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Sarkozy, son fan-club helvétique
et le danger occulté de Bayrou

Charles-André Udry

Une personnalité helvétique, moins connue que Nicolas Sarkozy, l’admire, à en frémir. Il «descend à Paris» pour reprendre une formule de son canton: le Valais afin d’assister, le 14 janvier 2007, au Congrès de l’UMP (Union pour la majorité).

Un show ayant coûté 3 millions d’euros (4,8 millions de CHF) dans le seul but d’adouber le ministre de l’Intérieur français comme candidat à l’élection présidentielle. Une élection avec 98,1% des votes. Le quotidien économique Les Echos, du 15 janvier 2007, écrit: c’est un «score quasi soviétique» dont on retiendra la «démonstration de force». Le second quotidien économique français, La Tribune, avec doigté, relève que chez «l’homme pressé de la politique française», «les idées se bousculent; pas un problème dans ce pays pour lequel il n'ait imaginé une solution». Et de conclure que «Nicolas Sarkozy a réussi le double exploit d'être le personnage le plus médiatisé de l'univers politique et le plus mal aimé. Un handicap sérieux».

Vraiment, sans complexes …

Qui est donc cet Helvète voyageur ? C’est le vice-président, depuis mai 2006, du Parti radical démocratique suisse (PRDS), le parti historique, en déclin, de la banque et de l’industrie suisses: Léonard Bender. 

A cette occasion, la TSR (Télévision suisse romande)  a expliqué: «Le vice-président du parti radical est un fervent admirateur de Nicolas Sarkozy. Il avait déjà mené la délégation des radicaux suisses à Paris, lorsque ce dernier était devenu président de l'UMP, l'an passé. Double national, le Valaisan a également sa carte de parti UMP

Aux questions du présentateur du TJ de la TSR1, Léonard Bender affirme: «Ce qui m’a impressionné aujourd’hui, ce qui va rester de cette grande journée de rassemblement, c’est que nous avons déjà un discours de deuxième tour. Tous les Français ont en mémoire qu’un candidat d’extrême-droite était qualifié pour le deuxième tour, il y a cinq ans. Ce n’était pas bien. C’était un peu honteux d’une certaine manière par rapport à ce que la France peut représenter en termes de valeurs démocratiques. Aujourd’hui, je crois qu’il y aura un vote utile à gauche [pour Ségolène Royal] ; probablement aussi pour la droite. Ce qui montre que les Français ont pris la mesure de ce qui se passe dans le pays. C’étaient les prolégomènes du deuxième tour du 6 mai 2007.»

Puis le journaliste lui pose une question portant sur sa «fascination pour Sarkozy». Léonard Bender confesse: «Je suis membre passif de l’UMP. J’ai mes cotisations à jour. J’ai donc pu cliquer Nicolas Sarkozy. Ce que j’aime, c’est son énergie, cette décomplexion (sic) du discours de la droite, de ses valeurs de travail, d’effort, de mérite. Je crois qu’il a décomplexé la droite républicaine. A cet égard, il rend un grand service, y compris dans les thématiques européennes.»

Un «pétainisme» néo-libéral pour le XXIe siècle

Léonard Bender ne croyait pas si bien dire. Face à la montée, dans les sondages, de l’UDF (Union pour la démocratie française, crée en 1978 par Valéry Giscard d’Estaing ; en 1998 Bayrou en prend la tête ; il disposait dès 1995 de Force Démocrate) de François Bayrou, Nicolas Sakozy reprend un thème qui lui est cher: celui de l’immigration. Il enfonce le clou. Jeudi 8 mars 2007, sur  France 2, il lance la proposition de créer une «Ministère de l’immigration et de l’identité nationale».

Au moment où il propose de réduire à quinze les ministères, on pourrait se poser la question: pourquoi créer celui-là ? Un apprenti de la lexicographie politique aura toutefois de suite compris que là n’est pas la question. Elle réside ailleurs. Dans le seul fait d’accoler le terme «immigration» à celui «d’identité nationale», Sarkozy laisse entendre que les immigré·e·s détruisent «l’identité nationale».

Cette notion «d’identité nationale» ne peut que renvoyer à des référents fleurant soit les années 1930 et le terreau de la droite nationale de choc, soit à des communautarismes ou à des constructions politico-religieuses, comme l’a fait une partie du clan Bush, admiré par Sarkozy.

D’ailleurs, Alain-Gérard Slama – le chroniqueur, libéral de droite, professant à l’Institut des sciences politiques de Paris (IEP), éditorialiste au Figaro et à l’hebdomadaire Le Point ainsi qu’à France culture,tous  les matins – a été contraint d’avouer , le lundi 12 mars 2007, que la qualification de ce ministère «sentait le pétainisme».

Or, Slama s’évertue à dénoncer les grévistes et la «gauche archaïque», comme Bender, mais avec quelques connaissances supplémentaires. Dans le Figaro Magazine, du 6 juin 2003, A.-G. Slama se demandait même si les manifestations altermondialistes contre les G8 – la prochaine se fera à Rostock (Allemagne) le 2 juin 2007 –  n’autorisaient pas à poser la question: «Que veulent les ONG ?». Après avoir dénoncé la «violence de l’offensive de certains mouvements, tel Attac», notre chroniqueur répondait: «On est fondé à se demander si l’on n’assiste pas à une tentative de soviétisation du monde.» Rien de moins !.

Toutefois, l’auteur du récent ouvrage, Le siècle de Monsieur Pétain. Essai sur la passion identitaire (Librairie académique Perrin, 2005) ne pouvait digérer – ne serait-ce qu’à cause de son histoire personnelle – ce genre l’accolade sarkozienne: «immigration-identité nationale», sans parler de «la valeur travail» et de «la famille». 

Le 20 mars 2005, Sakozy sur France 2, lors du TJ, déclarait «Le travail libère l’individu (…) Le travail est une valeur de libération.» Le travail en tant que tel ? Dans les conditions présentes d’exploitation, de non-emprise sur son déroulement, de sa précarisation, le travail sur appel, le travail wal-martisé ?

En réalité, tout ce discours empeste un pétainisme néo-libéral début XXIe siècle, avec cette dose d’autoritarisme qui se marie bien avec l’illusionnisme rassurant – dans un contexte social anxiogène – créé par le message rabâché (ainsi que la gestuelle) de quelqu’un qui semble savoir, sans l’ombre d’un doute, où il va et où «la France doit aller».

Bender rend hommage à Sarkozy sur sa politique d’immigration

La vaste culture de Léonard Bender – qui fait dans le style hâbleur d’un revendeur d’abricots, tous de premier choix, par définition – ne l’a pas conduit à saisir cet aspect, de plus en plus prononcé, du discours de Sarkozy. Ou, alors, il l’a absorbé comme relevant d’un propos tout à fait normalisé et intégré par ce radical helvétique, aux racines valaisannes, qui veut «revivifier» un radicalisme mis en difficulté par la droite nationaliste de l’UDC(Union démocratique du centre)de Christoph Blocher. Il y aurait là, d’ailleurs, une certaine analogie avec la concurrence du FN (Font national) de Le Pen face à l’UMP de Sarkozy pour «obtenir des parts de marché» de l’électorat.

La «valeur travail», «la valeur mérite» est certes le discours à la mode du Capital qui, pour reprendre une formule de Galbraith, pense que les «difficultés économiques existent parce que les riches ne sont pas assez riches et les pauvres ne sont pas assez pauvres.»

De plus, n’oublions pas que le Valais a été une terre d’exil pour les pétainistes dans l’après-seconde guerre mondiale, pour les membres de l’OAS (Organisation de l’Armée secrète) qui défendait «l’Algérie française» après 1962-1963. Ce canton offrit également refuge à l’intégriste catholique Monseigneur Lefebvre, qui y créa la «Fraternité saint Pie X», dans la région (Martigny-Saxon) d’où vient «notre» radical, un radical qui, normalement, ne fait pas dans le cléricalisme ! Léonard Bender n’est peut-être pas au courant du catholicisme historique de la famille hongroise et aristocrate Sarkozy: Nicolas, Paul, Stéphane Sarközy de Nagy-Bocsa de son nom).

Le vice président radical valaisan (ou l’inverse) du fan-club de Nicolas Sarkozy n’a pas surtout pas manqué de rendre hommage à la politique de Sarkozy en matière d’immigration. Il le fit, lors un débat avec l’ancienne conseillère fédérale Ruth Dreiffus, sur France Culture, le lundi 12 mars 2007 à midi. Débat organisé à l’occasion du Festival International du Film sur les Droits Humains qui se tient à Genève.

Rappel: il y a la qualification attribuée au ministère proposé en cas de victoire, il y a surtout la politique menée et celle présentée par Sarkozy: le regroupement familial après contrôle dans le pays d’origine ; les quotas ; les centres de rétention ; le harcèlement policier, les multiples scandales dans les prisons, etc. Tout cela est disposé sous la bannière d’une «une politique de migration choisie et non subie».

Léonard Bender, membre passif de l’UMP et hyperactif du PRDS, s’exclame, le 12 mars 2007, pour prendre la défense son maître: «Je crois que la politique de Nicolas Sarkosy d’immigration concertée (sic !) et d’intégration réussie (sic) c’est quelque chose qui prend la mesure concrète de ce qui se passe dans un pays. Nous devons maîtriser l’immigration pour réussir l’intégration.» [1].

Tout et son contraire

Comme son patron, Léonard Bender dit tout et son contraire (voir son blog). Mais, lui, à la différence de Sarkozy, n’a pas à sa disposition la plume d’Henri Guaino. Ce dernier fut l’un des inventeurs – avec Dominique Todd – de la «fracture sociale» utilisée par Chirac à l’occasion de la campagne pour son premier mandat présidentiel en 1995.

D’où l’apparition subite de Blum et Jaurès dans les discours de Sarkozy, cet ancien maire, de 1983 à 2002, de la commune la plus riche de France: Neuilly-sur-Seine !

Il est vrai que les quelques références à Blum et Jaurès n’effacent pas le véritable langage «décomplexé» de Nicolas S.: la «racaille» à nettoyer au «Karcher» pour les jeunes des banlieues ; les «assistés» et «ceux qui se lèvent tard» pour les chômeurs, les chômeuses ou les personnes touchant le RMI (du Bender et Blocher, à la fois) ; les «braillards» pour les syndicalistes, etc.

Signe plus distinctif: les livres de Sarkozy, en Italie, sont tous préfacés par l’ancien du MSI (Mouvement social italien, fasciste), Gianfranco Fini, actuel dirigeant de l’Alliance nationale (AN). L’AN a conservé le logo: une flamme tricolore aux couleurs de l’Italie. Le Front national (FN) de Le Pen a repris ce logo, mis aux couleurs de la France.

Sarkosy, en chassant sur les terres de Le Pen, risque bien de récolter moins de voix qu’il ne pense. L’ensemble des couches populaires votant Le Pen ne sont pas, nécessairement, en syntonie avec le représentant «des riches de Neuilly-sur-Seine».

Le danger dépolitisant de Bayrou

Si Léonard Bender avait compris de suite – quelle intuition chez ce fanfaron –– que Sarkosy avait fait un discours de second tour le 14 janvier 2007, il doit déchanter quelque peu depuis.

Un troisième homme inquiète le tenant du deuxième tour: un «vrai français», issu de Béarn, de formation littéraire, catholique, aux racines paysannes – une sorte de PDC (Parti démocrate chrétien) valaisan, avec une touche de chrétien-social. Il creuse son trou ou perce dans les sondages: François Bayrou.

Certains PDC valaisans doivent regarder ce cirque électoral avec un léger sourire ironique, suite aux émois du radical Bender.

Mais Bayrou, à l’allure brave, est un tenant du «ni droite, ni gauche». C’est une manière sournoise de dénier l’affrontement social, violent, à l’œuvre en France. C’est une façon de répondre aux attentes de ceux qui craignent Sarkozy (ou le détestent) et manifestent une anxiété, justifiée, face aux effets de la «mondialisation du capital» et des politiques de restauration conservatrices, autoritaires, qualifiées de néo-libérales.

Bayrou s’adresse à l’électorat volatil des dites classes moyennes: en fait les salarié·e·s encore un peu stables qui craignent pour leur avenir, qui sont sous le choc (inattendu dans sa violence et son rythme) de la compression des revenus, qui se font du souci pour les études ou l’emploi de leurs enfants, comme d’un futur de plus en plus incertain dans «ce monde qui change si vite». Ils peuvent se reconnaître dans «la droite» ou «la gauche», mais les gouvernements de «droite» et de «gauche» ont suscité une déception, en étroit rapport non seulement avec les «promesses électorales» non-tenues, mais avec des espoirs difficiles à formuler, pour eux, en termes de praxis sociale.

Bayrou en jouant la carte du centre aboutit à neutraliser, paralyser l’expression politique de la crise sociale, du conflit entre classes, constitutif d’une effective démocratie. D’ailleurs, cet affrontement trouve difficilement à se traduire sur le terrain institutionnel, dans le cadre de la configuration américanisée des élections présidentielles.

Observateur passif du spectacle électoralo-télévisé, l’électeur et l’électrice individualisé·e se trouve dans une position de reproduction non pas d’une action collective (même limitée), mais d’une stratégie individuelle, pour «s’en sortir». Cela, sur un mode similaire aux efforts qu’ils/elle doit consentir pour faire face, seul, à la réorganisation permanente des conditions de travail, aux difficultés de logement, à la jungle des assurances complémentaires, aux crèches qui manquent, au système de santé dégradé, etc. A tous les aspects de la «vie quotidienne», selon la vision futuriste d’Henri Lefebvre. A ce statut de travailleur-consommateur, qui doit travailler pour consommer: se déplacer en voiture vers les grandes surfaces ; payer l’essence et se faire voler du temps dit libre ; charger son chariot, puis sa voiture ; bientôt scanner lui-même les codes-barres  des produits ; trouver la meilleure combine, les meilleures actions-prix en vue de finir le mois ou de se payer des vacances, ou d’acheter une nouvelle voiture.

S’il réussit à maintenir sa position, telle que donnée actuellement par les sondages, dans l’électorat – ce qui est difficile face à la machine, au sens américain, partidaire de Sarkozy – François Bayrou va participer à  dépolitiser le débat social et économique, à l’aseptiser.

Il le place sur un terrain faussement moralisant – «l’homme honnête», ce qu’il est peut-être – et de la compétence technique. L’opération «centriste»  aboutit à un déni trompeur des forces contradictoires qui se heurtent dans les tréfonds de la société capitaliste française et se reflètent jusque dans la crise institutionnelle de la Ve République, instaurée par de Gaulle en 1958.

De la sorte, Bayrou apporte un soutien à une fraction des élites et du Capital qui ne veulent pas l’aventure avec Sarkozy. Ce segment est symbolisé par Jean Peyrelevade, ancien directeur du Crédit Lyonnais. Il est l’auteur de l’ouvrage Le capitalisme total (Le Seuil, collection la République des idées, 2005) ou encore Du gouvernement d’entreprise. Les principes incertains d’un nouveau pouvoir (Ed. Economica 1999). Si incertains, que Jean Peyrelevade a dû affronter la Justice américaine pour l’achat, conseillé par le Crédit Lyonnais au grand capitaliste français François Pinault, de l’assureur américain Executive Life. Tout cela se termina par un milliard de dollars payés par les contribuables vivant en France (voir Seul face à la Justice américaine. Toute la vérité sur Executive Life par Jean Peyrelevade, Plon 2006). La

Ces secteurs du capital qui soutiennent Bayrou – ou qui mettent des œufs dans deux ou trois paniers – joueront la carte des «compétences techniques» pour faire passer des contre-réformes, avec moins de secousses. A l’instar de Prodi en Italie. Néanmoins, Bayrou, comme Prodi, en cas d’une hypothétique victoire, aurait aussi la difficile tâche de disposer d’une majorité parlementaire stable en juin. Voilà un facteur d’instabilité que beaucoup parmi les élites dirigeantes et les couches dominantes n’apprécient pas: l’investissement à besoin de stabilité. Ce qui peut les conduire à soutenir plus nettement Sarkozy, même si ce dernier apparaît trop impulsif. C’est d’ailleurs ce que les grands médias privés français – tous liés à l’armement ou aux grands travaux –  ont fait jusqu’à maintenant, en portant à bout de bras Nicolas.

Une surprise ?

Trois cartes politico-élecorales se trouvent dans le jeu du Capital en France: Sarkosy, Bayrou et Ségolène Royal. Cette dernière appuyée par Strauss Kahn et Fabius, deux amis des banquiers et industriels . Fabius, avec l’aide d’Henri Weber, a cependant mieux saisi la gravité de la crise sociale en France. Ce sont des ressources dont peu disposer Ségolène Royal pour essayer de tenir les deux bouts de la chaîne: faire voter Royal à un électorat qui semblait initialement assez conquis, mais devient hésitat et trouver la recette magique pour créer la différence avec Bayrou, sur le fond, sur le «programme». Tâche difficile: car elle n’existe pas.

La banquise sociale et politique craque en France ; la mutation climatique trouve dans ce pays son expression sociétale. La surprise n’est pas à exclure. Elle ne viendra pas de la «gauche radicale», ni de l’actuel minable PCF de Marie-George Buffet.

Ce parti, soucieux d’un accord avec le PS, aurait pu se désarticuler face à une gauche radicale offensive, mettant l’unité d’action en liaison avec les luttes multiples, même si elles sont dispersées. Une dispersion liée aux orientations de faibles appareils syndicaux inféodés à la stratégie «de gouvernement» du PS et du PC et, y compris, aux «ouvertures» illusoires proposées par le MEDEF (organisation patronale) de Laurence Parisot.

Cet éparpillement des combats sociaux révèle également les effets socio-psychologiques produits des expériences cumulées de «petites défaites». Ainsi que le sentiment répandu que les «petites questions» et les «grandes» se posent simultanément. Ce qui place la barre très haut, pour toute riposte efficace.

Cette situation aurait dû imposer à la gauche radicale de donner la priorité pratique à toutes les initiatives pouvant permettre de consolider, à moyen terme, des réseaux militants effectifs, pluriels, qui assurent un appui aux mouvements d’en bas. Le souci de «visibilité» institutionnelle a fait des diverses organisations de la «gauche radicale» un facteur qui semble aller à l’encontre d’une pratique unitaire de luttes existant dans la société (comités, collectifs de luttes, associations liées à des batailles sectorielles mais tendant vers le «général», etc.). Ces luttes sont pourtant «branchées» sur le sociopolitique – et non plus strictement sur le social, en tant que tel. Mais, elles doivent mûrir cette expérience, assurer que l’accumulation s’effectue sur la durée. Ce qui est le rôle essentiel d’organisations politiques de la gauche de gauche qui prétendent agir socialement et politiquement.

Ce n’est, malheureusement, pas le cas. Ce qui est, certainement, un élément propre à cette longue période de renaissance d’une expression politique effective et plus large des affrontements de classes qui deviendront plus durs encore. Ce renouveau sera différent d’une répétition, même si des facteurs de continuité substantielle s’exprimeront. Pour l’heure ce renouveau reste hésitant et, relativement, marginal.

La surprise peut venir de la droite dure, de Le Pen. «Tout est possible», mais à droite (dans ses «nuances» diverses) ou au centre social-libéral. Espérons que les non-choix de la gauche radicale française n’aboutissent pas à la répétition d’un vote pour Chirac, comme en 2002 ; sans parler de l’adoubement institutionnel de Ségolène Royal, le 7 mai, pour «assurer sa victoire».

Sous un autre angle, Alain Bihr dans l’article qui suit, aborde le problème plus général des élections et de l’hégémonie bourgeoise.

1. A ce propos le langage sur l’intégration fait fi d’une réalité élémentaire: la très large majorité des immigré·e·s sont des salari·e·s ; pour le gauche radicale et, y compris, des secteurs syndicaux, la priorité est à leur intégration dans les structures diverses traduisant leurs besoins de se défendre comme salarié·e·s, avec l’ensemble des droits qui doivent y être attachés. Il ne s’agit pas de multiculturalisme, mais d’interculturalisme, c’est-à-dire d’échanges actifs permettant de souder une communauté de classe, avec toutes les difficultés que l’on sait, donnant naissance à un nouveau «mouvement ouvrier», celui de la période de mondialisation de plus en plus achevée du Capital.

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LA FORMULE SARKOZY

Alain Bihr *

Parmi les problèmes qui se posent en permanence à la bourgeoisie en tant que classe dominante, le moindre n’est pas celui de parvenir à faire accepter sa domination par celles et ceux mêmes sur lesquels et au détriment desquels elle s’exerce. La campagne électorale de Sarkozy, notamment les thèmes qu’il y privilégie, illustre les conditions particulières sous lesquelles ce problème se pose aujourd’hui ainsi que la manière dont les représentants attitrés de la bourgeoisie tendent de le résoudre sur la scène politique.

L’hégémonie bourgeoisie

Nul pouvoir ne peut jamais reposer sur la seule et la pure contrainte, encore moins sur la seule violence. D’une part, la seule contrainte ne parvient qu’à des résultats médiocres: les volontés qu’elle soumet restent au mieux de mauvaises volontés, dont le dominant ne peut espérer qu’une piètre collaboration aux buts qui leur sont imposés et dont il a constamment à craindre qu’elles ne profitent de la moindre défaillance pour se révolter. D’autre part et surtout, la contrainte et plus encore la violence sont coûteuses de tout point de vue: elles nécessitent l’entretien de lourds appareils de surveillance, d’encadrement, de répression,  dont la loyauté n’est jamais certaine non plus, tandis qu’elles font constamment apparaître le pouvoir dans son essence oppressive. Tout pouvoir cherche donc les moyens de se faire obéir de ses sujets en obtenant d’eux qu’ils consentent à lui obéir parce qu’ils jugent que l’ordre né de l’exercice de ce pouvoir ou que celui-ci est, selon le cas, nécessaire, juste et bon ou, tout simplement, profitable pour eux-mêmes, à un titre ou à un autre.

Ce qui vient d’être dit du pouvoir en général vaut tout aussi bien pour la domination bourgeoise en particulier. Le marxiste italien Antonio Gramsci (1891-1937) a dénommé hégémonie cette capacité de la bourgeoisie à convaincre les membres des autres classes sociales à consentir à sa domination. Les voies et les moyens par laquelle s’obtient l’hégémonie sont évidemment multiples. Il n’est pas question de les évoquer ici tous, encore moins de les analyser en détail. Disons simplement qu’ils ne se réduisent pas seulement à la production et à la diffusion de l’idéologie de la classe dominante de manière à ce que celle-ci devienne l’idéologie dominante: de manière qu’elle impose aux autres classes sociales, en affaiblissant ou corrompant leurs idéologies propres, un système de représentations qui légitime son pouvoir, c’est-à-dire les rapports sociaux de production, de propriété, de classes, entre gouvernants et gouvernants, etc., sur lesquels ce pouvoir repose en définitive. Plus exactement, si l’hégémonie revient bien en définitive à l’imposition de l’idéologie dominante, il reste à expliquer comment (par quels moyens et par quelles voies) cette idéologie s’impose.

Parmi ces voies et moyens, il en est un qui mérite une attention particulière: c’est l’Etat démocratique et le fétichisme dont il fait l’objet. Il faut comprendre par là l’apparence et la croyance en ce que l’Etat serait un organe neutre placé au-dessus de toutes les classes sociales et de leurs luttes, une sorte d’arbitre extérieur chargé de réglementer ces dernières dans le but de faire valoir et d’imposer l’intérêt général de la société. Alors que toute l’expérience historique nous enseigne que l’Etat, même démocratique, est partout et toujours un appareil destiné à assurer la reproduction des conditions générales de la domination bourgeoise, y compris et surtout quand celle-ci implique de prendre en compte une partie des intérêts de certaines classes dominées.

Cette apparence et croyance fétichistes reposent notamment sur le fait que, dans le cadre d’un Etat démocratique, les gouvernants sont placés en principe sous le contrôle des représentants du peuple (au sens de la communauté des citoyens), librement désignés par ce dernier. Si bien que, par leur intermédiaire, il semble que, selon la formule consacrée, le gouvernement s’effectue par le peuple et pour le peuple. Issu de la volonté générale (ou du moins majoritaire), il est censé ne pouvoir s’exercer que dans le sens de l’intérêt général (ou du moins du plus grand nombre).

Sur la scène politique, l’hégémonie exige donc que la bourgeoisie parvienne à s’assurer constamment une majorité parlementaire qui soit au service de ses intérêts les plus fondamentaux ou qui, du moins, soit le moins hostilement disposée à leurs égards. La conquête et la préservation d’une telle majorité parlementaire passent par le fait de parvenir à convaincre une majorité d’électeurs d’apporter leurs suffrages aux formations politiques (aux partis) qui s’associeront pour gouverner en définitive en faveur des intérêts fondamentaux de la bourgeoisie. Et cette majorité d’électeurs est nécessairement majoritairement composée de membres d’autres classes sociales que la bourgeoise, y compris de celles qui vont se trouver victimes des politiques favorables aux intérêts de cette dernière, politiques qui auront pourtant été mises en œuvre par leurs propres représentants.

En somme, sur la scène politique, l’hégémonie bourgeoise se présente de la manière la plus radicale en même temps que la plus énigmatique qui soit. Une infime minorité sociale (la bourgeoisie) parvient à s’assurer le soutien d’une majorité politique (une majorité d’électeurs) pour la mise en œuvre des mesures qui lui seront en définitive défavorables. On ne saurait mieux dire que l’hégémonie est fondamentalement une affaire de tromperie et d’illusion, une des formes sous lesquelles le pouvoir, sans rien abandonner de la contrainte qu’il suppose, reçoit le renfort de la ruse. Comment un tel jeu de dupes est-il possible ?

Néolibéralisme, (in)sécuritarisme, communautarisme

L’analyse des idées forces de la campagne électorale actuellement menée par Sarkozy permet de répondre, en partie, à la question, dans le contexte de la phase actuelle de développement du capitalisme et de l’état du rapport de forces dans la lutte des classes. Il permet de comprendre la cohérence entre ces différentes idées, a priori assez hétérogènes pour ne pas dire contradictoire.

Il est à peine besoin de rappeler que, dans le contexte qui vient d’être évoqué, le néolibéralisme est non seulement l’idéologie sous laquelle l’ensemble des fractions et couches de la bourgeoisie peut se rassembler, en France comme à l’étranger. Aussi fournit-il logiquement l’armature du programme économique et social du candidat de l’UMP, lequel a déjà annoncé que, au cas où il serait élu, non seulement il poursuivrait mais encore il amplifierait et accélérerait la vague des «réformes» néolibérales destinées à renforcer le pouvoir du capital et à laminer davantage encore ce qui reste des conquêtes antérieures du salariat en matière de droit du travail et de protection sociale. Sans compter, pour faire bonne mesure, quelques nouveaux cadeaux fiscaux destinés à alléger la contribution déjà réduite des grandes fortunes et des milieux aisés au financement des dépenses publiques.

L’assurance avec laquelle de pareilles mesures sont avancées, le cynisme même qui préside à leur étalage, sont a priori étonnants. Car c’est peu dire que de pareilles mesures ou perspectives risquent d’être impopulaires, c’est-à-dire de lui aliéner le soutien des électeurs des classes populaires, sans lesquels pourtant il ne peut espérer être élu. Parier sur le seul vote en sa faveur des suffrages de Neuilly, Auteuil et Passy, qui lui sont acquis, serait suicidaire: comme pour les autres candidats, la route menant au perron de l’Elysée passe pour Sarkosy par les urnes des quartiers populaires. Comment peut-il espérer rallier à lui les suffrages des millions de salariés pour qui son programme néolibéral est synonyme de baisse relative voire absolu du pouvoir d’achat, de précarisation accrue de leurs conditions d’emploi, de durcissement de leurs conditions de travail et plus généralement d’existence (par exemple de logement), de rétrécissement de leur horizon temporel pour eux-mêmes et plus encore pour leurs enfants, etc. ? Autrement dit, comment Sarkozy peut-il vendre aux couches populaires une politique néolibérale fondamentalement impopulaire ?

En fait, il espère trouver la solution de cette contradiction dans l’articulation de sa thématique libérale avec ses deux autres thèmes de prédilection de son discours et de son programme. A commencer par sa thématique (in)sécuritaire, qu’il ne s’est pas privé d’exploiter au cours des dernières années en tant que ministère de l’Intérieur. La manœuvre est particulièrement habile de sa part. Le sentiment d’insécurité que font naître au sein des classes populaires la précarisation et l’appauvrissement généralisés générés par les politiques néolibérales, autrement dit leur insécurité sociale grandissante, Sarkozy le détourne et le pervertit en le focalisant sur des effets particuliers et secondaires de cette même insécurité objective: le développement de l’inactivité professionnelle, de la petite délinquance, des trafics en tout genre au sein des certaines couches de la jeunesse populaire, dans des banlieues déshéritées au sein desquelles tous les effets de cette insécurité sociale s’accumulent précisément. En se proposant de les «nettoyer au Karcher» en les débarrassant de « la racaille» qui les peuple, le «premier flic de France» fait d’une pierre deux coups: d’une part, il désamorce le potentiel de révolte que leur insécurité objective et subjective grandissante tend à accumuler au sein des classes populaires, en le détournant des vrais responsables (ceux d’en haut) vers de faux coupables (ceux qui se trouvent tout en bas) ; d’autre part, en confortant leur ressentiment, il crée les conditions à la fois affectives et représentatives d’une adhésion de ces classes à sa propre politique. Qu’en cela, il ne fasse qu’imiter quelqu’un qui l’a largement devancé sur cette voie, en l’occurrence Jean-Marie Le Pen, cela ne fait pas de doute. La preuve en est que Sarkozy n’hésite pas non plus à utiliser l’autre thème favori de ce dernier, étroitement associé au précédent, l’immigration. Sa chasse aux «sans-papiers» n’a pas eu d’autre sens.

L’adhésion des classes populaires à sa politique, Sarkozy espère l’obtenir enfin par un dernier biais. On a moins prêté attention, ces dernières années, à ses prises de position sur les questions relatives à la religion, plus exactement à l’articulation entre religion et Etat laïque. Pourtant, que ce soit par la manière dont il a conduit, toujours en sa qualité de ministre de l’Intérieur, la mise en place des conseils consultatifs des communautés musulmanes, que ce soit par ses prises de position sur la nécessité qu’il y aurait à assouplir les règles de la laïcité, que ce soit encore par certaines de ces déclarations visant à remettre sur le tapis la question du financement public des écoles privées, ou encore par l’expression répétée de son hostilité à l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, etc., il apparaît clairement que, comme bien d’autres,  Sarkozy n’est pas exempt de certaines tentations communautaristes (au sens d’une valorisation du repli de chaque communauté religieuse sur elle-même). Au demeurant, cela peut se comprendre: ce chaud partisan de la transnationalisation néolibérale serait malvenu et mal à l’aise de fétichiser la communauté nationale ; sur ce plan, il lui est difficile d’emboîter le pas à un Le Pen. Ne reste plus guère alors de voie que la religion pour tenter de faire communauté entre les différentes classes sociales, de fondre les classes populaires dans une illusoire communauté d’intérêts avec les classes possédantes. Même si l’exercice s’avère difficile et même périlleux dans un Etat de tradition laïque comme la France ; ce qui peut expliquer la sourdine que Sarkozy met à son antienne sur ce thème, relativement aux deux autres.

En somme, pour assurer l’hégémonie de la bourgeoise en France, dans les conditions actuelles, Sarkozy tente de réaliser une synthèse entre néolibéralisme, (in)sécuritarisme et communautarisme, en cherchant du même coup à amalgamer différents courants par ailleurs disjoints et même rivaux au sein de la droite française contemporaine: Sarkozy = Madelin + Le Pen + de Villiers. Que pareille synthèse, faisant appel aux maigres ingrédients même si les proportions peuvent en changer, puisse se retrouver dans d’autres expériences gouvernementales récentes – je pense en particulier à celle de Bush aux Etats-Unis, à celle de Berlusconi en Italie, à celle de Schüssel en Autriche, à celle des frères Kaczinski en Pologne, etc. – montre en même temps que cette synthèse n’a rien d’une invention française et encore moins sarkozyste. Elle exprime plus généralement les contraintes, les possibilités mais aussi les limites qui déterminent aujourd’hui la réalisation de l’hégémonie bourgeoise sur la scène politique.

* Alain Bihr est professeur de sociologie à l’Université de Franche-Comté. Il collabore régulièrement au Monde diplomatique. Il a publié en 2006, aux Editions Page deux, Lausanne, La Préhistoire du Capital. Le Monde diplomatique de novembre 2006 en a publié des bonnes feuilles en page 3.

(15 mars 2007)

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