France

 

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«La conflictualité ne décline pas, elle se transforme»

Entretien avec Jean-Michel Denis *

Au moment où se développe un conflit social d’envergure en France, une question est souvent posée: ces grèves ne sont-elles pas une «exception» dans un contexte où les conflits auraient laissé la place à la «négociation» ou ne trouveraient plus les conditions de leur expression. Une réflexion plus générale est donc utile à ce propos. Des éléments sont fournis dans cet entretien à propos de la France.

De même, il sera nécessaire de faire le point sur des grèves telles que: celle menée par les infirmières en Finlande qui exigent une réelle augmentation de leur salaire (24% sur deux ans et demi) face à un patronat et à un gouvernement qui veulent les faire plier ; ou encore celle des conducteurs de locomotive en Allemagne qui demandent une revalorisation de leur salaire à hauteur de 31%. (Réd)

Les Français font de moins en moins la grève, est-ce la fin des conflits sociaux?

Non, la conflictualité ne décline pas en France, elle se transforme… Certes, la grève est moins utilisée : depuis la fin des années 70, la décrue est relativement continue, malgré quelques exceptions : les années 1995 et 2003, déjà marquées par des mouvements sur des questions de retraite, et 2006 avec le conflit sur le CPE (Contrat première embauche). Mais d’autres données relativisent cette tendance. Le nombre d’entreprises de plus de 20 salariés (hors secteur agricole) qui déclarent avoir fait face à un conflit est de plus en plus élevé : sur la période 1996-1998, une enquête quantitative du ministère de l’Emploi indique que 21 % des établissements ont connu au moins un conflit. La proportion est montée à 30% de 2002 à 2004.

Quelles formes prennent ces conflits ?

Outre les formes avec arrêt de travail (comme les débrayages), ce sont celles sans arrêt de travail qui progressent encore plus: manifestations, pétitions, grèves du zèle… Une forme de contestation a fortement augmenté: le refus d’heures supplémentaires, ce qui est cocasse dans cette période où on demande aux salariés de travailler plus pour gagner plus. La grève peut coûter cher à un salarié, surtout s’il n’a pas de statut d’emploi protégé. Un débrayage bien ciblé peut être tout aussi efficace qu’une journée de grève.

La grève aurait donc décliné pour laisser la place à d’autres formes de conflits plus épars ?

C’est globalement vrai. La réorganisation des entreprises, la mondialisation, la précarisation des statuts d’emploi ont modifié, sous la contrainte, les manières de porter les revendications. La grève était le conflit type du modèle fordiste, nous n’en sommes plus là. Mais la réalité est différente d’un secteur à l’autre. La grève se maintient, se renforce même, dans les secteurs à forte tradition de lutte, comme l’industrie ou les transports. Dans le commerce ou la construction, c’est au contraire les débrayages et les refus d’heures supplémentaires qui augmentent. La taille de l’entreprise a évidemment un impact sur les mobilisations. Plus l’entreprise est grande, plus les syndicats sont présents et les conflits nombreux (1). Ce qui ne veut évidemment pas dire qu’il y a moins de tensions dans les PME, mais les conflits sont plutôt de nature domestique : on les règle directement, sans médiation, de l’employeur au salarié. Les manifestations de mécontentement peuvent également y prendre la forme du retrait (absentéisme, démission, etc.) ou celui du conflit individuel via les prud’hommes.

Dans les sondages, la grève actuelle autour des régimes spéciaux est impopulaire…

Sur ce sujet, il faut être très précautionneux. Dans les enquêtes sur la perception des conflits, les grèves de cheminots, qui gênent le plus les usagers, arrivent toujours en queue de peloton. Parallèlement, la paralysie des transports touchant essentiellement les déplacements entre périphéries et centres-villes, elle frappe d’abord des salariés travaillant dans des secteurs (services, restauration, commerce…) où la grève, comme moyen d’action, ne constitue pas ou plus une réalité importante.

Si les grèves de deux jours et plus sont de plus en plus rares, à quoi sert la loi sur le service minimum ?

Soit le gouvernement n’a pas pris connaissance des études que l’on mène, soit c’est une mesure strictement idéologique ! Certes le secteur des transports est plus conflictuel que d’autres secteurs, mais cette loi tombe un peu à plat. Elle rend la grève un peu plus réglementée et contrainte, mais elle peut générer des effets pervers, en rendant la conflictualité plus diffuse, difficilement maîtrisable, voire plus radicale. Même si les chiffres ne confirment pas cette éventualité, comme on aurait pu le croire après le conflit Cellatex (2)

La grève aurait donc une utilité ?

Bien évidemment ! On a la mauvaise habitude de penser l’action collective comme un dysfonctionnement. On oppose toujours conflit et négociation. Or les établissements où l’on négocie beaucoup sont aussi des lieux de conflit. Croire qu’il suffirait de négocier plus pour éviter les conflits est un leurre. Il faut l’accepter: le conflit est une partie intégrante de l’organisation sociale. Il est stupide de vouloir à tout prix l’éradiquer.

Notes

1. Le taux de syndicalisation est de 11,4 % dans les établissements de 100 salariés et plus, 4,4 % dans ceux de 6 à 9 salariés, 4,1 % dans ceux d’au plus 5 salariés.

2. En 2000, les ouvriers de l’usine Cellatex (Ardennes), désespérés par leur licenciement collectif, avaient menacé de faire sauter leur usine et de déverser de l’acide dans la rivière voisine.

* Cet entretien a été réalisé par Sonya Faure. Jean-Michel Denis – qui enseigne la sociologie à l’Univertsité Marne-La-Vallée – a coordonné le livre paru aux Editions La Dispute, septembre 2005, intitulé Le conflit en grève ?  (avec Sophie Béroud, Delphine Brochard, et Damien Cartron). Il a été publié dans Libération du 19 novembre 2007. Jean-Michel Denis a aussi publié avec Sophie Béroud, Baptiste Girault et Jérôle Pelisse un étude intitulée: «Regain et transformations des conflits du travail» (Dares - Direction de l’Animation de la Recherche, des Etudes et des Statistiques -2007). Voir aussi le document de la Dares dans la série Premières Informations, Premières Synthèses», de février 2007, N°08.1, intitulé: «Des conflits du travail plus nombreux et plus diversifiés».

(20 novembre 2007)

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