France
La grève de sans papiers du printemps 2008 dans la restauration
Marc Bernardot *
En France, plusieurs dizaines de grèves de travailleurs sans papiers avec occupation de leurs entreprises ont été déclenchées en France depuis ces derniers mois. Pour l’essentiel ces mouvements sont concentrés dans la région Ile-de-France. Ils ont reçu le soutien de syndicats et de mouvements dits de «sans».
Cette série de protestations est significative non pas tant par son importance quantitative, quelques milliers de grévistes tout au plus, que par la simultanéité des actions et par le fait qu’elle opère un lien entre droit du travail [1] et droit de séjour.
Face à ce mouvement, le gouvernement français par la voix de son ministre de l’immigration [Brice Hortefeux, ministre de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale (sic) et du développement solidaire] et de membres de sa majorité parlementaire [UMP] maintient une ligne inflexible selon deux axes: la déportation des migrants mis en situation d’illégalité et la politique dite d’immigration choisie.
Les autorités ne prévoient que quelques régularisations « au cas par cas » réaffirmant leur engagement électoral répressif à l’égard des travailleurs étrangers sans papiers comme à l’encontre de l’ensemble des étrangers du « Sud » et des citoyens catalogués comme tels.
Ce mouvement a en effet été déclenché dans un contexte nouveau tant au plan national qu’au niveau international. En France, la politique de chasse aux étrangers ne cesse de se durcir accompagnée par la systématisation d’un discours hostile et de légalisme radicalisé tenu par les autorités et dans les médias.
Des mouvements de contestation récurrents se déroulent dans et hors des centres de rétention administrative pour tenter de résister à cette politique. Des occupations revendicatives menées par des sans papiers se succèdent. Les « tensions sur le marché du travail » sont multiples et le gouvernement a finalement accepté le principe d’ouverture progressive du marché du travail français aux travailleurs des nouveaux pays entrants dans l’Union européenne.
Les institutions européennes ont aussi engagé une action visant à faire converger les politiques migratoires et cela a débouché sur l’adoption en juin dernier de la directive européenne sur le retour, alors même que plusieurs pays européens, notamment l’Italie, connaissent également des formes de radicalisation dans les discours, les dispositifs et les pratiques à l’égard des étrangers, y compris communautaires [des pays membres de l’UE].
Mais pour prendre la mesure de ce mouvement il est nécessaire de sortir du piège du fait divers, auxquels sont le plus souvent réduits les étrangers dans l’espace public, condamnés à l’équarrissage par une actualité oublieuse.
Il faut selon moi englober cette mobilisation dans un ensemble d’autres faits, non seulement concernant les sans papiers ces dernières années, mais aussi le mouvement de révolte des détenus dans les centres de rétention, ainsi que les grèves et les actions juridiques des travailleurs étrangers de Saint-Nazaire ou les mobilisations des saisonniers agricoles de Saint-Martin de Crau durant l’été 2005, ce qui donne une autre dimension à la question de la segmentation du marché du travail et de l’économie ethnique dans le cadre de l’extension de la culture du contrôle et de la xénophobie de gouvernement [2]. Une fois ce premier rapprochement opéré, il peut être étendu aux actions des femmes de ménage étrangères du groupe Accor, à celles des salariés à temps partiels précaires, ceux des chaînes McDo, de grandes surfaces…
Ce mouvement des sans papiers n’est pas isolé, mais s’intègre dans un ensemble de luttes actuelles de salariés « bridés » [3] éparpillés dans le monde économique, partageant toutefois une condition commune.
Après avoir rappelé les principales caractéristiques du mouvement, je chercherai à analyser la spécificité de cette lutte pour la régularisation et je m’interrogerai sur les enseignements que l’on peut tirer de cette lutte qui semble vouée à l’échec.
Une tentative pour tirer profit d’une « brèche » de la législation du travail
La loi du 20 novembre 2007 facilite l’accès à 150 métiers dits « en tension » pour les ressortissants des pays de l’Union européenne. Pour les non communautaires, seuls une trentaine de métiers hautement qualifiés sont « ouverts », mais ils ne correspondent pas aux activités effectivement exercées par les travailleurs illégalisés.
Une circulaire de 2007 permet la régularisation exceptionnelle d’étrangers sans papiers ayant un contrat de travail ou une promesse d’embauche dans des secteurs d’activités considérés comme « tendus ». Cette circulaire a été identifiée par la CGT comme une brèche pour permettre la régularisation de travailleurs sans papiers syndiqués.
Cette opportunité est utilisée une première fois en février 2008 par des ouvriers du restaurant parisien « La Grande armée », puis par d’autres ouvriers de la chaîne de restauration « Buffalo Grill », puis à nouveau dans une entreprise du nom de « Métal Couleur ». Le mouvement est prolongé en avril 2008 puis à nouveau en mai et associe la grève et l’occupation des locaux de travail avec le dépôt de demande de régularisation à partir de dossiers montés avec l’aide de la CGT et de Droits devant ! D’autres travailleurs sans papiers se lancent dans la grève avec le soutien de la CNT [Confédération nationale du travail] et de Solidaires [Union syndicale Solidaires regroupant une dizaine de syndicats].
Les occupations et les mouvements de grève touchent d’abord des restaurants et des entreprises de nettoyage. Mais c’est l’occupation des premiers notamment à Paris dans des quartiers bourgeois qui attirent l’attention des médias. Il y a des Noirs dans la salle !
Non seulement ces étrangers criminalisés n’abusent pas de la proverbiale hospitalité française en volant le pain et le travail des Français, mais ils les nourrissent, produisant dans les serres du Sud de l’Europe et préparant dans le ventre d’un Paris polarisé la nourriture des bobos et des technos dans les quartiers chics. Ils ne font d’ailleurs pas que cela, car ils et elles nettoient, blanchissent, réparent, soignent, élèvent pour les ménages légaux avec une flexibilité et une précarité inégalables qui témoignent de l’importance de ce que M. Samers appelle un capitalisme invisible [4] , mais auquel il faut ajouter une dimension proprement domestique. Les sans papiers sont dans la maison !
La situation actuelle présente plusieurs traits singuliers par rapport aux mouvements de sans papiers de ces dernières années essentiellement structurés autour de coordinations non exclusivement de travailleurs et avec des soutiens de la société civile. Ces dernières se sont progressivement essoufflées devant les difficultés propres à ce mouvement ou bien comme dans le cas de la coordination des sans papiers (CSP) 59 – qui ont multiplié les actions de sensibilisation – sont en butte à l’hostilité grandissante des préfectures qui ont tendance à criminaliser le soutien et l’action en faveur des sans papiers.
En ce qui concerne l’action présente il s’agit avant tout d’une mobilisation de salariés de petites entreprises dont ils constituent la part principale de la main-d’œuvre. On constate de plus, dans quelques cas, une participation ambiguë des employeurs à la revendication de régularisation, l’occupation des sites de production ou de vente suscitant dans le même temps de la part des patrons des tentatives d’intimidations.
La mobilisation simultanée dans ces petites et moyennes entreprises est concertée et pilotée par la CGT qui vise la défense des seuls syndiqués. La CGT a adopté une position opportuniste et utilitariste qui rapproche cette action des principes qui ont conduit à des régularisations collectives en Italie ou en Espagne ces dernières années par le biais des employeurs et des syndicats ouvriers. Cette stratégie est dangereuse, mais surtout pour les sans papiers car on peut douter qu’il y ait un « miracle des sans » [5].
Ces travailleurs ne sont pas clandestins et invisibles pour tout le monde. Ils payent des impôts et cotisent, sans pour autant bénéficier de la redistribution et ils prennent des risques à faire appel à la protection sociale. C’est en raccourci une caricature extrême du modèle pourtant déjà élaboré du travailleur migrant des années 1970 dont les frais de formation et d’entretien étaient reportés sur les familles et les communautés d’origine.
Les travailleurs sans papiers qui se mobilisent dans ce contexte présentent quelques caractéristiques singulières. Il s’agit au départ principalement de travailleurs africains, isolés dans de petites entreprises, et n’étant pas pour la plupart syndiqués ni à la CGT ni ailleurs. Ils prennent un risque considérable en sortant de l’invisibilité offerte par le travail. En effet, dans ce type de mobilisations c’est quitte ou double au sens strict de la formule. Soit ils parviennent à obtenir un titre de séjour même de courte durée soit ils encourent l’exposition d’une identification précise de la part des autorités qui répriment l’immigration par le bannissement. Aux risques inhérents à toute mobilisation consistant à faire irruption dans l’espace public feutré, réservé aux seuls nationaux pour ce qui est de la participation politique, ils ajoutent en plus une remise de soi au bon vouloir des autorités publiques, auxquelles ils sont censés divulguer adresses professionnelle et domiciliaire et autres informations aussi précises que possible, des documents d’identification, d’authentification et de certification, pour obtenir le seul sésame qui leur manque. On ne dira jamais assez combien les sans papiers croulent sous les papiers.
Le travailleur et la travailleuse sans papiers sont dans la maison
Ces revendications de régularisations donnent à voir la présence des travailleurs sans titres dans de très nombreux secteurs économiques indispensables à l’économie et à la société urbaine. La présence des sans papiers et leur poids économique et social n’apparaissent pas toujours clairement, à l’illégalité s’ajoutant les pièges de l’impossibilité à dénombrer.
La multiplication des mouvements ponctuels dessine une présence, déjà connue des spécialistes, dans le monde du travail et dans la ville, pour la garde d’enfants et de personnes dépendantes, pour l’entretien et les travaux domestiques, dans le prêt-à-porter, l’agriculture intensive, le commerce de proximité, la réparation navale et les grands et petits chantiers.
Le plus souvent ils ou elles assurent des tâches exposées, ingrates et ponctuelles. Cependant, il a déjà été montré que la société française voulait le travail étranger sans les étrangers. Or ce mouvement démontre jusqu’à la caricature que cette main-d’œuvre est omniprésente au centre du monde économique et social, dans les grands restaurants, les chaînes de restauration populaires, les entreprises de nettoyage, dans les grands centres urbains comme en banlieue.
On peut citer les entreprises de nettoyage DMMS dans le 20e arrondissement de Paris, le siège de la CDT et Aura Sarl dans le dans le 17e, la GSS dans le 10e et Castro-nettoyage dans le 15e.
Il ne faut pas oublier la cinquantaine de sites concernés dans l’Essonne, à Massy, l’entreprise de nettoyage « Samsic », Ormoy (la BBF) et Igny (la société Millenium) notamment. D’autres actions ont été déclenchées dans le Bas-Rhin.
Des femmes sans papiers ont tenté en mai 2008 d’occuper les locaux de l’Agence nationale des services à la personne. La Coordination Femmes égalité a elle aussi déposé une centaine de demande de régularisation pour des femmes travaillant dans les services à la personne et le nettoyage. Des femmes sans papiers sont allées apporter leur soutien à des piquets de grèves tenus par les hommes de la restauration. Leur situation est plus difficile encore que celles des ouvriers du bâtiment et de la restauration. Elles sont en effet plus éparpillées et le plus souvent n’ont pas de contrat de travail mais de par leur activité entretiennent des rapports directs avec leur employeur. De ce fait, elles subissent une dépendance emboîtée vis-à-vis de leur conjoint, de leur patron, des autorités qui à tout moment peuvent interrompre le pacte secret.
Le mode opératoire est relativement classique bien que concernant à la fois des entreprises de bâtiment, de nettoyage mais aussi de restauration. Les ouvriers, souvent employés de longue date, se mettent en grève et occupent leur lieu de travail ou des lieux symboliques. A la mi-mai, ce mouvement débuté un mois avant concernait une cinquantaine d’entreprise d’Ile-de-France et 500 travailleurs environ ce qui n’est pas numériquement important par rapport à d’autres périodes et d’autres conflits sociaux. Un magasin d’alimentation « le Paris Store » de Choisy-le-Roi dans le Val de Marne est occupé. La société qui l’exploite a déjà été condamnée pour l’emploi de travailleurs sans papiers. Toujours dans le domaine de l’alimentation mais cette fois dans l’industrie, la société SOFRABRICK installée à Gonesse dans le Val d’Oise est touchée par une grève illimitée à partir du 14 mai. Le tiers des ouvriers de l’entreprise sur une centaine, dont l’anthropologue J.-P. Hassoun [6] a étudié la Success Story ethnique depuis l’atelier d’origine dans la cuisine familiale jusqu’à la reconnaissance internationale, les subventions européennes et l’intégration des bricks dans la grande cuisine, se sont mis en grève pour obtenir leur régularisation.
L’autre élément significatif à prendre en compte concerne la situation géographique des lieux de cette nouvelle séquence de lutte des sans papiers notamment à Paris. L’essentiel des entreprises concernées se trouvent situées dans les arrondissements de l’ouest parisien, les 8e et 17e principalement, mais aussi les 15e et 16e…
Ce n’est pas la moindre spécificité de ce mouvement de révéler la présence du sans papiers travailleur, piégé, traqué, raflé par ailleurs, dans des restos chics de la rue Matignon, de la rue de la Boétie ou de la rue Jean Mermoz, le « Charles Birdy », le « Market », le « Pastapapa »… On peut ajouter les restaurants « Barrio latino » dans le 12e, le « Breteuil » dans le 7e, « la Gare » dans le 16e, un « Bistrot romain » et un « Quick » dans le 8e, et la chaîne de cuisine landaise « Chez Papa ».
Il faut mentionner le cas de ce restaurant avenue Georges V « Le cou de la girafe » occupé en avril qui dépend d’une chaîne de plusieurs restaurants employant des sans papiers dans chacun d’entre eux et dont la direction refuse de payer la taxe pour l’emploi de travailleurs étrangers à l’Agence national pour l’accueil des étrangers et des migrants, l’ANAEM dont les locaux de l’agence à Pantin ont été occupés le 8 novembre 2007.
Certaines actions accentuent encore l’impression de caricature du modèle proposé par S. Sassen [7]. Une dizaine d’employés du très huppé « Paris Golf and Country club » dans les Hauts de Seine sont aussi en grève pour obtenir leur régularisation.
Par ailleurs les sites occupés cumulent parfois plusieurs caractéristiques de lieux de travail et de symboles sociaux ou politiques. En plus des lieux habituels d’exercice professionnel, les travailleurs en grève occupent des chantiers ou des sites ponctuels comme le siège de l’AFTAM, organisme gestionnaire de foyers de logement et de centres de demandeurs d’asile, ou le chantier de la mairie du 17e ou bien encore les sièges sociaux de leur employeur. Avec l’occupation de l’Union nationale des associations familiales à Paris, les grévistes demandent du soutien pour les sans papiers dans les métiers à domicile.
Une analyse plus fine des mobilisations montre que la régularisation n’est pas la seule revendication portée. La vingtaine de travailleurs qui occupent les locaux d’une entreprise de démolition à Montreuil, « Griallet Démolition », dont la plupart sont salariés depuis plus de cinq ans et certains depuis plus de dix ans, exigent par leur mouvement non seulement la régularisation de 11 d’entre eux, mais aussi la reconnaissance des maladies professionnelles liées à l’activité dans des chantiers pollués par le plomb et l’amiante et l’amélioration des conditions de travail en matière de sécurité notamment.
En plus de mettre en évidence, à nouveau, la question des travailleurs clandestinisés et des délocalisations sur place, ce mouvement dit beaucoup sur le monde du travail, précarisé, livré au bon vouloir de patrons agressifs, violents, profitant du statut de leurs salariés pour faire trancher leurs différends de droit du travail par la police, se sachant hors d’atteinte de la loi malgré les graves entorses aux règles sanitaires, de sécurité, et fiscales. Cette situation se rapproche des conditions de vie et de travail des saisonniers agricoles [8].
Les effets de la mobilisation
Le mouvement en majeure partie piloté par la CGT et Droits devant ! a débouché sur un millier de dépôts de dossiers de demande de régularisation et moins d’une centaine de régularisations dans le mois qui a suivi, sachant que régularisation veut dire une carte de salarié d’un an renouvelable.
Plusieurs dysfonctionnements graves, comme l’on dit dans les rapports publics, ont été mis en évidence ; par exemple, des concurrences entre préfectures selon qu’elles ont compris que les demandes devaient être instruites par celle dont dépend le lieu de travail du gréviste ou bien par celle de son domicile ce qui change évidemment des choses en matière de sécurité personnelle à court terme des mobilisés.
L’occupation à partir du 2 mai de la Bourse du Travail de la rue Charlot à Paris a donné lieu à la mi-mai à des échauffourées entre le service d’ordre de la CGT et des occupants soutenus par des organisations comme la CSP [Coordination des Sans Papiers] 75 qui conteste l’exclusivité accordée au syndicat dans le dépôt des dossiers de régularisation. La CSP 75 présente d’ailleurs un ensemble de revendications qui dépasse de très loin celles de la CGT dont la tactique a consisté à concentrer et limiter ses revendications afin de devenir un interlocuteur privilégié des pouvoirs publics, alors que son investissement dans la lutte des travailleurs sans papiers –comme dans celles des chômeurs dans les années 1980-1990 a toujours été sinon inexistante du moins très discrète et le fait de militants assez isolés. La CSP 75 réclame quant à elle une régularisation d’ensemble, mais aussi la fermeture des centres de rétention, le retrait de la loi CESEDA, l’arrêt des rafles, et aussi la disparition de la taxe perçue par l’ANAEM pour l’emploi des étrangers. La stratégie de la CGT et de Droits devant ! est contestée, notamment par le monde associatif, en raison de cette focalisation sur la revendication de régularisation sur les seuls salariés.
Les dissensions existent aussi au sein de la CGT et des membres du collectif confédéral immigration CGT ont démissionné le 4 février 2008 pour protester contre la politique du syndicat. Cette attitude entraîne, de fait, une officialisation de la sous-segmentation de ces secteurs plus ou moins cachés du marché du travail, entre travailleurs légaux et illégaux. Plusieurs associations dénoncent de plus l’esprit de la démarche qui participe d’une remise en question ou au moins d’une marginalisation des droits fondamentaux, notamment le droit de vivre en famille comme fondement du séjour régulier, et qui induit une accentuation de la dépendance des salariés aux employeurs.
Le gouvernement mène d’ailleurs une politique visant à tarir les regroupements familiaux et les employeurs de travailleurs illégalisés s’affranchissent facilement du droit du travail et ont tendance à faire trancher les litiges par la police qui prend systématiquement leur parti sans les poursuivre, mais en arrêtant les travailleurs.
Cette réapparition conjoncturelle de la figure du travailleur immigré permet aux acteurs syndicaux de rompre avec les revendications de reconnaissance de l’ensemble des droits des étrangers et de mener des luttes ciblées et conjoncturelles qu’elles contrôlent et dont elles espèrent de nouveaux adhérents sans pour autant risquer de réactions xénophobes de leurs autres adhérents.
En l’absence de prise de position audible par ces syndicats sur la question de la politique hystérique d’harcèlement des étrangers, ce choix de soutenir uniquement et ponctuellement l’action qui vise à assurer la régularisation par le travail sans l’intégrer dans la revendication de la garantie d’autres droits fondamentaux (à la santé, à une pension de retraite, à l’accès au logement social…) peut être compris comme une incitation pour le gouvernement à poursuivre dans le sens d’une immigration dite choisie qui implique un droit de travailler prétendument limité dans le temps, sans le droit de s’installer ni de constituer une famille.
Au regard de nombreuses défaites enregistrées par les mouvements de soutien aux étrangers, si l’on excepte quelques succès jurisprudentiels vite rattrapés par la radicalisation légale, la position de la CGT peut apparaître comme raisonnée et raisonnable.
Or, on l’a dit, les plus chanceux de ces ouvriers gagneront au mieux une régularisation de leur séjour pour une année. Ces grévistes prennent pourtant un risque supplémentaire par rapport aux mouvements sociaux « normaux ». Leur exposition et leur réclamation les soumettent à une possible expulsion ou à un retour à la clandestinité. Cette configuration qui combine une démarche de reconnaissance juridique avec une protestation ouvrière porte en elle la séparation radicale entre les protestataires selon qu’ils seront ou non régularisés. C’est d’ailleurs une caractéristique singulière du mouvement des sans papiers de ne presque jamais capitaliser ni d’un point de vue jurisprudentiel, ni d’un point politique et social.
La radicalisation de la politique d’immigration s’affranchit sans peine du moindre obstacle dressé et des rares décisions de justice en faveur des illégalisés. Cela constitue d’ailleurs l’une des dimensions de la condition de sans papiers qui soit disparaissent en étant expulsés, soit mettent le plus de distance possible lorsqu’ils sont régularisés entre eux et leurs anciens camarades de lutte et leurs soutiens. C’est de ce point de vue un mouvement social et politique sans fin et sans issue.
Sans fin parce l’illégalisation des étrangers et la délégitimation des nationaux à la citoyenneté en pointillés ne cesse de s’affirmer, fournissant de nouveaux contingents de candidats à la régularisation/expulsion. Sans issue, parce les titres de séjours obtenus ne sont que provisoires et pourront toujours être remis en question par une nouvelle législation régressive et par une nouvelle phase compulsive de chasse aux étrangers, d’internement et de déportation. Pour l’heure, lorsque les dossiers sont acceptés, cela se traduit par l’obtention d’une autorisation provisoire de séjour en attendant un titre officiel. Une trentaine de régularisations sont obtenues par les ouvriers du Café de la Jatte à Neuilly sur Seine et de l’entreprise « Passion traiteur » à Colombes à la suite de leur arrêt de travail. Mais qui peut encore croire que cela règle quoique se soit au problème posé ? Certes, on pourra nous opposer que tel ou tel patron de restaurant servant de la cuisine du Sud-Ouest sera rassuré, « son » sans papiers africain qui est le seul à savoir faire le « poulet basquaise » pourra continuer à le faire.
Mais ces régularisations ponctuelles, abondamment médiatisées, donnent seulement l’occasion toujours renouvelée au ministère de l’immigration de réaffirmer ses oxymores préférés d’intransigeante humanité et de juste fermeté.
Ce type de formule contamine l’ensemble des discours. On retrouve cette idée de justesse plus que de justice dans un communiqué commun de la CGT, de la CFDT, de la LDH et de la CIMADE qui à propos du mouvement des sans papiers demandent le 30 avril dernier un « règlement juste et adapté de la situation actuelle ». Ainsi s’exprime l’arbitraire de la régularisation « au cas par cas » d’une population réifiée en menace intime, l’autocratie d’une souveraineté en miettes où chaque préfet est libre dans le choix des moyens tant qu’il remplit les objectifs quantitatifs d’expulsion. Les premiers dossiers transmis ont permis de constater que les préfectures se concurrencent pour les traiter. Et si un préfet déclare que les dossiers seront « examinés avec attention et bienveillance », le ministre de l’immigration rétorque que « le devoir d’un gouvernement n’est pas de cautionner l’illégalité » [9]. Un cauchemar de soviétisme managérial à la sauce césaro-papiste qui semble dire que l’Etat n’a plus que ça à faire et qu’être préfet c’est savoir déporter. « Les étrangers en situation irrégulière n’ont pas vocation à rester sur le territoire », dit le ministre Hortefeux. « Vocation » du latin « vocatio », la voix qui appelle dans une double dimension religieuse et légale, qui donne aussi « vocatore », celui qui invite à dîner, mais qui dans le cas présent refoule à la fin du repas auquel ils ne sont pas conviés ceux qui l’ont confectionné. N’est pas commensal qui veut !
Quels enseignements tirer de cette configuration ?
La présentation médiatique qui relaie la construction de coups et manifestations de papier par les organisateurs ne peut donner qu’une appréhension conjoncturelle de la question des migrants illégalisés. D’autant plus que le fait divers reste le mode de traitement principal de ce type de situation.
C’est ainsi que l’on peut distinguer les organisateurs efficaces qui parviennent à trouver un écho dans la presse et à la télévision de ceux qui échouent dans cette tentative comme par exemple lors de l’occupation ratée des locaux de l’EHESS en mai 2008. Elle fut doublement ratée à la fois parce que les occupants furent immédiatement expulsés à la demande des gestionnaires de ces locaux, alors que l’on pourrait penser qu’il s’agit de relais potentiels de ce genre de revendication, et parce que l’occupation symbolique de quelques heures n’a produit aucun effet médiatique. Le raisonnement tenu par les dirigeants de l’école lors de l’occupation était le suivant: l’institution occupée est démocratique par essence, républicaine, héritière des Lumières, et donc son instrumentalisation et son occupation dans le cadre de cette lutte ne peut être que non démocratique et illégitime.
Cette caractéristique du traitement médiatique et politique des occupations induit à la fois une dépolitisation et une obsolescence de l’émergence des sans papiers dans l’espace public, et marque ce type de mobilisations et de revendications d’une double illégitimité. Les travailleurs sans papiers sont structurellement illégitimes puisque construits de manière systématique ces trente dernières années comme des intrus indélicats qui abusent de l’hospitalité du pays dans lequel ils travaillent. De plus ils sont perçus par les pouvoirs publics et par les organisations politiques, syndicales et associatives soit comme inaptes à l’expression citoyenne soit interdits d’expression politique du fait de leur condition même d’étranger et a fortiori sans droits, ils ne peuvent faire ainsi irruption dans le politique.
Les luttes d’étrangers au cours du XXe siècle ont montré comment les mobilisations devaient paradoxalement profiter de cette situation pour parvenir à se faire entendre. Jusqu’au début des années 1980, lorsqu’une telle présence étrangère surgissait dans la vie politique prenant de cours l’action de surveillance policière des espaces réservés de travail et de logement, l’Etat y mettait un terme au plus vite, y compris en satisfaisant aux exigences des protestataires, la « carotte » de l’obtention de droits allant de pair avec le « bâton » d’une répression sévère [10].
Depuis une vingtaine d’années la posture étatique s’est transformée en intégrant la politique de gestion répulsive de l’étranger comme démonstration sans fin à la société de sa capacité publique à maîtriser une menace qu’il a lui-même élaboré. C’est un peu comme si la brutalisation croissante des étrangers du Sud était devenue la preuve de l’existence de l’Etat.
L’on sait depuis les travaux de P. Legendre et d’A. Sayad l’importance qu’ont eu en France particulièrement les questions coloniale et migratoire pour la construction de l’Etat contemporain. On pourrait suggérer à leur suite que dorénavant, l’Etat existe par et pour l’immigration. Comme antérieurement, la présentation médiatique utilise quant à elle tous les ressorts sémantiques et langagiers pour mettre en scène à la fois la rhétorique de l’envahissement et celle de la présence massive et invisible. Là encore le piège de la double injonction fonctionne à plein. Les étrangers de surcroît illégaux doivent rester invisibles et leur apparition dans l’espace de la ville et le domaine politique ne peut être qu’un affront supplémentaire. Or cette invisibilité est menaçante en soi [11].
Cette lutte actuelle des sans papiers dans la restauration et quelques autres secteurs témoigne donc d’un mouvement triplement désintégrateur. D’abord du fait d’une situation très tendue, les travailleurs illégalisés entrant dans ce combat sont exposés à une menace de désintégration entre ceux qui seront éventuellement régularisés et ceux qui devront retourner dans la clandestinité en ayant perdu une part de la protection offerte par le travail invisible, derrière les portes à battants des cuisines, dans les sous-sols des chantiers et dans le secret des domiciles, mais inventoriés par les services préfectoraux comme des indésirables à déporter. De toute façon les employeurs trouveront bien à remplacer ces employés et tâcherons récalcitrants comme cela s’est fait dans l’industrie durant les années 1970-1980, puis dans l’agriculture industrielle et les services durant les années 1990-2000. D’autres travailleurs clandestinisés, au statut d’inférieur, feront bien l’affaire.
Ensuite les soutiens traditionnels des étrangers qu’ils soient en situation dite régulière ou non, sont aussi sous la menace d’une profonde division. D’une part, les partis et les syndicats de gauche de gouvernement se sont convertis lentement mais sûrement à une RealPolitik de l’immigration qui, en acceptant l’équation de l’étranger toujours potentiellement en surnombre dans la société nationale, laisse libre cours à l’industrie de la rétention et à la machine à expulser. D’autre part, les groupes qui continuent à soutenir les étrangers dans leurs luttes sur la base de principes éthiques et politiques non utilitaristes s’exposent inlassablement à la délégitimation de leur action voire à leur criminalisation. Cette coupure est et restera un lourd handicap pour faire face à la généralisation des cultures et des politiques de contrôle et d’éloignement des étrangers dans la période à venir.
Enfin cette lutte des sans papiers témoigne aussi d’une situation lourde de menaces pour la société européenne dans son ensemble. La traque de l’illégal ne s’arrêtera probablement pas aux seuls travailleurs étrangers, se portant sur le citoyen en pointillés, celui d’ascendance étrangère ou trop indigne, à l’école ou à l’hôpital, dans la rue ou à la mairie.
* Marc Bernardot est professeur de sociologie à l’Université du Havre. Cet article a été publié dans la revue Mouvements.
1. Les travailleurs sans papiers sont protégés par le droit du travail. Une fois embauchés ils doivent être considérés comme travailleurs. Article 346-6-1 du Code du travail français.
2. Le mouvement des sans papiers en France n’a pas encore pris toute sa dimension citoyenne comme cela a été le cas en Californie avec les illégaux centre-américains. Voir Lomnitz Claudio, «Les Latinos dans la rue», in Plein droit, numéro 71, 2006 (GISTI).
3. Moulier Boutang Yves (1998), De l’esclavage au salariat, Economie historique du salariat bridé, Paris, PUF, 2005.
4. Sammers Michael (2003), «Invisible Capitalism. Political Economy and the Regulation of Undocumented Immigration in France», in Economy and Society, 32.4.
5. Sur cette formule de Pierre Bourdieu, se reporter à Thomas Hélène (2006), «Le miracle des sans. Formes, ressorts et effets de visibilisation des sans-citoyenneté.» L’Harmattan. Collection «Logiques juridiques», p.141-176.
6. Jean-Pierre Hassoun, Toussa Brick, «Modernisation of an Ethnic Enterprise in Parisian Subburb», Communication in RC 21, International Sociological Association, Durban 2006.
7. Sassen Saskia (1999) Guests and Aliens, New York, New Press.
8. Voir ma communication «Tewfik à la ferme. Une famille de saisonniers dans le triangle de la Crau, 1962-1998», Journée d’étude Terra, Université Paris I, 16 mai 2007.
9. Libération, 25 mai 2008.
10. Bernardot Marc (2008) Loger les immigrés. La Sonnacotra 1956-2006. Editions du Croquant, 2008.
11. Engbersen Godfried (1999), «Sans papiers. Les stratégies de séjour des immigrés clandestins», in Actes de la recherche en sciences sociales, 129-1, 26-38.
(17 août 2008)
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