France
Evacuation d'un camp de Roms à Mons-en-Baroeul, près de Lille, le 26 août 2010
La «figure des Roms» et la «nouvelle Europe»
Martin Olivera *
La Tribune de Genève du 12 octobre 2010 nous informait: «Nicolas Sarkozy atterrira-t-il au milieu du terrain réservé aux gens du voyage, situé à Rennaz? La place herbeuse a en tout cas été goudronnée afin de permettre aux hélicoptères de s’y poser. Cette base provisoire servira notamment à assurer la sécurité lors du Sommet de la francophonie qui aura lieu du 22 au 24 octobre à Montreux, en Suisse.»
Ironie helvétique – dans une bourgade de vieille villégiature pour l’aristocratie anglaise victorienne – ou sécuritaire, le gouvernement helvétique assure à Sarkozy – roi d’une francophonie coloniale et d’un français approximatif – la sécurité, au même titre où le Pape lui a prêté, tout dernièrement, des stocks-onctions (Réd).
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Selon Martin Olivera, Nicolas Sarkozy et Brice Hortefeux (ministre de l’Intérieur français) n'ont pas inventé du jour au lendemain le «problème rom».
A vrai dire, leurs déclarations estivales (août) ont mobilisé une rhétorique bien rodée tout au long des vingt dernières années, hors du champ politique. L’idée selon laquelle «les Roms» forment une minorité transnationale sans attache, constituée de millions de cas sociaux marginalisés depuis des siècles, est devenue un lieu commun des discours médiatique et populaire au cours des années 1990.
Le «débat» se contente depuis d’osciller entre une posture défensive de rejet («Éloignez ces gens que nous ne saurions intégrer…») et un parti pris militant humanitariste («Ce sont des Roms, il faut faire quelque chose pour eux…»), certains arrivant même à combiner les deux perspectives dans un habile mouvement d’équilibriste. Voir le titre exemplaire de la tribune de M. Lellouche (député UMP et responsable politique dite extérieure pour l’UMP de Sarkozy – Israël et les Roms !) dans Le Figaro: «Roms: la liberté de circuler, le devoir d’intégrer» (24/08/10).
Pris au piège dans cet interminable jeu de ping-pong, les individus et familles ainsi désignés – en particulier les Roms dits «migrants», en France ou ailleurs – ont bien du mal à se faire une place, alors même qu’ils ne manquent pas de ressources et sont loin d’être désocialisés… Orient contre Occident: une opposition symbolique bien ancrée
Si l’on s’extrait du contexte politique français et des instrumentalisations électoralistes qui l’anime aujourd’hui, l’émergence de cette «question rom» apparaît donc indissociable de la construction européenne et de l’élargissement à l’est, tout le monde en convient. L’Europe aurait «découvert» une tranche non négligeable de sa population relevant davantage du tiers-monde que de l’Occident moderne.
À noter que la chute du Mur (1989) joue ici le même rôle que la retraite ottomane dans le courant du XIXe siècle: à l’époque, nombre de voyageurs occidentaux (diplomates ou romanciers) s’horrifiaient de parcourir à l’est de Vienne des terres encore figées, selon eux, dans l’âge féodal.
Manière efficace de louer les lumières occidentales contre un Orient obscurantiste. On retrouve ce même processus symbolique (et le même vocabulaire descriptif) à l’œuvre dans les années 1990, plus particulièrement focalisé sur «les Roms», stigmates de cette «autre Europe» avant tout définie par défaut. C’est ainsi que le regard porté sur les anciens pays socialistes se trouve naturellement inscrit dans une vaste séquence historique censée expliquer leur «retard» de développement économique et social, depuis la fin du Moyen-Âge.
Aujourd’hui libérées des influences turques, russes et «communistes», ces terres devraient enfin finir par rejoindre l’ouest du continent dans la modernité et la démocratie libérale, au terme d’une «transition» plus ou moins longue – et douloureuse – selon les pays (car il y a de «bons» et de «mauvais élèves»).
Quel rôle la figure fantasmée «les Roms» peut-elle bien jouer dans ce contexte ? À mon sens, elle incarne un personnage indispensable: celui d’une altérité radicale, naturelle (la preuve: «Ils viennent d’Inde»…) et néanmoins familière, sur laquelle peut se fixer le paternalisme occidental afin de promouvoir ses vertus.
Hier porteurs d’une insupportable orientalité (à l’heure des constructions nationales au XIXe siècle), «les Roms» incarnent dorénavant les vestiges de ce que le communisme aurait engendré: des sociétés d’assistés, perpétuant eux-mêmes les mécanismes producteurs de leur pauvreté. «Les Roms», personnage de l’ordre néo-libéral
FMI, Banque Mondiale, PNUD, OSCE, Open Society Institute de du financier George Soros… tels sont les principaux diffuseurs de données sur la «question rom» depuis vingt ans, à l’aide de rapports statistiques abstrayant dès l’origine la diversité des situations locales pour nourrir l’image d’une minorité massivement marginalisée.
Adossés aux entreprises de «reconnaissance et promotion» des minorités menées par les institutions européennes (Conseil de l’Europe en tête) et diverses ONG, ces discours ont efficacement déconnecté «les Roms» des réalités historiques, sociales et culturelles européennes – ignorant au passage l’ensemble des avancées scientifiques depuis plus de trente ans sur la connaissance des groupes ainsi désignés.
Comme le montre le politologue Nicolas Guilhot: «ces nouvelles formes de mobilisation non gouvernementale, affichant tous les attributs de l’activisme moral, de l’internationalisme, apparemment à l’écoute des besoins réels, sont en même temps les vecteurs capillaires d’un véritable impérialisme symbolique», parfaitement imbriqué dans l’orthodoxie économique néo-libérale, le cas de l’Open Society Institute étant de ce point de vue exemplaire.
Aujourd’hui comme hier, cette philanthropie se nourrit de la rhétorique des droits de l’homme et de la démocratisation pour consolider l’ordre socio-économique, plutôt qu’elle ne l’interroge.
L’ethnicisation de la pauvreté et l’inscription de celle-ci dans une histoire multiséculaire de rejet permet d’oblitérer le prix payé par toutes les couches populaires des anciens pays «communistes» au cours de cette interminable «transition économique» – à ce titre on rappellera que le taux d’émigration parmi les Roms de Roumanie est tout à fait comparable au taux national de 10%. Plus de deux millions de Roumains ont fait le choix de l’émigration en Europe occidentale depuis les années 1990.
A l’autre extrémité du continent, la focalisation sur les «Roms migrants» en France (très peu nombreux, faut-il le rappeler ?) en tant qu’entité ethnico-délinquante problématique relègue à l’arrière-plan les difficultés structurelles auxquels ceux-ci, comme tous les précaires, sont brutalement confrontés: absence de politique de logement, secteur médico-social sans moyens subissant la pression de logiques gestionnaires et comptables, marché de l’emploi sinistré par la financiarisation de l’économie, etc.
À quand des sommets contre les inégalités socio-économiques en Europe ?
Deux «sommets européens pour les Roms» ont déjà eu lieu, tandis que l’U.E. encadre une «décennie pour l’inclusion des Roms – 2005-5015».
Ces événements médiatisés ont essentiellement servi à re-valider, dans l’opinion publique comme chez les hommes politiques, l’image d’une minorité homogène, quasiment in-intégrable.
Or ce ne sont pas «les Roms» qui auraient besoin d’une politique volontariste et coordonnée au niveau européen: une bonne partie des communautés tsiganes, à l’ouest comme à l’est, sont fort bien insérées dans leur environnement, de diverses manières, et ne demandent qu’à vivre leur vie sans être prisonnières d’une catégorisation univoque, imposée d’en haut.
Pour ceux, car il y en a, qui souffrent depuis vingt ans d’une relégation socio-économique grandissante, seules de réelles politiques sociales, fondées sur l’idée de redistribution, seraient à même d’améliorer leur condition. Rien ne sert en effet de lutter contre les discriminations ou d’invoquer l’«inclusion» lorsque c’est le système lui-même, tel qu’il fonctionne, qui produit ses marginaux et ethnicise la pauvreté.
Cette «question rom» serait-elle alors un objet transitionnel indispensable à nos démocraties libérales, tiraillées entre l’idéal d’humanisme originel et une réalité sociale toute différente, structurée par une organisation économique inégalitaire, voire ségrégative ?
De tels objets existent afin de ne pas sombrer totalement dans l’angoisse et l’impuissance lorsque s’effrite l’illusion d’omnipotence infantile: peu importe leur forme, leur couleur ou leur matière, il faut simplement qu’ils soient là, manipulables, pour devenir supports de réconfort dans une réalité angoissante. Il reste alors à souhaiter aux Roms et autres Tsiganes que les Gadjé se trouvent de nouveaux doudous… ou qu’ils assument enfin leurs contradictions et s’emploient à les résoudre.
* Martin Olivera est anthropologue et formateur en Seine-Saint-Denis; membre du réseau Urba-Rom; responsable du numéro d’Etudes tsiganes «Roms de Roumanie: la diversité méconnue» (2010)
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Post-scriptum
Pour rappel, Le Monde du 9 septembre 2010 écrivait: «La France est un des seuls pays d'Europe de l'Ouest à mener une politique de reconduite massive en Roumanie et en Bulgarie des Roms présents sur son territoire, qu'il s'agisse de retours volontaires ou non. Une politique vivement condamnée par le Parlement européen qui a voté, jeudi 9 septembre, une résolution qui demande de "suspendre immédiatement" les expulsions». Depuis lors, rien n’a changé, ni en France, ni en Italie, ni ailleurs.
Si ce n’est que l'actuel ministre italien de l'Intérieur, Roberto Maroni, dirigeant de la Ligue du Nord, déclare et répète qu’il est juste d’expulser les Roms – « ces «Noirs de l’Europe» , ce qui lui a valu une réponse du conservateur Washington Post – que «le gouvernement de Berlusconi sera plus dur que celui de Sakozy en la matière». (Réd.)
Roberto Maroni
(16 octobre 2010)
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