les restructurations dans l’entreprise. Plus exactement, il affirmait qu’il fallait mettre fin, pour l’heure, à «la mobilité systématique des cadres tous les trois ans».
Ivan du Roy vient de publier aux Editions de la Découverte un ouvrage intitulé Orange stressé. Dans un entretien avec le quotidien La Croix, en date du 30 septembre 2009, il explique:
«La fin des mobilités des cadres est un élément important car cela peut permettre de stabiliser les équipes de travail. Mais elle doit s’appliquer à tous. J’ai en effet rencontré des salariés qui ont changé de poste et parfois de lieu de travail quatre ou cinq fois en deux ans, ce qui est très anxiogène. Le gel des restructurations lui aussi est intéressant, mais il faut qu’il s’applique sur le long terme. Car, entre l’an 2000 et aujourd’hui, l’entreprise [France Télécom] a supprimé au moins 40'000 postes. Or, comme la majorité des salarié·e·s sont des fonctionnaires,il ne pouvait pas y avoir de plan social; on les a donc poussés à partir par un management agressif… Depuis sa privatisation en 1997, France Télécom est passée d’une culture de service public à une culture d’entreprise privée classique, gouvernée par des ratios qui ont pris le pas sur la reconnaissance du travail bien fait. Concrètement, alors que l’entreprise fait 8 milliards d’euros de bénéfices pour 100'000 salariés, des concurrents comme SFR ont un ratio beaucoup plus bas, ce qui conduit France Télécom à diminuer sa masse salariale alors que sa situation est bonne.
Pour les salariés, cette politique des ratios se décline par des objectifs chiffrés et un travail standardisé. Du coup, les techniciens se plaignent de ne pouvoir rester que 30 minutes chez un client quand il leur faudrait 2 heures pour résoudre le problème.
Et les salariés dans les centres d’appel doivent réciter un script à la virgule près, quelle que soit la demande du client. Les gens ont donc l’impression de ne plus pouvoir faire bien leur travail. Pour changer cela, il faudrait que la direction accepte de prendre en compte l’avis des salariés sur la façon de travailler. Par exemple, à Lyon, un médecin du travail s’est rendu compte que les employés d’une boutique devaient accueillir les clients avec une phrase stéréotypée, ce qui avait le don de provoquer de l’agressivité.»
Dans le quotidien économique français La Tribune, les salariés de France Télécom indiquaient que leur collègue qui s’était suicidé sur le viaduc d’Alby-sur-Chéran (Haute-Savoie) travaillait au service clientèle professionnelle depuis mi-septembre 2009. Il avait rendez-vous le soir même avec le médecin du travail. La déléguée du personnel explique à la journaliste: «Nous avions interpellé notre hiérarchie pour lui dire que Jean-Paul n’allait pas bien. Tous les soirs, il disait qu’il n’en pouvait plus et qu’il n’arriverait pas à tenir les objectifs.» Elle ajoute: «On oblige les personnes issues des services que l’on ferme à faire des métiers pour lesquels ils ne sont absolument pas faits. Après à peine deux mois de formation, on les balance, comme Jean-Paul, au front, face aux clients… Jean-Paul a été mis en situation d’échec du fait d’objectifs très difficiles à atteindre.»
Les délégués du personnel indiquent que 8 à 10% des personnes du plateau d’appels sont en arrêt de travail. Le délégué syndical SUD pour la région Rhône-Alpes-Auvergne, souligne la dégradation des conditions de travail. Un salarié l’illustre pour ce qui est des centres d’appels: «On est les uns sur les autres, tout juste isolés par un paravent, avec le bruit des sonneries et des communications… Ils ne veulent pas acheter de casques décents. On entend mal, ça grésille, ça coupe. Et nous avons un seul fax pour 150 ! On est chez les fous.» Le délégué de SUD, Jean-Paul Portello, insiste sur un point: «Avec la réaction massive, collective et solidaire, l’espoir renaît.»
En date du 1er octobre, sur le site Mediapart, Sylvie Zucca, psychiatre et auteure de l’ouvrage Je vous salis ma rue, clinique de la désocialisation (Stock 2007), écrit:
«Dans les entreprises, la menace de l'éjection de l'univers professionnel, du chômage, du spectre de l'exclusion et de l'inutilité sociale, est plus vive que jamais, largement entretenue par une médiatisation qui surfe sur cette angoisse diffuse.
Cette ambiance amène avec elle tout un cortège de malaises, d'intensités variables, qui accompagnent cette dévalorisation humaine dans son premier stade: l'humiliation, la honte, l'épuisement, la surcharge professionnelle («burning out»), puis, dans un second temps, la dépression profonde, l'isolement, la peur, le repli, et bien souvent l'alcool.
La peur, notamment, est ces temps-ci un vecteur incroyablement fort de silence, d'isolement, de non-solidarité («s'il est viré, c'est que moi je ne le suis pas encore»). Et comme aucun champ n'est épargné par cette peur – ni le champ privé, avec son taux de précarisations de toutes sortes qui ne cessent de grimper; ni le champ social avec son taux de licenciements, ses crises économiques, ses menaces planétaires –, il est aujourd'hui, en France, évident que le tissu de solidarité spontanée ne fait pas suffisamment office de filet de protection. A sa place, notamment dans les entreprises, se développe chaque jour une compétitivité accrue par les risques de délocalisation, de crise économique, que l'on fait miroiter chaque jour aux employés et cadres, à tort ou à raison.
Un des effets le pire de cet état des lieux est la démotivation au travail, dont seuls les plus caustiques et ou joueurs semblent être protégés, contrairement à ceux qui s'accrochent à l'idée d'une valeur de leur travail – osons dire de leur métier. Et parmi la population de la rue que j'ai pu rencontrer, nombre n'ont pas supporté à un moment de leur vie l'éviction d'un travail, d'un foyer, et se sont retrouvés affublés d'une identité privative «sans travail», «sans domicile», avant de plonger dans l'irrémédiable d'une survie au jour le jour.
Nous vivons actuellement dans un monde fou, plein de paradoxes qui ne se disent pas, de contradictions indécodables, d'aberrations: le monde du travail est de plus en plus cruel, qui trie, jette, avec des méthodes engendrant des pressions qui vont jouer d'autant plus fort sur la personnalité de l'individu que le collectif ne fait plus garant de partage, ni de culture syndicale et encore moins historique.»
Cette approche renvoie à la transformation profonde et nécessaire des syndicats en France et ailleurs. Le besoin de syndicalisme existe, il se traduit dans de nombreuses enquêtes. Le Centre d’études de l’emploi, dans sa Lettre de septembre 2009 consacrée à «Ce que représentent les syndicats en entreprise», écrit: «S’appuyant le plus souvent sur une base étroite et ayant du mal à entretenir un lien continu avec l’ensemble des salariés, les syndicats ont vu ces dernières années leur position de plus en plus fragilisée et leur représentativité remise en question.» La question est complexe. Examiner de près les expériences fort diverses de luttes, de réactions, de ras-le-bol, de rejets, d’occupations d’entreprises face à des fermetures… fournit des indications sur la (re)naissance d’un syndicalisme de classe face à une autre voie: celle de l’institutionnalisation pour la gestion «du moins pire», ou dit brutalement l’adaptation ouatée à la gestion managériale dite par le stress, dont l’origine très concrète est donnée dans les chiffres cités ci-dessus par Ivan du Roy. (Réd.)
(2 octobre 2009)
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