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Adam Michnik

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Pologne 1968. Adam Michnik témoigne
du chauvinisme et de la xénophobie du PC

Entretien avec Celia Chauffour *

Adam Michnik, un des leaders des événements de mars 1968 en Pologne, revient sur la campagne antisémite du pouvoir pour écraser le mouvement de protestation

Pour le bloc communiste, 1968 fut une année funeste: écrasement du «printemps de Prague», lancement en mars par le régime communiste polonais d'une campagne antisémite, qui aboutit au bannissement de milliers de personnes, pour briser la montée du mouvement protestataire en Pologne. Dans un pays où l'antisémitisme, relayé par Radio Maryja et les milieux nationalistes, reste présent, le 40e anniversaire de cette campagne donne lieu en Pologne à des commémorations. Héros de Solidarité, fondateur du quotidien Gazeta Wyborcza, Adam Michnik évoque pour Le Monde ces événements. Victime lui-même du Mars polonais, il a pourtant été «oublié» lors de la cérémonie officielle du 8 mars en présence du président conservateur Lech Kaczynski.

En Pologne, le mouvement d'étudiants et d'intellectuels né de la suspension des «Aïeux» d'Adam Mickiewicz au Théâtre national de Varsovie a servi de prétexte au pouvoir communiste pour sa vaste campagne antisémite...

C'était une campagne anti-intellectuelle et anti-libertaire. Dans l'Histoire, il n'y a pas seulement des luttes victorieuses. Mars 1968 a vu la victoire d'une politique extrêmement chauviniste, xénophobe et autoritaire, et notre défaite. Une vraie défaite. Trois semaines seulement après avoir commencé, le mouvement a été liquidé par des moyens policiers. La plupart des leaders du mouvement se sont retrouvés en prison. C'était une campagne brutale, sans compter les procès et les expulsions de professeurs et d'étudiants.

1968 a aussi été le premier mouvement de masse contre la dictature. Ce mouvement, né parmi la nouvelle génération, celle qui était née dans la Pologne communiste, a eu sa continuité après quelques années. La tradition de la jeune démocratie polonaise était née.

Doit-on comprendre qu'en 1968, votre génération a ouvert son chemin vers la liberté ? Celui qui allait mener aux protestations ouvrières de Gdansk, à la création du Comité de défense des ouvriers (KOR), puis à Solidarnosc ?

Le KOR, puis Solidarnosc, étaient une large confédération avec une kyrielle de sources. Le mouvement de 1968 était l'une d'elles, pas la seule.

Pourquoi les protestations polonaises, en germe depuis des mois, trouvent-elles leur expression en 1968 ?

Ce sont les secrets de la situation révolutionnaire ! En Pologne, l'inspiration tchécoslovaque a certainement joué son rôle. En mars 1968, les étudiants scandaient «Toute la Pologne attend son Dubcek» [figure de proue du «printemps de Prague» en 1968]. Si l'évolution démocratique était possible à Prague et Bratislava, pourquoi pas à Varsovie ?

Mais le mouvement polonais était aussi, pour nous, une surprise. Personne n'avait imaginé que les protestations contre le retrait de l'affiche des Aïeux au Théâtre national à Varsovie, en janvier, seraient le point de départ d'un vaste mouvement étudiant. Interdire Mickiewicz, qui est pour les Polonais ce que Victor Hugo est aux Français, était intolérable. Nos protestations ont été relayées par la révolte de grands écrivains, parmi les plus connus et les plus respectés en Pologne - Andrzejewski, Slonimski, Kolakowski. Début mars, le gouvernement a décidé d'expulser plusieurs étudiants, dont moi-même. C'était un moment décisif. En réponse, nous avons organisé un grand meeting sur le campus de l'université de Varsovie. Mais personne n'avait imaginé que le 8 mars serait le premier jour d'un grand mouvement qui toucherait plusieurs universités en Pologne.

Qu'aviez-vous en tête, ce vendredi 8 mars 1968, à 21 ans, dans la cour de l'université de Varsovie, devant les étudiants rassemblés en signe de protestation contre votre exclusion ?

Je m'opposais à la dictature, bien sûr. Pour moi-même et mes amis, c'était une protestation au nom du socialisme démocratique. C'était la lingua franca de l'époque, celle du «printemps de Prague» notamment.

Pensez-vous que d'Est en Ouest, les acteurs de la même génération, aux options pourtant radicalement opposées en 1968, se soient battus pour les mêmes valeurs ?

Ces mouvements étaient profondément différents. Les slogans clamés à la Sorbonne ou à Berlin-Ouest étaient dirigés contre le capitalisme, la société de consommation, la démocratie bourgeoise définie comme une pseudo-démocratie, mais aussi contre les Etats-Unis et la guerre du Vietnam. Pour nous, c'était une lutte pour la liberté dans la culture, dans les sciences, dans la mémoire historique, pour la démocratie parlementaire, et enfin, surtout visible en Tchécoslovaquie, contre l'impérialisme soviétique, pas américain.

1968 en Pologne, ce sont aussi les purges antisémites orchestrées par le général Moczar dans les arcanes du parti au nom d'une campagne antisioniste, puis l'exode de 15 000 juifs polonais.

Pourquoi Moczar et ses acolytes ont-ils utilisé le langage antisioniste et antisémite ? D'abord pour des convictions nationalistes, chauvinistes, tout en s'alignant sur Moscou contre Israël. Ensuite c'était un moyen de diviser les cadres du régime. Traditionnellement beaucoup d'apparatchiks avaient des origines juives, pas seulement dans l'appareil du parti, mais dans les hôpitaux ou à l'université. Enfin parce qu'ils s'appuyaient sur la tradition, forte en Pologne, du mouvement nationaliste Endecja, dont le langage était l'antisémitisme. En utilisant ce langage, le pouvoir communiste a cherché à s'enraciner dans la tradition polonaise.

Il a fallu attendre 20 ans, en 1988, pour que le pouvoir communiste reconnaisse pour la première fois le caractère antisémite des événements de 1968, tout en déresponsabilisant les cadres du parti. Etait-ce suffisant ?

C'était inacceptable. Jusqu'à la fin, la majorité des apparatchiks sont restés silencieux sur les faits. Aujourd'hui, 40 ans après, la situation est tout à fait nouvelle. Les post-communistes, dans leur majorité et dans leur discours public, sont absolument contre le chauvinisme ethnique. Ils utilisent le langage des sociaux-démocrates occidentaux.

Paradoxalement le discours antisémite populiste est passé à droite, avec Roman Giertych et sa Ligue des familles polonaises, mais aussi des tendances assez fortes dans les médias comme Nasz Dziennik (du Père Rydzyk), Nasza Polska et parfois même Rzeczposposlita, qui joue l'ambivalence.

* Cet entretien a été publié dans Le Monde du 25 mars 2008.

Les travailleurs de certaines usines ont été « mobilisés » contre les étudiants. Ils ont défilé avec des pancartes portant des slogans pro gouvernementaux, du type: « On soutiendra la politique de paix et de progrès », « Toujours avec le Parti », « Nettoyer le Parti des sionistes ». Le PC polonais – qui avait pour nom POUP: Parti ouvrier unifié de Pologne, pour donner l’illusion d’une fusion « libre » avec les autres partis, entre autres les socialistes, après la seconde guerre mondiale – avaient été liquidés en 1938. Une direction reviendra dans les fourgons de l’Armée Rouge. La « tradition » cultivée de l’antisémitisme en Pologne, par la droite, est utilisée d’autant plus facilement, en 1968, par la direction du POUP que dans les années 1950 et 1960 quelques dirigeants (rescapés de l’avant-guerre), d’origine juive, avaient occupé quelques places sur l’avant-scène politique. Cela a facilité l’utilisation à la fois de la thématique nationaliste (face à l’URSS quasi occupante) et celle de l’« antisionisme» qui fleurait l’antisémitisme. La guerre de 1967 (entre Israël et l’Egypte, entre autres) a permis de mettre quelques bûches dans le foyer et d’entretenir toutes les confusions. (red. A l’encontre)

(27 avril 2008)

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