Jour de grève à Mahalla, le 6 avril 2008
Débat sur la grève en Egypte
Dina Ezzat et Dena Rashed *
Dans le sillage des mobilisations des derniers mois – voir les articles à ce sujet sur ce site ** – une grève générale avait été appelée par diverses forces pour le 4 mai 2008. Elle a été renvoyée. Nous publions ici quelques considérations à ce sujet, considérations sous forme d’une micro-enquête d’opinions. D’autres textes traiteront des luttes sociales en Egypte, en tentant de mieux saisir leurs forces et leurs limites, afin d’éviter de tomber dans le piège: les luttes sociales équivalent, automatiquement, à une radicalisation politique populaire «à gauche» dans l’Egypte d’aujourd’hui. (réd.)
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Selon Ahmed, un chauffeur de taxi du Caire âgé de 25 ans: «C'est de notre faute. Si nous étions entrés en grève le 4 mai, cette augmentation des prix n'aurait pas eu lieu.»
Ahmed s'adressait ainsi au journaliste de Al-Ahram Weekly quelques heures après que le Parti National Démocratique (NDP) ait obtenu la majorité parlementaire pour avaliser une série de mesures qui ont augmenté le prix du pétrole, ce qui a un effet direct sur le coût du transport et un impact indirect sur les prix des produits de base, en particulier des aliments, et des services, en général.
Le paquet économique annoncé n'est pas populaire, c'est le moins que l'on puisse dire. Il a suscité immédiatement une colère publique. Beaucoup se demandent si le 4 mai a été une occasion manquée d'envoyer un message au gouvernement. Des personnes qui se sont entretenues avec les journalistes de Al-Ahram Weekly ont affirmé que si le gouvernement a accordé une augmentation de 30% des salaires à tous les fonctionnaires, c'était pour contenir l'agitation qui s'est manifestée lors de la grève du 6 avril 2008.
L'empressement des personnes à répondre aux questions de Al-Ahram Weekly lundi soir, 5 mai 2008, après l'annonce des augmentations de prix, était en contraste avec leur réticence à s'exprimer le dimanche matin, jour fixé pour la grève [le dimanche n’est pas un jour férié dans nombre de pays islamiques]. Partout dans le grand Caire, lorsqu'on leur demandait pourquoi ils vaquaient à leurs occupations habituelles, leur réponse était: «La grève? Quelle grève?»
La date du 4 mai a été fixée par un groupe de jeunes militants politiques sans appartenance particulière à une association. Le mot d'ordre était: «Restez chez vous». Cependant le dimanche matin, il ne semblait pas que beaucoup avaient répondu à ce mot d'ordre. Et malgré une présence visible et pesante de forces de sécurité, il n'y avait presque aucun signe de dissidence politique. En fait l'activité était plutôt plus intense que d'habitude.
«Je ne sais rien d'une grève. Il n'y a pas eu d'annonce à la télévision hier soir. J'ai envoyé les gosses à l'école» expliquait Nahed, un travailleur de la banque résidant à Mohandessin.
A la veille de la grève du 6 avril, le Ministère de l'Intérieur avait lancé un avertissement contre une participation du public à la grève qui était, initialement, lancée par des militants syndicaux et qui a ensuite été reprise par ceux que l'on surnomme maintenant les «militants facebook» [réseau militant par internet]. L'avertissement du Ministère a été diffusé de manière répétée dans tous les médias gérés par le gouvernement, y compris les nouvelles de neuf heures de Canal 1, largement suivies.
Cela s'est passé tout autrement pour la grève du 4 mai. Selon des «initiés», les médias contrôlés par le gouvernement ont reçu l'ordre de «fermer complètement les yeux sur cette question». Un rédacteur de télévision qui a demandé que son nom ne soit pas divulgué a confirmé: «Nous avons reçu des directives claires allant dans ce sens».
Beaucoup de commentateurs ont attribué le succès considérable de la grève du 6 avril aux avertissements alarmistes et à la présence visible des forces de sécurité le soir du 5 avril.
En effet, beaucoup de personnes ont choisi de ne pas se rendre au travail plus par crainte d'être pris dans des heurts potentiels entre des militants et des forces de sécurité que par solidarité avec les protestations contre la montée en flèche des prix des denrées et, en particulier, des aliments de base.
Les 3 et 4 mai 2008, l'Etat a misé sur une autre carte. Au lieu d'émettre des avertissements, il a diffusé des informations et des analyses sur la «hausse salariale sans précédents» que le président Hosni Moubarak avait communiquées dans son discours le 30 avril, à la veille de la Fête du Travail.
L’Etat a aussi accordé beaucoup de temps de parole et de colonnes à la célébration de l'anniversaire du président le 4 mai. Le président lui-même a fait une tournée dans plusieurs usines à Menoufiya, où il a parlé avec les travailleurs, assistant au changement d'équipe et multipliant les déclarations.
Le 4 mai, une partie du pays était encore en ébullition à la suite des annonces de hausses salariales, alors que l'autre était sous le choc des arrestations de jeunes hommes et femmes impliqués dans l'appel à la grève du 6 avril. Il n'y avait pas de drapeaux noirs suspendus aux balcons, ni des manifestations dans des usines. Au lieu de cela on voyait partout en ville des affiches proclamant: «Les jeunes devraient construire et non pas déconstruire les espoirs de leur pays», message presque identique à celui mis en avant par les jeunes affiliés au NPD régnant qui se sont précipités sur Facebook après la grève du 6 avril.
Les partisans et les opposants au gouvernement ont tous admis que le 4 mai aucun signe de mécontentement public ne s'était manifesté lors de la célébration du 80e anniversaire du président Moubarak. La presse – aussi bien la presse indépendante que celle contrôlée par l'Etat – a publié des titres tels que:«Une grève avortée«, «Les affaires marchent comme d'habitude» et «Les Egyptiens célèbrent avec joie l'anniversaire de Moubarak».
Ce qui correspondait effectivement à la réalité visible immédiate, malgré le fait que les Frères Musulmans – clandestins mais influents – aient annoncé qu'ils soutenaient l'appel à la grève du 4 mai, contrairement à l'indifférence qu'ils avaient affichée à l'égard de la grève du 6 avril.
«Bon, je ne m'attendais pas à ce que la grève soit [très visible]», expliquait le dirigeant des Frères Musulmans, Abdel-Moneim Aboul-Fotouh. Selon lui, il y avait beaucoup de raisons pour que la grève du 4 mai échoue. Tout d'abord, il y avait sa proximité avec la grève du 6 avril. Deuxièmement il y avait l'effet d'endiguement opéré par l'Etat à la suite de l'augmentation des salaires de 30%. Il a ajouté que l'incapacité des militants à impulser convenablement la grève du 4 mai était en partie due aux mesures de sécurité sévères, y compris l'arrestation de beaucoup d'activistes, la suspension de centaines de milliers de lignes de téléphone mobile et le blocage de plusieurs sites Internet, dont celui des Frères Musulmans.
Contrairement aux partis politiques, qui se sont abstenus de cautionner la grève du 4 mai sous prétexte qu'elle n'était pas organisée sous la houlette des fédérations et syndicats nationaux, les Frères Musulmans ont décidé de se joindre à ce qu'ils sentaient être le désir des masses de réagir contre l'injustice sociale «de manière paisible», autrement dit en accord avec la constitution «malgré le fait que [la grève] ne jouit pas encore une large popularité.»
Selon l'analyste politique Diaa Rashwan, la société égyptienne n'a jamais eu une position cohérente en ce qui concerne les grèves. Il explique qu'en janvier 1977 il y a eu des émeutes de la faim pour protester contre les augmentations des prix des aliments, mais que celles-ci ont été suivies d'importantes célébrations – même si elles étaient mises en scène – pour fêter la visite du président Anwar El-Sadat à Jérusalem.
Mais il pense que les choses sont peut-être en train de changer maintenant. «Avan, ce terme [de grève] ne faisait pas partie du langage courant, maintenant c’est le cas. Lorsque vous parlez avec un individu moyen – par exemple avec une ménagère ou un gardien de parking – ce terme leur est familier» explique Rashwan. Il ajoute: «Cela ne se limite pas simplement à ceux qui se connectent à Facebook, même si le nombre de jeunes hommes et femmes qui se mobilisent à travers Facebook a un impact significatif.»
Le changement d'attitude a été salué par beaucoup de commentateurs comme étant une avancée importante par rapport à la passivité politique. Les grèves apparaissent maintenant comme un choix politique que le citoyen moyen – à col-bleu ou à col blanc – peut envisager et auquel il peut peut-être s'attendre.
Selon Sherine Ahmed, un membre NPD élu au Parlement, des grèves ont des aspects positifs et négatifs. Du côté positif, Ahmed admet que la grève réussit à «attirer l'attention» des officiels concernés par les revendications des travailleurs et des employés. Du côté négatif, des grèves peuvent miner la sécurité nationale dans la mesure où ils freinent la productivité ou gênent la circulation ou la discipline sociale.
Ahmed se souvient que, plus tôt dans l'année, les ouvriers de Ghazl al-Mahala «ont donné le bon exemple» [voir article sur ce site du 14 et 5 avril 2008] . Même si leur grève a «légèrement déréglé leur productivité», elle n'a pas entraîné des dégâts graves. «Ils ont réussi à obtenir satisfaction pour leurs revendications sous la forme d'un nouveau chef du conseil et une meilleure rémunération, sans pour autant vandaliser leurs places de travail.»
Il a suggéré qu'il en allait de même pour la manifestation pacifique des employés du service des impôts immobiliers, qui a également eu lieu il y a quelques mois.
Cependant, pour Ahmed, si une grève – qu'elle soit pacifique ou non – est considérée comme dangereuse pour la sécurité, elle devrait être immédiatement annulée. «La sécurité de l'Etat passe en premier», dit-il.
La loi sur le travail réglemente le droit des travailleurs et des ouvriers à se mettre en grève. La Constitution garantit le droit des citoyens à se rassembler pour manifester, mais la loi d'urgence, qui est en vigueur depuis l'assassinat de Sadat [octobre 1981], l'interdit. Les grèves sont malgré tout considérées comme une manière de protester contre l'injustice.
Abdel-Ghaffar Shokr, un dirigeant proéminent du parti de gauche Tagammu, a souligné l'augmentation du nombre de grèves depuis la fin 2005. En 2006, il compte moins de 200 grèves à niveau national. «Pourtant, en 2007, 1'000 grèves ont eu lieu» a-t-il affirmé.
Selon Shokr, il ne s'agit pas seulement d'une augmentation du nombre de grèves, mais aussi du nombre et de la portée des personnes qui ont pris part à celles-ci démontrant ce qu'il décrit comme un sens croissant de frustration à cause de la dégradation des conditions socio-économiques – non seulement de la part des ouvriers mais aussi de la part des professionnels: "Les prix sont en constante augmentation et les salaires stagnent pratiquement".
"Qu'est-ce que le gouvernement pense que les gens vont faire maintenant? Ne se rend-il pas compte qu'il est en train d'inciter les gens à faire grève non seulement une fois mais fréquemment? demande Ahmed, le chauffeur cairote. "Bien sûr qu'il va y avoir des grèves et des protestations suite à cette augmentation des prix. Je ne sais pas quand et où, mais elles auront lieu" ajouta-t-il.
Dans un des cafés à la mode du Caire, un groupe de jeunes Egyptiens boit leurs cafés crème et leurs diet cokes. Derrière leur apparence détachée, il y a un climat d'engagement. Ces jeunes hommes et femmes discutaient de la grève du 4 mai et des grèves en général.
Selon Ahmed Saïd, un ingénieur de 30 ans, les grèves valent la peine «si c'est pour une cause». Pour lui, le fait de se mettre en grève constitue pour les gens un puissant outil pour revendiquer la justice et envoyer un message au gouvernement. Savoir si le gouvernement reçoit le message ou l'ignore est une autre question.
Pour Saïd, les grèves doivent être organisées: «Aucun groupe de personnes ne peut simplement décider de se mettre en grève tel jour». Des grèves sporadiques et non-coordonnées peuvent se retourner contre eux, comme cela a été le cas avec le 4 mai. «Si la grève n'est pas collective et bien organisée, elle pourrait finir par affaiblir plutôt que de renforcer la cause.»
Les militants politiques qui soutiennent les grèves estiment qu'il faudra de la pratique pour que les Egyptiens développent les capacités et connaissances utiles pour une telle contestation. Selon Qadri Hefni, professeur de psychologie politique à l'Université d'Ain Shams, il faudra également un changement de la culture politique.
A son avis les Egyptiens devront surmonter l'idée que les grèves et la trahison sont synonymes. C'est seulement ainsi que des grèves efficaces pourront devenir partie intégrante des droits démocratiques. En tout cas, estime Hefni : «Les gens commencent à se sentir [plus à l'aise] en ce qui concerne la participation à une grève.»
Hefni établit une distinction entre les diverses formes de protestation et la capacité des individus de milieux socio-économiques différents à y participer. Il argumente qu'un ouvrier dont le revenu tout entier dépend de son salaire quotidien pourrait se montrer plus réticent à participer à une grève qui le priverait de son salaire qu'un fonctionnaire. Mais, par ailleurs, ce même ouvrier pourrait être plus enclin à participer à une manifestation qu'un fonctionnaire «à col blanc».
Selon Saber Aboul-Fotouh, un parlementaire affilié aux Frères Musulmans: «les grèves ont un effet stupéfiant, car ils délivrent un message fort à l'Etat, et témoignent du fait que les gens sont en colère à cause des conditions de vie pénibles, de la corruption et des procès de civils dans des tribunaux militaires.» Il a ajouté que cet effet porte ses fruits presque aussitôt que l'appel à une grève est rendu publique, que l'appel ait du succès ou non.
Farouk El-Ashri, du Parti nassérien, a dit que la montée du concept de grève est un signal clair que l'injustice a atteint une limite insoutenable. «Dans les jours qui ont suivi la grève du 6 avril 2008 il y avait l’idée, à tort ou à raison, que le gouvernement allait dans le sens de reconnaître l'énorme fossé entre quelques immensément riches et la majorité de pauvres ou très pauvres, et d'envisager d'aborder ce problème.»
Cependant, pour El-Ashri comme pour d'autres, le paquet économique de lundi, qui sera vraisemblablement suivi par d'autres mesures économiques «dures», indique que, quelles que soient les mesures que prendra le gouvernement en faveur de la justice sociale, elles seront au mieux cosmétiques et temporaires. «Ce n'est donc qu'une question de temps avant que la prochaine grève éclate. C'est une victoire pour la cause de la justice sociale», dit-il, malgré le fait que son parti se soit distancé de la grève du 4 mai.
Pour El-Ashri, les grèves ne sont pas une question d'affiliation partisane. «C'est une question nationale. Les partis pourraient jouer un rôle, mais ce sont essentiellement les gens et non pas les partis qui sont concernés. Une grève n'est pas une question d'opposition au gouvernement, mais plutôt une revendication sociétale exprimée face au gouvernement», dit-il. (Traduction A l’encontre)
* Dina Ezzat and Dena Rashed ont publié cette contribution dans l’hebdomadaire Al-Ahram Weekly
** Une journée de mobilisation hors du commun. Aliaa Al-Korachi et Samar Al-Gama (14 avril 2008); La vague de protestation du 6 avril. André Duret (5 avril 2008); La bataille du pain. Héba Nasreddine, Gilane Magdi, Salma Hussein (25 mars 2008); La grogne sociale peut s’étendre. Chérine Abdel-Azim (27 décembre 2007); Les travailleurs obtiennent gain de cause. Albert Chérif (17 octobre 2007); Les travailleurs et travailleuses manifestent leur colère. Marwa Hussein (2 octobre 2007).
(16 mai 2008)
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