France
«Plus proche de Mai 68 que de décembre 95»
Entretien avec Henri Vacquin *
Les grandes confédérations syndicales ont lancé un mouvement de grèves reconductibles. Elles ont cédé à la pression de la base ?
Henri Vacquin: Essayons d’abord de situer le cadre. Les retraites, en soi, sont plus un prétexte et un symptôme lourd d’autre chose.
Dans ce conflit, on est dans une conjoncture plus large. La question de l’âge du départ à la retraite n’est pas nouvelle: souvenons-nous de ceux qui avaient des activités pénibles, à partir de 50-55 ans, dans la sidérurgie des années 80. Il y avait déjà de fortes disparités. Le fond du problème n’est donc pas l’âge de la retraite.
Le problème est pour les jeunes de moins de 25 ans qui sont au chômage et les plus de 55 ans qui sont poussés vers la sortie (cette année, il y a eu 350 000 licenciements conventionnels).
En fait, on a une majorité de l’opinion qui est pour la réforme, mais cette majorité la considère aussi comme injuste.
A réduire la réforme au problème financier du système ou au couperet de l’âge, on est à côté de la plaque… Le sujet, c’est l’emploi et la manière de le gérer depuis trente ans, comme la principale variable d’ajustement des entreprises. Les retraites servent de prétexte à la formulation de la colère.
Or, cela ne peut pas être dissocié de: la crise de 2008, où rien n’a changé depuis; la décrédibilisation de la politique; les affaires en cours − Bettencourt-Woerth, etc. C’est une colère à l’égard d’une forme d’ultra-libéralisme. On a une situation compliquée, très imprévisible et perverse: on crie contre les 65 ans, mais on est en fait dans le discrédit de l’ultra-libéralisme. La mutation du travail a été vécu dans un certain fatalisme et les affaires réveillent une colère morale.
Comment gérer cette «colère» du côté des syndicats ?
Après la manif du 24 juin, c’était quitte ou double. Les syndicats voulaient franchir le cap du mois d’août où un conflit social peut tranquillement s’enliser. Ils y sont parvenus en le rendant populaire. Dès le 7 septembre, ils étaient à nouveau dans la rue, alors que d’habitude, les manifs ont plutôt lieu en octobre.
Aujourd’hui, ce n’est plus une succession de manifs, mais un mouvement social qui est en cours, avec un ancrage populaire dans les régions.
Raymond Soubie [le conseiller social de l’Elysée, ndlr] et les autres ont sous-estimé ce mouvement. Leur position à tous (syndicats et gouvernement) est difficile, car il faut trouver une sortie à la colère.
Est-ce différent de décembre 1995 contre le plan Juppé ?
H.V La donne est différente, pour plusieurs raisons:
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l’unité syndicale existe, sous la pression de l’opinion;
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Soubie ne pourra pas jouer, comme d’autres l’ont fait avant lui − on se souvient de Nicole Notat sur les retraites −, sur une division CGT/CFDT.
Ce dernier point est capital, car les liens sont très forts entre les deux états-majors, ils ont porté ensemble la recomposition syndicale. Ils sont très liés.
Maintenant, quels sont les comportements de l’opinion ? C’est la clef de tout conflit. Elle est favorable au mouvement. Pourquoi ? Il y a une colère autour des injustices vécues dans le partage des efforts qui n’est pas satisfait.
On ne peut pas exclure une radicalisation du mouvement, car il est porté par une colère peu explicite mais profonde.
L’actualité joue un rôle dans cette colère…
Bien sûr. Je pense aux Roms depuis cet été, aux transgressions de la part de la police et aux affaires en tout genre. Tout cela alimente un climat.
Vous pensez que les syndicats peuvent être débordés par des mouvements plus radicaux ?
Je répondrai par une question: pourquoi les syndicats ne plongent pas dans une grève générale ? D’abord, parce que personne n’y croit plus. Ensuite, ils ont la trouille d’une déstabilisation de l’Etat et de la société. Ils sont donc très responsables.
C’est pour cela que ce mouvement me fait plus penser à 68 qu’à 95. En Mai 68, je n’ai jamais compris pourquoi les usines ont débrayé en suivant notre mouvement. La France a toujours eu une capacité à débrayer très imprévisible.
C’est donc une affaire de tradition sociale…
Il faut comprendre une chose: les gens de la SNCF ou de la RATP sont tranquilles avec leurs régimes spéciaux jusqu’en 2016. Mais l’ouverture du service public au grand capital les fait souffrir. Cela alimente leur attitude par rapport aux retraites. Ils sont directement concernés, avec une combativité latente.
Thibault a dit: «On agira en fonction de ce que les AG décideront.» La CGT joue une attitude démocratique, comme Sud-Solidaires. Pourquoi ? Parce que la solution, ce n’est pas forcément 48 heures de grève direct, ça peut être deux heures fin de poste. On peut faire chier le pays autant, avec moins de moyens. C’est un autre processus de mobilisation, une manière de dire: «Tu donnes à la retraite ce que tu peux.»
C’est exactement ce qui s’est passé le 23 septembre, j’ai pu le constater avec mon observatoire qui compte des chefs d’entreprise.
Quelles sont les marges de manoeuvre du gouvernement ?
Au mois de juillet, les patrons disaient: «Les retraites, c’est plié.» Depuis l’été, c’est différent, ils disent: «Avec les affaires, c’est devenu un problème sociétal.»
Le «père Soubie» a sous-estimé le potentiel de la grève. Le gouvernement a un peu discuté au début, puis le projet a été annoncé et il a coupé les contacts sans renouer la discussion.
Les syndicats, de leur côté, ont attendu septembre pour s’interroger sur Woerth et sa légitimité à conduire les négociations. Ce qui est très responsable de leur part.
A cela, vous ajoutez le jeu ridicule sur les chiffres des manifestants à chaque nouveau rendez-vous. Là, je ne suis pas sûr que le gouvernement n’ait pas commis une grosse erreur.
Quels scénarios de sortie de crise le gouvernement peut-il envisager ?
Pour l’instant, ils sont faibles, ces scénarios. Ils ont peur des jeunes, alors ils font un geste envers les jeunes par la voie du Sénat. Idem pour les femmes. Aujourd’hui, c’est la pénibilité qui est abordée. Mais jamais ils n’atteindront par ce biais le seuil symbolique où les gens se disent: «On a obtenu quelque chose.»
Je ne suis pas un anti-Sarkozy maladif (j’ai même voté pour lui en 2007, on me l’a assez reproché), mais il a voulu faire de cette réforme un marqueur politique. Il en sortira un sentiment d’amertume intéressant pour 2012.
Que penser de l’attitude de la gauche ? On a parfois l’impression que les partis laissent les enjeux politiques aux syndicats…
On critique les syndicats, mais que penser du silence de la gauche après la crise financière de 2008… Idem, en face, pour l’énorme silence patronal sur les retraites. C’est dangereux, car l’Etat a une fonction d’arbitre. S’il est identifié au patronat, ce n’est pas bon pour le climat social.
Il est trop tard pour le gouvernement ?
Le temps de retard est difficile à rattraper. Le gouvernement s’est trompé sur l’appréciation du mouvement et quand Ségolène [Royal, ndlr] dit qu’elle rétablira les 60 ans, personne n’y croit.
Comme en 68, il peut y avoir des violences ?
Je m’attends plus à des mini-implosions sociétales qu’à un grand conflit social. En 68, on était des boy scouts, très surpris d’entraîner tout le monde.
Au-delà de ça, c’est fini l’idée reçue selon laquelle la France n’est pas réformable. Ce qui est en jeu, c’est la manière de faire le partage des richesses et la manière de faire cette réforme.
Les jeunes semblent un peu apathiques vis-à-vis de ces enjeux…
Le problème n’est pas là. Les jeunes savent que l’avenir sera difficile, après cinq à six années de stages, même en étant à bac+4. Le fatalisme existe autant que chez les adultes.
Mais dans ce mouvement, rien n’empêche le déclic, type Jan Palach à Prague ou le Chinois face au char de la place Tian’Anmen. Il faut toujours un moment où la colère doit s’exprimer.
Diriez-vous, comme l’éditorial de Pierre Vianson-Ponté dans Le Monde avant Mai 68, que la «France s’ennuie» aujourd’hui ?
A chaque conflit, on me pose cette question, mais aujourd’hui, on ne me la pose plus. Il y a beaucoup de différences entre les deux époques:
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une présidence de la République mal incarnée (de Gaulle n’aurait pas dit «casse toi pov’con»);
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la gauche existait, même chez les gaullistes;
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on est dans l’inquiétude et dans l’incertitude aujourd’hui, ce n’était pas le cas dans les années 60.
Mais deux situations aussi différentes peuvent générer des événements similaires.
* Cet entretien a été publié le 14 octobre 2010 par le site Rue89. Henri Vacquin spécialiste des questions sociales. Entretien mené par David Servenay
(17 octobre 2010)
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