Grande-Bretagne

Le Royaume-Uni a déraillé

L'expérience désastreuse de la privatisation des chemins de fer

Brendan Martin

Même Margaret Thatcher n'avait pas osé y toucher. Pourtant elle n'avait épargné la privatisation à quasiment aucun service public entre 1979, lorsqu'elle est devenue Premier Ministre, jusqu'en 1991, année où elle a été renversée par les membres de son propre parti. Mais son flair du danger politique était plus fortement développé que son idéologie. Elle avait privé le chemin de fer d'investissements, mais elle avait refusé de le privatiser.

Elle a certainement eu raison et il serait hautement ironique que l'état des chemins de fer britanniques conduise aujourd'hui à la chute du Premier ministre Tony Blair.

Ce n'est plus si improbable et ce ne serait que justice même si le gouvernement travailliste actuel, qui a remplacé les conservateurs en 1997, a hérité des chemins de fer privatisés par John Major, qui avait succédé à Margaret Thatcher. Malgré l'engagement explicite qu'avait pris Blair, alors dans l'opposition, de rétablir la propriété publique d'un chemin de fer qui rende des comptes au public, son gouvernement s'est efforcé de faire fonctionner le chemin de fer privatisé. Cela a signifié injecter toujours plus d'argent du contribuable dans les poches des actionnaires, dont plus personne dans le Royaume pense encore qu'ils se préoccupent de sécurité ou de fiabilité des chemins de fer. Or, les chemins de fer ont, en Grande-Bretagne, une signification économique et sociale fondamentale.

Après deux collisions importantes provoquées par des signaux défectueux, collisions qui ont tué un total de 38 personnes, un troisième accident a paralysé tout le réseau en octobre 2000. Près d'une ville appelée Hatfield, 4 personnes sont mortes à cause d'un rail cassé. Railtrack, l'entreprise privée qui possède le réseau de voies, les signaux et les gares et qui surveille leur développement et leur entretien, dut imposer des milliers de limitations de vitesse aux entreprises privées de trains (TOC / Train operating companies) parce qu'elle-même n'avait plus confiance dans l'état de son infrastructure ferroviaire.

Le système s'effondrait quatre ans après ce qui avait été une opération de privatisation hautement complexe et très controversée. Le réseau national avait été fragmenté en plus de 100 entreprises séparées, toutes liées ensemble par des contrats. En plus de Railtrack et des 25 TOC, on a créé des entreprises de renouvellement des voies, d'entretien des rails, de leasing de matériel roulant et bien d'autres pour s'occuper de telle ou telle activité. Quelques-unes étaient réunies dans les mains des mêmes propriétaires lors de la privatisation ou peu après, mais beaucoup d'entre elles allaient sous-traiter une partie de leurs responsabilités.

La privatisation rapportait à l'Etat 5,3 milliards de livres sterling, soit environ trois années de la subvention que le gouvernement acceptait d'augmenter pour rendre l'objet vendu plus attirant pour les acheteurs. Depuis lors la subvention a augmenté bien plus que prévu à cause des échecs successifs et le gouvernement prévoit de l'augmenter encore plus.

Entre temps, certaines des nouvelles entreprises ferroviaires privatisées ont changé de mains pour des montants bien plus élevés que ce que les acheteurs avaient payé à l'Etat. Il était clair que les contribuables s'étaient fait rouler. Dans un cas, une entreprise de matériel roulant a été vendue pour £536 millions, soit avec un bénéfice de £300 millions.

La sous-évaluation a été une des caractéristiques habituelles des privatisations britanniques. Pour ne citer qu'un exemple, le prix de l'action de British Telecom était monté de 80 % durant la première semaine. Mais les partisans de la privatisation argumentaient qu'il fallait des incitations pour garantir les avantages de la privatisation. Ils prétendaient que les investissements privés renouvelleraient l'infrastructure tout en déchargeant progressivement les contribuables. Bien que les subventions fussent initialement accrues après la privatisation, elles étaient censées décroître avec le temps. La fiabilité et le service aux clients allaient profiter de l'efficacité et de l'esprit d'entreprise de managers orientés vers le commerce et l'Etat recevrait un retour direct sur investissement au travers de l'impôt sur les bénéfices des entreprises.

Il est vrai qu'il y a eu quelques améliorations depuis la privatisation, en particulier la mise en service de nouveaux trains de passagers qui remplacent progressivement le vieux matériel roulant. Néanmoins ce processus était déjà en cours avant la privatisation, quoique lentement, et aurait pu être accéléré par ce qui était alors encore British Rail, si cette dernière avait reçu autant de subventions que les TOC privées en ont reçues depuis. Une autre amélioration, paradoxale dans ce contexte de fragmentation, a été la création d'un service national de renseignement du chemin de fer. Bien que manquant de personnel au début, ce service national de renseignement du chemin de fer a accru ses capacités après que l'autorité de régulation, Ofrail, lui eut infligé des amendes pour n'être pas parvenu à atteindre les objectifs de nombre d'appels traités qu'elle lui avait fixés. Aujourd'hui, ce service est fier d'être le numéro le plus appelé de la Grande-Bretagne.

C'est également à l'efficacité de la régulation par Ofrail qu'on doit la modération des augmentations de tarifs qui a, à son tour, contribué au plus grand succès revendiqué par la privatisation: l'augmentation du nombre d'usagers. Les voyages de passagers ont augmenté de 25 % et le trafic de marchandises de 40 %. La grande ironie, c'est que les cerveaux de la privatisation n'avaient prévu aucune augmentation. Elle est la conséquence de la congestion croissante des routes britanniques et de la hausse rapide des prix du carburant, qui se sont combinés avec la croissance économique de la région de Londres, lieu de l'essentiel de l'augmentation de la demande du rail.

Cette augmentation de la demande, qui n'avait donc pas été planifiée, a exacerbé les problèmes de la privatisation car les droits d'usage des voies que Railtrack facturait aux TOC étaient pour la plupart fixes. La conséquence a été qu'un nombre croissant de trains ont usé les rails sans que les revenus de Railtrack n'augmentent en proportion. Comme en plus, le concept de privatisation ne fixait à Railtrack aucun objectif d'investissements, ni ne donnait à Ofrail la compétence de lui en fixer, le résultat inévitable fut l'accumulation de retard dans l'entretien des voies.

Fragments de rails

Depuis l'automne 2000 et l'accident de Hatfield, la fiabilité s'est encore détériorée. En 2001, le nombre de trains supprimés s'est élevé à 165'000, presque trois fois plus qu'en 1999. A cela il faut ajouter les heures perdues en retards sur environ un milliard de voyages de passagers réalisés en Grande-Bretagne par année, et également un transport de marchandises devenu si imprévisible que même la Poste, le principal client du rail, préfère utiliser la route, alors que cette dernière est la plus congestionnée d'Europe.

En octobre 2001, la privatisation du rail a fait sa première victime entrepreneuriale importante, lorsque le gouvernement a enfin tiré la prise de Railtrack en la mettant sous "administration", c'est-à-dire en la déclarant de facto en faillite. L'incertitude reste de mise quant à savoir sur quoi ce fiasco va déboucher. Tony Blair ne fait plus de promesses, mais il sait qu'il doit faire quelque chose pour remédier aux conséquences de la privatisation et à celles des coupes sombres qui ont détruit les services publics britanniques.

"Il règne une grande frustration au sujet de nos services publics, en particulier nos chemins de fer et les transports en général " déclarait Blair dans son message de Nouvel An. "Je ne vais pas prétendre que nous pouvons remettre en ordre notre système de transport rapidement. Cela va nécessiter des investissements et un partenariat constructif à long terme entre les secteurs public et privé. L'argent ne suffit pas. Il n'y a aucun doute que le système de chemins de fer privatisé que nous avons hérité était trop complexe et trop fragmenté… Vu les problèmes de Railtrack, nous devons aujourd'hui remettre les choses en ordre. Des propositions sont en train d'être élaborées pour un système nouveau, plus simple, moins bureaucratique, qui incitera fortement les managers à faire passer en premier les voyageurs."

Un système plus simple, moins fragmenté et qui donne la priorité aux voyageurs serait vraiment le bienvenu. Mais il est moins que certain que Blair et ses conseillers puissent en inventer un qui fonctionne néanmoins pour le profit.

Faire tomber du rail les travailleurs

Réduire le financement par l'Etat était un objectif central de la privatisation. Mais l'espoir d'y parvenir s'est révélé éphémère. Les chiffres sont aussi complexes que la structure du chemin de fer privatisé et c'est toute une petite industrie qui s'est développée pour les interpréter. Néanmoins la plupart des observateurs s'accordent à estimer que le subventionnement du chemin de fer par des fonds publics a grosso modo doublé depuis la privatisation.

Par contre les opérateurs privés, eux, se sont montrés à la hauteur des en matière de réduction drastique du personnel et des coûts. Mais plutôt que d'augmenter l'efficacité, la réduction des coûts a décimé le système. Toutes les TOC ont coupé dans le personnel, de même que Railtrack et les entreprises d'entretien. Ce qui a provoqué des problèmes qui vont de la suppression de trains à cause du manque de conducteurs aux gares dangereuses faute de personnel.

Railtrack reconnaît qu'à la suite de la réduction des coûts entraînée par la privatisation "il est vrai que le chemin de fer a perdu beaucoup d'expérience." L'Association des entreprises de trains (TOC / ATOC) admet également que certaines entreprises laissent partir trop de conducteurs et que les nouveaux conducteurs reçoivent moins de formation qu'au temps de British Rail. Un porte-parole de l'ATOC a déclaré que la pénurie de conducteurs est en train d'être sérieusement solutionnée et que la période de formation plus courte se justifie puisque la formation des conducteurs est désormais adaptée sur mesure aux types particuliers de services exploités par chaque entreprise particulière.

La réduction du personnel, alors que le nombre de trains augmentait, a eu pour conséquence imprévue que le syndicat des conducteurs a réussi à augmenter considérablement les salaires de ses membres. Du coup les travailleurs moins qualifiés d'autres syndicats veulent des augmentations proportionnées, que les compagnies leur refusent. Il en a résulté plus de suppressions de trains du fait de grèves, ce qui a encore ajouté aux malheurs des pauvres pendulaires.

Le salaire n'est pas le seul motif de préoccupation des travailleurs. Dans l'entretien des voies et des signaux, les conséquences des réductions de personnel ont été aggravées par le remplacement d'un corps de professionnels formés, intégrés et expérimentés par une structure instable et gaspilleuse d'entreprises d'entretien sous contrats et de sous-traitants. La aussi, les chiffres sont contestés mais une estimation prudente basée sur le peu d'informations que les compagnies fournissent (la transparence, en particulier financière, a été une autre victime de la privatisation) aboutit à la conclusion que les entreprises d'entretien ont réduit leur personnel d'environ un tiers.

L'obsession du secret commercial chez les compagnies privatisées est telle que les travailleurs de l'entretien des voies et signaux, qui se faisaient autrefois une vertu de partager entre eux l'information, ont reçu l'ordre de ne rien communiquer aux employés des entreprises concurrentes. Railtrack a admis que "les relations concurrentielles" ont causé des problèmes. Le gouvernement Blair espère les résoudre grâce à une nouvelle Autorité Stratégique du Rail qui supervisera et tentera de coordonner la structure fragmentée. Il a annoncé également un nouveau plan d'investissement de 64 milliards £ sur dix ans. La moitié de la somme viendra du budget de l'Etat, ce qui signifie que si le plan se concrétise, la subvention publique au chemin de fer sera bientôt trois fois plus élevée qu'avant la privatisation. Railtrack s'estime injustement accablée de la responsabilité des échecs de la privatisation. Elle fait remarquer qu'elle a hérité d'années de négligence et que les dépenses en investissements d'infrastructure seront trois fois plus élevées durant l'année comptable en cours que durant la dernière année d'existence de British Rail Ses actionnaires menacent d'attaquer en justice la décision du gouvernement de liquider leur entreprise mais, comme ils ont encaissé de gros dividendes toutes ces dernières années, ils recueillent peu de sympathie de la part du public.

L'intérêt du public se focalise plutôt sur la question de savoir ce qui va remplacer Railtrack. Les sondages d'opinion révèlent de larges majorités en faveur d'une renationalisation de tout le système. Mais le plus probable, c'est que le gouvernement rétablisse "l'interface roues-rail" en instituant une nouvelle entreprise de gestion des infrastructures qui sera peut-être une institution sans but lucratif dont la propriété serait largement dans les mains des TOC. Quoi qu'il en soit et quel qu'en soit le résultat, il y a quelques autres problèmes plus difficiles à résoudre.

La nouvelle culture de l'argent sur le rail

Une idée-clé qui avait présidé à la fragmentation et à la privatisation du système, c'est que les mécanismes du marché garantissent une transmission de l'information plus efficace que des bureaucraties hiérarchiques. On en attendait un système plus efficace.

La leçon de l'expérience démontre que la cohérence du réseau ferroviaire en tant que système de savoir-faire a été détruite, et non pas renforcée. "Le chemin de fer était traditionnellement organisé sur une base logique, géographique, avec une structure de gestion hiérarchique dans laquelle chacun connaissait sa responsabilité" conclut le consultant indépendant en sécurité du rail Peter Raynes. "Il y avait un seul règlement et un seul horaire. Ils portaient la signature du directeur responsable et tout le monde les appliquait. C'était une hiérarchie servile en uniforme, peut-être un peu démodée, mais imprégnée du souci de la sécurité".

"Un peu démodée" est un euphémisme, pour le moins. Les performances de British Rail symbolisaient les défauts et les qualités du modèle bureaucratique de gestion du service public et fournissaient la matière d'innombrables plaisanteries éculées. Mais les effets de la privatisation ne sont pas drôles. Les gens en Grande-Bretagne n'avaient aucune idée, avant que leur réseau ferroviaire ne soit fragmenté et privatisé, de combien un service public peut être enrageant et dangereux.

Peter Raynes, lui-même ancien directeur d'exploitation de British Rail, explique qu'avant la privatisation "quand un accident survenait, tout le monde était motivé à découvrir sa cause afin d'en prévenir la répétition. Le personnel, les délégués syndicaux et les directeurs de British Rail travaillaient tous vers ce but. Sur le site de l'accident, il n'y avait pas d'incertitude qui commandait et pas de retard pour dégager la voie. Au fil des années, les leçons étaient tirées de chaque accident. Chaque nouvel accident était l'occasion d'une amélioration de l'équipement ou des procédures."

La privatisation a changé l'éthique du chemin de fer britannique et a miné ces processus de dissémination verticale et horizontale de l'information et de l'expérience. Une des raisons, c'est que l"interface roues-rail" a été coupée en séparant la responsabilité de l'infrastructure de celle de l'exploitation des trains. Mais les quelque 100 entreprises issues officiellement de la fragmentation ne sont que la pointe de l'iceberg. Au dessous, le système privatisé d'entretien repose sur des couches et des couches de sous-traitants. Chacun fait de l'argent en sous-traitant à un autre au-dessous de lui jusqu'à ce que, à la base, c'est-à-dire là où le travail est réalisé et où le plus grand sérieux serait nécessaire, la tâche soit parcellisée et réalisée de manière indifférente et désinvolte. Alors que, formellement, la structure privatisée connaît une seule entreprise responsable d'entretenir et d'améliorer le réseau de voies, celle-ci sous-traite à des douzaines d'autres qui sous-traitent à d'autres encore. Il y a ainsi en réalité plus de 2000 entreprises impliquées, sans compter les travailleurs à leur compte, encore plus bas dans la hiérarchie.

Le Financial Times, un journal qui ne s'est pas fait connaître par son hostilité à la privatisation, a décrit les conséquences de cette généralisation de la tâche occasionnelle et bon marché: "La première conséquence fut l'effondrement de la vieille camaraderie qui garantissait traditionnellement que les problèmes étaient remarqués tout de suite, les réparations faites et que les gens se parlaient. Les ouvriers des voies opéraient en équipes qui connaissaient leur secteur de voies comme leur poche. Au lieu de cela les travailleurs sont devenus nomades, se déplacent au prochain travail sans beaucoup d'information locale ou même sans information du tout et se voient interdire de parler aux travailleurs des entreprises rivales ; les relations doivent passer par un superviseur situé à des milles de l'endroit en question. Le second gros problème a été ensuite la perte du contrôle sur le personnel et sur le travail effectué par ce personnel. Il y a eu des plaintes contre des sous-traitants qui recrutaient des ouvriers dans les pubs pour boucher les trous des équipes de nuit."

Accidents inévitables

On a pu voir les conséquences fatales des nouvelles priorités lors du deuxième accident de l'après-privatisation, celui de Ladbroke Grove à Londres en octobre 1999. Un express inter-city entrant en gare est entré en collision avec un train de pendulaires qui en sortait. Les deux conducteurs et 29 passagers ont été tués et il y a eu de nombreux blessés. La cause immédiate fut que le conducteur du train régional n'avait pas vu un signal. Il était entré en fonction trois semaines avant et n'avait pas reçu les années de formation et d'expérience qui étaient la règle par le passé avant que l'on se voie confier un train en solo. Si le train avait été muni du système de frein automatique qu'on connaît ailleurs en Europe, la vitesse de collision aurait au moins été moindre mais ce genre d'investissements technologiques furent les premières victimes de la privatisation.

Ce malheureux conducteur n'avait pas été le premier à brûler ce feu rouge. D'autres conducteurs avaient rapporté que ce signal était mal placé et difficile à voir à cause de câbles et de la réflexion du soleil. Le problème avait même fait l'objet d'une série de réunions, y compris sur le site, entre des représentants des TOC, de Railtrack et de ses sous-traitants d'entretien. Chacun avait intérêt à esquiver le problème où à en repasser la responsabilité à l'autre. Les réunions furent suivies de lettres et les lettres furent suivies de rapports, dans une espèce de caricature de la déresponsabilisation bureaucratique en chaîne. Le retard fut tout simplement meurtrier.

Refiler la patate chaude au suivant au lieu de résoudre le problème est devenu la norme. Comme l'écrit le Financial Trimes, la privatisation "a brisé les liens traditionnels et les habitudes de transmission des savoir-faire et de l'expérience" et en même temps "a introduit la dureté des tensions commerciales dans des relations qui avaient souvent besoin d'être coopératives" avec pour résultat "qu'aujourd'hui les entreprises de chemin de fer emploient des centaines de personnes uniquement chargées de se battre pour déterminer qui précisément est responsable de chaque minute de retard des trains".

Lors de l'enquête publique qui a suivi l'accident de Ladbroke Grove, John Hurst, ancien directeur du développement organisationnel de British Rail, déclarait que "la sécurité dans l'exploitation du réseau n'est guère possible dans un tel climat… Se contenter de prendre des mesures de nature technique ou opérationnelle à la lumière d'un quelconque désastre particulier ne s'attaquera pas au malaise sous-jacent qui se manifestera inévitablement chroniquement dans de nouveaux accidents".

La tragédie devait donner raison à John Hurst. En octobre 2000, une année et 12 jours après la collision de Ladbroke Grove, survenait le déraillement de Hatfield: un train inter-city, qui roulait à près de 100 milles à l'heure (160 km/h), déraillait et se brisait en 300 morceaux, ne tuant miraculeusement que 4 personnes.

Plus d'une année auparavant, une étude de santé et sécurité avait révélé une augmentation de 21 % du nombre de rails cassés par rapport à l'année précédente. Le 12 août 1999, l'agence de régulation, Ofrail, avait écrit à Railtrack pour exiger un "plan d'action" pour solutionner le problème. A nouveau la correspondance avait fait la navette entre Railtrack et Ofrail, entre Railtrack et ses sous-traitants d'entretien, et sans doute entre ces derniers et leurs propres sous-traitants. Ce petit manège devait se poursuivre jusqu'à la fin de l'année 1999, malgré qu'en septembre, quand Railtrack avait admis qu'elle était confrontée à "des rails qui approchent de leur fin de vie sur les lignes à grand trafic", Ofrail avait répliqué que l'augmentation du nombre de rails cassés "ne semble pas suggérer que le rail approche de sa fin de vie mais bien plutôt qu'il s'y trouve déjà ou même au-delà".

Il apparaît donc que le problème général et urgent des rails cassés qui parsèment le réseau, et particulièrement les lignes à grande vitesse, était bien connu. Pire, on savait que ce rail qui allait provoquer l'accident de Hatfield présentait des fissures. Les entreprises responsables avaient longuement débattu de ce qu'il fallait en faire. A la fin, Railtrack avait chargé une entreprise appelée Balfour Beatty Jarvís, une des entreprises qui avaient racheté la division entretien de British Rail, de remplacer ce rail. Jarvis avait même livré sur le site en avril 2000 les nouveaux rails. Mais il restait à arranger un "créneau de possession de la voie", c'est-à-dire à convenir avec toutes les entreprises utilisatrices d'un moment de mise hors service de la voie pour réaliser les travaux.

Seulement voilà, Ofrail, Railtrack et les TOC utilisatrices ne pouvaient pas se mettre d'accord sur ce moment. En effet les contrats et les pénalités contractuelles entre les unes et les autres créent un système dans lequel chaque entreprise exerce des pressions sur l'autre et toutes cherchent à repousser loin d'elles les responsabilités, les pressions et les coûts. C'est beaucoup d'argent qui est en jeu. Dans le cas du rail fissuré de Hatfield, sept autres mois se sont écoulés tandis que les lettres entraient et sortaient de Railtrack pour négocier la date et la durée du "créneau de possession de la voie". La date avait finalement été fixée à novembre 2000, soit un mois trop tard.

L'accident de Hatfield provoqua le départ du PDG de Railtrack, Gerald Corbett, gratifié d'une indemnité de départ de £400'000, une forte somme même par comparaison avec les dividendes versés aux actionnaires durant son mandat. Corbett avait inauguré son règne en mettant à la porte la plupart des directeurs hérités de British Rail et en introduisant dans l'entreprise le consultant McKinsey.

Corbett ne pouvait plus rester au pouvoir quand l'accident de Hatfield avait semé une telle panique dans le gouvernement et les entreprises de chemin de fer que la vitesse fut limitée durant des mois à travers tout le réseau. D'ailleurs, paradoxalement, cette décision était le fait de comptables ignorants mais effrayés et a été prise en dépit des conseils plus modérés de leurs ingénieurs. Cela au moment même où les raffineries de pétrole étaient encerclées par les manifestants qui protestaient contre les hausses du prix du pétrole, où plus personne ne pouvait remplir son réservoir. Alors tout le pays s'immobilisa plus ou moins.

Pour l'ancien directeur de British Rail, Chris Green, c'est "l'effondrement" du professionnalisme qui a été la conséquence "la plus fondamentale" de la privatisation. Il évoque comme causes des problèmes la sous-traitance des activités et le licenciement de cadres dirigeants de rangs inférieurs et moyens qui possédaient "une expérience vitale". "Le résultat final en a été la perte collective de la mémoire de l'ABC de l'exploitation d'un chemin de fer."

Le gouvernement de Tony Blair place tous ses espoirs dans la nouvelle Autorité Stratégique du Rail qui devrait coordonner efficacement sa solution (à 64 milliards de livres sterling) au problème des investissements Néanmoins, et à court terme en tout cas, il semble bien que le pire est encore à venir et pas seulement à cause de la détérioration des relations entre employeurs et salariés dans le rail. (Une TOC, South West Trains, qui appartient à l'entreprise de bus Stagecoach, très antisyndicale, menaçait il y a peu de licencier et de remplacer ses employés en grève.) Le journal The Observer concluait son enquête de décembre 2001 de la manière suivante: "Les chemins de fer britanniques sont au bord d'un effondrement catastrophique de la sécurité. De nombreux responsables avertissent qu'une grande partie du réseau est usée et que même les réparations les plus courantes ne sont pas réalisées."

Quoi que ce soit que Margaret Thatcher ait prévu - que les hommes qui l'entouraient et qui ont privatisé le rail ne surent pas voir - même elle n'aurait pas pu imaginer cela. Mais Tony Blair, lui, ferait bien d'imaginer les conséquences. Margaret Thatcher a été renversée par les conséquences de la création d'un système d'impôt local régressif, que tout le monde devait appeler la "capitation" et que John Major se dépêcha d'abolir au moment même où il privatisait le chemin de fer. Un obscur député conservateur dissident déclarait alors que la privatisation du rail serait "la capitation montée sur roues". Tant que Tony Blair reste accroché à des solutions de marché pour chaque problème de service public, la bombe à retardement peut encore lui exploser à la figure.

Cet article est une adaptation d'un chapitre du livre de Brendan Martin à paraître, In the Public Service, éditions Zed, 2002. Il s'ajoute à son livre précédent récemment réédité, In the Public Interest ? (éditions Zed, 1994). Brendan Martin est aussi l'auteur de deux rapports sur la privatisation du rail rédigés pour le compte de la Fédération Internationale des Travailleurs des Transports (ITF), l'un consacré à l'Afrique et l'autre à l'Amérique latine.

La privatisation du rail dans le Tiers Monde

La pensée néolibérale qui a conduit au fiasco de la privatisation du rail en Grande-Bretagne a également inspiré la manière avec laquelle la Banque Mondiale pousse à la restructuration du rail dans les pays en voie de développement. Elle est en train de causer des pertes d'emplois à une échelle catastrophique en même temps qu'elle permet à des entreprises puissantes de gérer l'infrastructure et les services pour servir leurs propres intérêts plutôt que les intérêts économiques et sociaux plus généraux.

En Amérique latine, la privatisation du rail a commencé en Argentine et a touché la Bolivie, le Brésil, le Chili, la Colombie et le Mexique. En Argentine, de 1991 à 1995, la Banque Mondiale a financé le licenciement d'environ 80'000 cheminots. C'était la première fois dans l'histoire de son "assistance" qu'elle utilisait ouvertement son argent, qui est de l'argent public, pour des indemnités de licenciement. Elle l'a refait au Brésil où en 1995 encore, les chemins de fer employaient 42'000 personnes. Près de la moitié d'entre eux avaient perdu leur travail en 1998 afin de préparer la privatisation, grâce à un programme de réduction du personnel financé par la Banque Mondiale.

Mais les coupes sombres ne devaient pas s'arrêter là. Des 22'000 travailleurs repris en 1998 par les nouvelles entreprises privées de chemin de fer brésiliennes, 11'000 étaient licenciés avant la fin de l'année. Depuis le début du processus de privatisation, ce sont donc environ 75 % de la main d'œuvre qui ont été chassés. Il apparaît qu'une telle échelle de licenciements est typique de la privatisation du rail partout.

Selon les sources syndicales, les conditions de travail, de santé et de sécurité se sont détériorées par suite de la privatisation. Les responsables syndicaux argentins rapportent que les conducteurs travaillent plus d'heures pour des salaires moindres et que le taux d'accident a augmenté à cause de la fatigue. Leurs homologues brésiliens disent que la pression pour faire baisser les coûts en supprimant des emplois et en recourant dans une mesure croissante à des sous-traitants a accru la fatigue des travailleurs et en particulier celle des conducteurs, et a miné le fonds de savoir-faire et de connaissances du personnel.

Le modèle exact de restructuration et de privatisation varie d'un pays à l'autre. Au Brésil, l'ancien réseau de chemins de fer de l'Etat a été découpé en huit monopoles régionaux privés, répétant l'exemple de l'Argentine et ses conséquences. Parmi les nouveaux opérateurs privés brésiliens de chemin de fer, il y a une entreprise qui était déjà dominante dans la production de la principale marchandise transportée par sa nouvelle acquisition, le minerai de fer. Cette entreprise fait aujourd'hui l'objet d'une enquête pour établir si elle ne subventionne pas ses propres frais de transport aux dépens d'entreprises rivales, pour ne rien dire de ses passagers.

Des préoccupations similaires sont apparues en Côte d'Ivoire, le pays africain où la Banque Mondiale a développé sa stratégie de privatisation du rail comme un modèle continental, repris depuis par le Kenya, la Zambie et le Zimbabwe, entre autres pays africains. En Côte d'Ivoire, c'est l'entièreté du réseau qui a été reprise par un consortium dirigé par un transporteur français (l'ancienne puissance coloniale) qui a été mis en mesure par là de dominer tant le transport par rail que par route. Cela en dépit du fait que la privatisation du monopole du chemin de fer est justifiée officiellement par la concurrence que lui fait le transport routier.

Comme avec la privatisation de ces autres services publics que sont l'électricité et l'eau, la renégociation des contrats de deux ou trois ans en concessions à long terme est devenue la norme puisque les nouveaux opérateurs privés exploitent leur avantage et la faiblesse des autorités de régulation pour accroître encore plus leurs profits.

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