Débat
Pierre Dardot et Christian Laval
Qu'est ce quela rationalité néo-libérale?
Questions à Pierre Dardot *
Nous publions
ci-dessous l’intervention faite par Pierre Dardot – co-auteur
avec Christian Laval de la Nouvelle raison du monde – au
«Club socialisme maintenant», à Paris. Pierre Dardot développe
ici ses positions et explications en partant de questions qui lui ont
été communiquées dans le but de structurer son exposé
introductif. Nous reproduisons de même un des éléments de la
discussion portant sur «l’évaluation permanente» qui envahit les
entreprises comme les institutions, du secteur privé ou public, ou
para-public. (Réd.)
*****
• Le premier point
concerne ce que nous appelons avec Christian Laval la rationalité
néolibérale, c’est-à-dire: qu’est-ce que nous entendons
exactement par là, comment ça fonctionne, quels sont les grands
traits de cette rationalité ?
• Le deuxième point
est relatif à la généalogie de cette rationalité:
c’est-à-dire comment une rationalité se met en place, comment en
l’occurrence cette rationalité s’est mise en place, qu’est-ce
que ça signifie, qu’est-ce qu’on peut apprendre finalement de sa
généalogie, c’est-à-dire de la façon dont elle s’est mise en
place puisque c’est quelque chose qui remonte à la fin des années
1930 – 1938 exactement – tout au moins sur le plan de
l’élaboration de la doctrine intellectuelle qui va préluder à la
mise en place plus tard dans les années 70 de cette rationalité —
donc, crise de 1938, crise des années 70 et puis qu’est-ce qu’on
peut en tirer comme conclusion sur la crise de 2008, sur
l’appréciation qu’on peut en porter.
• Le troisième point,
la démocratie, la question de la démocratie, la démocratie
politique, celui de la démocratie que nous appelons libérale:
que signifie notre diagnostic sur l’épuisement de la démocratie
libérale, puisque c’est le diagnostic qu’on porte à la fin du
livre, dans la conclusion ? Que signifie le vocable que
nous empruntons à une philosophe américaine qui s’appelle Wendy
Brown et qui est le vocable d’une dédémocratisation, un
vocable assez précis pour nous, qui présente plusieurs avantages –
sur lesquels je reviendrai.
• Quatrième point, qui
rejoint un peu ce qui a été dit, la question du projet alternatif, ou en tout cas la question des éléments qui pourraient
permettre d’élaborer une alternative, puisqu’il est
entendu que ça ne peut pas être une élaboration qui reste
l’apanage exclusif d’un petit cercle composé de «gens très
doués». Au cœur de cette question, il y a la question des communs,
puisque nous nous sommes beaucoup intéressés à cette question-là
avec Christian Laval. Nous avons commencé d’y réfléchir avec les
deux contributions que nous avions faites dans la revue de la société
Louise Michel, c’est-à-dire la revue Contretemps, qui
étaient précisément concentrées sur cette question des communs,
tout particulièrement l’article de Christian Laval d’ailleurs.
Mais nous en parlons dans différents textes que nous avons faits
d’ailleurs cette année 2010 pour différentes revues. Et je crois
que ça serait utile dans la dernière partie de dire quelques mots
de cette question des communs. C’est un petit peu curieux, parce
que c’est un vocable auquel beaucoup de gens ne sont pas habitués,
mais j’y reviendrai. C’est un vocable qui s’est imposé à
partir tout simplement de l’américain et de l’anglais commons,
puisque tout simplement c’est une question qui a été reposée
d’ailleurs par des économistes dans les années 1980 et des
économistes américains dont l’une d’entre elles est précisément
celle qui a été distinguée récemment par le prix Nobel
d’économie, Elinor Ostrom. Elle a initié la recherche sur les commons – sur les communs – depuis le début des années
1980. Elle fait donc figure de pionnière, d’autant que le
contexte idéologique, politique et culturel qui était celui
des années 1980 n’était pas spécialement favorable à ce genre
de recherches. Je reviendrai donc sur cette question des
communs.
Je commence donc par
le premier point, c’est-à-dire par les grands traits de la rationalité néolibérale.
D’abord, nous tenons
absolument à utiliser le terme de rationalité et nous tenons
également à parler de rationalité gouvernementale, dans la mesure
où la présentation qui est faite habituellement du néolibéralisme
nous semble un petit peu réductrice et tronquée.
Lorsqu’en
effet on parle du néolibéralisme, on parle souvent d’idéologie.
Je suis – comment dirais-je – bien placé, par mon passé et ma
formation politique, pour comprendre que le terme d’idéologie peut
être assez séduisant, mais qu’en même temps il recèle un
certain nombre de pièges, ou en tout cas, il peut constituer un
obstacle ; ça dépend de la manière dont on l’utilise. Pour
ma part j’ai été habitué, au cours des années de ma vie
militante, à entendre de façon très précise par idéologie un
système de croyances, un système de représentations ou un système
d’idées qui avait une fonction qu’on pourrait dire double:
c’est-à-dire à la fois une fonction de légitimation et une
fonction d’occultation. Une légitimation, parce que ça servait à
justifier – par exemple la réalité crue qui était celle de la
domination capitaliste – et puis occultation, parce que, pour
justifier cette réalité de la domination capitaliste, on avait
recours à un certain nombre d’idées qui se présentaient toujours
sous un jour extrêmement généreux, attractif, etc.
Donc, il me semble que
cette notion d’idéologie, si on la prend dans ce sens-là, c’est
une notion qui est un petit peu réductrice et c’est la raison pour
laquelle avec Christian Laval nous avons choisi de parler de
rationalité, ce qui se trouve d’ailleurs exprimé par le titre
même de l’ouvrage La Nouvelle Raison du monde.
Qu’est-ce que ça
signifie ? Qu’est-ce que signifie d’abord le mot de
rationalité, qu’est-ce que signifie ensuite l’expression de
rationalité gouvernementale ? Nous avons emprunté ce terme,
qui est un véritable concept, à Michel Foucault ; c’est un
terme que Michel Foucault a mis au point dans les années 1970-1980.
Voilà un philosophe qui fait une incursion qui est assez rare à
l’époque dans le domaine de l’actualité politique, puisqu’il
fait un certain nombre de leçons au Collège de France qui sont
consacrées à ce qu’il appelle « la naissance de la
biopolitique ». Et c’est dans cette série de leçons
qu’il est amené à utiliser, à reprendre l’élaboration du
concept de rationalité. A ce moment-là, il s’interroge
directement sur la politique qui est celle de Raymond Barre, de
Giscard d’Estaing. 1978-1979, c’est quand même une période qui
est assez charnière. Il y a très peu de gens qui s’intéressent
alors à cette question-là, particulièrement parmi ceux qui font de
la philosophie ; beaucoup parmi ceux-là considèrent que
Foucault s’intéresse à des choses qui ne sont pas vraiment dignes
de la recherche d’un philosophe professionnel. Ce sont des leçons
qui ont constitué pour nous – Christian Laval et moi – un
choc ; c’est-à-dire que quand on a lu – c’est paru
il y a quelques années seulement–, quand on a lu cette série de
leçons, on s’est dit qu’on n’était passé à côté de
quelque chose d’absolument extraordinaire qui nous permet de
comprendre ce qui nous arrive aujourd’hui.
Et dans la mesure où on
a eu ce choc, cet effet de sidération, on s’est dit qu’il ne
fallait pas en rester là, c’est-à-dire à la première réaction
qui consiste à dire: c’est très puissant, c’est
très éclairant, etc. Mais, il faut tâcher de prolonger ce que
Foucault a fait. Et c’est ce que nous avons essayé de faire dans
la mesure où nous étions à la fois fortement interpellés par ce
que disait Foucault, et en même temps agacés ou irrités par un
discours qui était à l’époque extrêmement récurrent à gauche,
et pas simplement au Parti socialiste, discours qui consistait à
dire que, à partir du moment où il y avait des règles,
ça ne pouvait pas être le néolibéralisme ou le libéralisme,
puisque, par définition, le libéralisme ou le néolibéralisme,
c’est la loi de la jungle.
Donc, à l’intérieur
d’un pareil discours, dès lors qu’il y a des règles, c’est
nécessairement quelque chose de positif parce que les règles sont
en soi positives, indépendamment de leur contenu. Je ne sais pas
s’il y a une irritation philosophique, mais en tout cas, moi, j’ai
été profondément irrité par ce que j’ai entendu à ce
moment-là, et on peut dire que ça a été la même chose pour
Christian Laval. On s’est alors décidé à prendre le problème à
bras-le-corps et à travailler dans le sillage des travaux de Michel
Foucault.
J’en viens maintenant à
la notion de rationalité ; l’idée intéressante c’est que
justement, à la différence d’une idéologie, une rationalité ne
concerne pas les individus en tant qu’ils sont attirés
intellectuellement par une certaine doctrine. Autrement dit, il ne
s’agit pas ici de l’attraction qu’opère un système d’idées.
Ce que je veux dire par là, c’est qu’une rationalité est un
système de normes qui intervient et qui joue d’abord et avant tout
sur le terrain des pratiques, c’est-à-dire de ce que font les
individus. C’est un système de normes qui va commander de
l’intérieur la pratique des individus.
A la limite, ce système
fonctionne indépendamment des valeurs auxquelles les individus dans
leur for intérieur peuvent adhérer: ça peut être des gens
qui sont vis-à-vis de l’idéologie de la concurrence universelle
dans une attitude de répulsion, ça peut être des gens qui sont
relativement indifférents, ça peut être des gens bien sûr qui y
adhèrent. La question n’est pas là, la question c’est d’agir
sur les motivations des conduites ; c’est une idée très
importante que l’on doit précisément à Michel Foucault, l’idée
que gouverner les hommes va consister à agir sur les ressorts de
leurs conduites, sur leurs motivations, sur leurs intérêts, sur ce
qui les met en mouvement dans certaines situations. Et pour cela, on
va jouer, pas du tout, ou du moins pas principalement, sur la
puissance de la propagande, mais sur des mises en situation ;
c’est-à-dire qu’on va intervenir de telle manière que les
individus soient placés dans des situations telles qu’ils ne
puissent pas faire autre chose que d’agir dans le sens qui est
précisément souhaité.
Au lieu de leur dire:
faites ceci, faites cela, au lieu de leur intimer des ordres, au lieu
de les commander et le cas échéant de faire en sorte que les
commandements soient ensuite exécutés sous la contrainte, on va les
placer dans des situations en elles-mêmes contraignantes. Mais ça
sera non pas la contrainte qu’une volonté exerce sur une autre
volonté, mais la contrainte des situations, plus exactement, celle
des mises en situation. Ce qu’on essaye de cerner en parlant de
rationalité, c’est la façon dont des normes peuvent organiser et
orienter la conduite des individus, alors même qu’il n’y a pas
de contraintes directes qui pèsent sur leur volonté.
Foucault articule cette
notion de rationalité à celle de gouvernementalité. Il parle de
« rationalité gouvernementale » pour désigner un
système de normes qui va permettre de diriger ou de conduire la
conduite des hommes. La définition que Michel Foucault donne de la
gouvernementalité, c’est précisément que c’est un mode de
conduite des conduites. Encore une fois, ce n’est pas conduire au
sens de diriger en intimant à un tel de faire ceci, de faire cela,
c’est conduire indirectement: c’est conduire en orientant
les conduites, c’est conduire en motivant les gens à se conduire
de telle ou telle manière dans certaines situations données.
Vous voyez bien que, en
cela, c’est complètement indépendant de l’adhésion à un
système d’idées. On ne va pas leur demander leur avis sur la
valeur des normes, on sait très bien qu’il y en a qui y sont
absolument opposés. Ce n’est pas ça le problème, on va encore
une fois les mettre dans des situations pour les amener à faire ce
que l’on considère être le « bon choix ». Ils vont
s’apercevoir eux-mêmes que, s’ils ne font pas ce choix, ils
perdront et ils perdront tout. Donc finalement, soit ils joueront le
jeu – et ils joueront le jeu de la meilleure manière possible –
c’est-à-dire de la façon la plus intense possible en s’engageant
à fond, soit ils perdront tout. C’est un petit peu la traduction,
si vous voulez, de « marcher ou crever » sur le marché
du travail, mais dans une forme, dans une mise en forme, qui est un
petit peu différente. Mais je crois que c’est assez important
parce qu’on est héritier, qu’on le veuille ou non, qu’on en
ait conscience ou pas, de toute une tradition de philosophie qui
remonte aux Grecs et en particulier à Platon. Et selon cette
tradition de philosophie politique, gouverner c’est commander.
C’est cette très
vieille idée que l’on retrouve jusqu’à un certain point dans le
marxisme, dans un certain marxisme. Ainsi, vous avez une vieille
formule que beaucoup d’entre vous connaissent, qui est due à Saint
Simon et date du début du XIXe siècle – à peu près 1810-1820 –
et qui procède d’un pronostic sur le développement de la
« société industrielle »: la marche de ce
développement conduira à substituer l’administration des choses
au gouvernement des hommes. Cette formule très célèbre fait partie
d’une sorte de réservoir d’idées commun à toute une tradition,
à toute une série de courants extrêmement différents, dont
notamment tous ceux qui se réclament du marxisme.
Et c’est pour nous une
idée qui est assez réductrice, en tout cas qui ne nous permet pas
de comprendre ce qui se passe aujourd’hui: si gouverner ça
n’était que commander, on ne comprendrait pas justement la façon
dont les dirigeants que l’on a aujourd’hui gouvernent. Pas plus
qu’on ne comprendrait que ce gouvernement des hommes ne se limite
pas à la façon dont les dirigeants de l’Etat gouvernent, mais
qu’il inclut aussi la façon dont les individus à différents
échelons sont amenés à gouverner les autres. Autrement dit, ce qui
vaut des gouvernants de l’Etat vaut également pour les gouvernants
intermédiaires, vaut également pour le responsable de service,
vaut pour le chef d’entreprise, vaut pour le dirigeant de tel ou
tel établissement scolaire, – disons intermédiaire – etc.
Il faut dire qu’il y a
à cet égard une sorte de fantasme, en particulier chez les
dirigeants actuels, et qui est très révélateur de ce qu’on
appelle la rationalité néolibérale comme rationalité
gouvernementale, c’est le fantasme d’une « chaîne
managériale ». C’est assez intéressant d’ailleurs comme
expression, ça se trouve dans un rapport qui a été publié il y a
quelque temps de cela, un peu plus d’un an, qui s’appelle le
rapport Silicani sur la réforme de la fonction publique, et qui
n’est pas du tout un rapport destiné à rester dans les tiroirs.
Silicani introduit cette formule-là: « chaîne
managériale ». Car les gens qui sont habitués à considérer
que le néolibéralisme et le libéralisme en général ça signifie
le contraire de la bureaucratie et le contraire de la centralisation
administrative sont très surpris, ils se disent: comment
peut-on parler de « chaîne » – sous entendu
administrative et bureaucratique – tout en disant
« managériale » ? Cela semble contradictoire parce
que « managériale » semble signifier justement qu’il
n’y a pas de chaîne de centralisation, pas de centralisation
administrative. Et là on a au contraire comme un oxymore,
c’est-à-dire deux termes qui semblent contradictoires dans une
même expression. C’est assez intéressant précisément en raison
de ce fantasme de continuité ; comme si on pouvait obtenir une
transparence en partant du sommet pour aller jusqu’à la base, par
exemple dans la fonction publique en imposant une réorganisation de
la fonction publique qui ferait qu’on partirait du président de la
République pour descendre jusqu’au plus petit échelon de base.
Cette logique se retrouve
dans certaines propositions faites à propos du contrôle du travail
des ministres, puisqu’il avait été envisagé à un moment donné
que ce soit les cabinets d’audit qui viennent auditionner les
ministres pour essayer d’évaluer leurs résultats. Il suffit
d’imaginer cette même logique généralisée et mise en œuvre de
haut en bas, ça descendrait ainsi jusqu’au plus petit agent
de la fonction publique, jusqu’au postier dans sa petite ville et
tout le monde serait alors exactement soumis au même régime dans
les différentes professions de la fonction publique. Or il nous
semble quant à nous que ça n’est absolument pas contradictoire
avec le néolibéralisme, mais qu’on est là au contraire au cœur
de la logique normative qui est celle du néolibéralisme.
A partir de là, on peut
comprendre ce que j’ai appelé à la suite de Foucault « la
conduite des conduites », ou la rationalité gouvernementale,
cela permet en effet de montrer que ce n’est absolument pas
réductible à une idéologie, ce n’est pas pour l’essentiel un
travail de séduction mené autour de quelques idées. Bien sûr ce
travail de séduction existe, bien sûr il y a des propagandistes
zélés. Vous avez des cercles de propagande, vous avez des
think-tanks, vous avez des groupes qui sont spécialisés dans un
travail de diffusion idéologique. Mais l’essentiel n’est pas là,
l’essentiel est dans la mise en place justement de ces situations,
de ces incitations, de ces motivations, c’est-à-dire de tout ce
qui peut modifier les ressorts de la conduite et le rapport qu’a
l’individu avec sa propre conduite, je dis bien le rapport qu’un
individu a avec sa propre conduite.
Car, s’il peut être
conduit à se conduire d’une certaine manière vis-à-vis des
autres, il peut par là même être conduit à se conduire d’une
certaine manière vis-à-vis de lui-même. Et il arrive assez
fréquemment – je le vois dans l’éducation nationale dans
laquelle je travaille, mais cela est également visible dans d’autres
secteurs – qu’on ait affaire à des individus qui sont de bonne
foi quand ils nous disent par exemple ne pas accepter du tout
l’idéologie de la concurrence universelle, et qui, en même temps,
dans leur conduite ou leurs pratiques, sont amenés plus ou moins à
mettre en place, sans toujours se rendre compte de la portée de
leurs propres actes, des dispositifs qui correspondent très
précisément à ce que l’on souhaite que justement les gens
fassent d’eux-mêmes.
Autrement dit, la
rationalité, c’est ça: c’est le fait d’obtenir des
individus par ces incitations qu’ils se conduisent comme on veut
qu’ils se conduisent, sans avoir à le leur rappeler sans cesse et
sans avoir à leur commander sans cesse ce qu’ils doivent faire. Il
est très important pour nous de considérer que ce qui est en
question, c’est un peu ce que l’on pourrait appeler une « logique
des pratiques », logique en vertu de laquelle les pratiques
s’appellent les unes les autres, se renforcent et se prêtent
mutuellement appui. A cet égard, il nous semble qu’il y a quelque
chose d’assez curieux, d’assez étrange, voire d’assez
incompréhensible, surtout de la part de gens qui se réclament de
Marx, à vouloir tout expliquer par l’idéologie. C’est pourtant
un travers assez fréquent chez beaucoup d’entre eux qui consiste à
expliquer tout ce qui se passe par l’idéologie, c’est-à-dire
par la puissance d’attraction de certaines idées.
Or il nous semble que, si
on peut faire droit à une exigence matérialiste minimale, c’est
précisément en privilégiant le plan des pratiques, c’est-à-dire
de ce que font les gens, comme des rapports que ces pratiques
induisent tant vis-à-vis d’eux-mêmes que vis-à-vis des autres ;
c’est pourquoi nous tenons beaucoup à cette expression de
« logique des pratiques ».
Si l’on veut bien
résumer, nous caractérisons cette logique ou cette
rationalité qui joue au plan des pratiques par quatre traits. Le
premier trait concerne la question du marché, il permet de mettre en
évidence la différence qu’il y a entre le néolibéralisme et le
libéralisme. Dans le libéralisme classique, vous savez tous très
bien qu’il y a des expressions comme celle de « cours naturel
des choses », que l’on trouve par exemple chez Adam Smith. Vous avez cette idée que le marché c’est quelque chose de
naturel: il y a un espace, celui des relations spontanées que
les individus entretiennent, qui est précisément l’espace du
marché, et tout cela finalement fonctionne sans intervention
étatique particulière. De sorte qu’il vaut mieux laisser ce
cours naturel suivre sa propre logique sans le perturber. Ça, c’est
le libéralisme des origines, disons, le libéralisme du dix-huitième
siècle. Dans le néolibéralisme, c’est là le premier trait de
cette rationalité, le marché est d’emblée considéré et regardé
pratiquement, et pas simplement sur le plan des idées, comme quelque
chose qu’il faut construire. Le marché n’est pas une
donnée naturelle, c’est au contraire un construit. Cela signifie
qu’une politique néolibérale doit être une politique de
construction et de mise en place des marchés. Cette idée-là est
complètement étrangère au réservoir d’idées qui était celui
du libéralisme classique. Voilà pour le premier point.
Le deuxième trait, c’est
que l’essence du marché ne réside pas dans la division du
travail, ça n’est pas l’échange d’équivalents, comme c’était
le cas en particulier pour certains des classiques, c’est
autre chose, c’est la concurrence. Cette idée que la concurrence
c’est l’essence du marché, c’est une idée qui est
relativement nouvelle. Dans l’histoire des idées, ça remonte à
quelqu’un qui n’a pas toujours bonne presse chez les néolibéraux
parce qu’il dit parfois crûment ce que certains d’eux pensent
tout bas, à savoir à Herbert Spencer, qui est le père de ce qu’on
a appelé le « darwinisme social » dans l’Angleterre
victorienne de la fin du dix-neuvième. C’est quelqu’un qui est
allé très loin en transposant l’idée de la lutte pour la
sélection naturelle du domaine des espèces vivantes au domaine des
relations sociales, et en disant que l’Etat ne devait absolument
pas intervenir pour fausser ou perturber ce jeu de la sélection
naturelle dans la société humaine, avec des phrases qui sont
extrêmement dures pour les pauvres et les mendiants… Mais c’est
assez important, parce qu’à nos yeux Spencer marque un tournant:
il est le premier à dire de façon aussi nette que l’essentiel
dans le marché ce n’est pas l’échange d’équivalents, ce
n’est pas la division du travail, ou la complémentarité des
tâches, mais que c’est la concurrence, qui est non une relation
d’égalité, mais une relation d’inégalité entre ces unités de
production que sont les entreprises. Les néolibéraux vont donc
assumer totalement cette double idée que le marché doit être
construit et que l’essence du marché c’est la concurrence. D’où
cette conclusion qu’il appartient à l’Etat d’intervenir pour
construire les marchés, et qu’il doit le faire en faisant
prévaloir la norme de la concurrence.
Troisième trait,
troisième caractère si vous voulez de cette rationalité
néolibérale: le nouveau rôle dévolu à l’Etat. Ce rôle-là
est assez nouveau, dans la mesure où, dans la tradition d’un
certain libéralisme, pas tant celui d’Adam Smith que celui de
l’école de Manchester qui va venir un peu après – on avait une
image qui résumait un peu tout et qui était celle de l’Etat
« veilleur de nuit ». L’Etat veilleur de nuit a d’abord
et avant tout pour fonction d’assurer la sécurité des biens et
des personnes privés. Mais il n’a rien pas grand-chose d’autre à
faire, son rôle s’arrête là. En schématisant, parce que l’école
de Manchester proprement dite c’est un peu plus compliqué, on peut
dire que la vulgate libérale qui s’est imposée à la fin du
dix-neuvième et au début du vingtième se laisse assez bien
condenser dans cette image de l’Etat veilleur de nuit. Si les
néolibéraux ouvrent une nouvelle ère de réflexion sur cette
question du rôle de l’Etat, c’est parce qu’ils considèrent
que l’action de l’Etat est quelque chose de très important. Ils
assument sans aucun complexe l’idée que l’Etat a à intervenir
dans le domaine de l’économie. On est loin du discours d’un Adam
Smith disant: il y a le cours naturel des choses et l’Etat
doit agir pour faire en sorte qu’il n’y ait pas d’obstacles
artificiels qui viennent fausser ce cours naturel. Là, au contraire,
on a cette idée que l’Etat doit intervenir dans la marche de
l’économie. Il doit intervenir d’abord pour créer là où elle
n’existe pas, et ensuite pour faire respecter là où elle existe,
la norme de la concurrence, puisque c’est précisément la norme du
marché. C’est un Etat qui édicte des règles sur le plan du
fonctionnement de l’économie, ce n’est pas du tout un Etat qui
reste complètement en retrait et « laisse faire ». Une
telle vision, celle d’un Etat en retrait qui s’abstient d’agir,
me semble complètement paralysante: si on continue de
considérer que les choses marchent comme ça aujourd’hui, alors on
ne peut absolument rien comprendre à ce qui est en train de se
passer. On a donc un Etat qui a cette fonction fondamentale d’édicter
des règles et de les faire respecter, mais il faut immédiatement
préciser que c’est un Etat qui doit faire en sorte que ces règles
s’imposent en son propre sein. On a là affaire à un tournant, à
une mutation qui est très importante. Ça peut éclairer justement
ce que je disais tout à l’heure sur le rapport Silicani:
construire une «chaîne managériale», c’est justement faire en
sorte que l’Etat change en interne son propre régime de
fonctionnement. Il faut comprendre que du point de vue de la
construction de l’Etat dans sa figure classique, on avait un
système de normes juridiques tout à fait spécifiques, à savoir
celui du droit public. On avait le droit public d’un côté, on
avait le droit privé de l’autre, qui concernait les relations
contractuelles entre les personnes privées, et on avait une
séparation, pas toujours très étanche, mais on avait quand même
une séparation sur le plan des normes entre ces deux registres et
ces deux ordres. Or, ce qui se passe avec le néolibéralisme, c’est
justement que l’Etat est invité, par ceux-là mêmes qui sont
chargés de le diriger, à revoir complètement ce mode de
fonctionnement, en intériorisant ou en intégrant les normes du
droit privé. Ceci bien sûr ne se fait pas d’une manière très
brutale sur le plan juridique, en ce sens qu’on n’abroge pas le
droit public, on le désamorce ou on le neutralise. On fait en sorte
que le droit public n’ait plus du tout la fonction opératoire
qu’il avait auparavant dans le fonctionnement de l’Etat au
quotidien, dans les différents services, dans les différentes
administrations. On ne va pas exiger la suppression du droit public,
on va conserver la coquille du droit public, mais en la vidant de
plus en plus de sa substance, c’est-à-dire en faisant en sorte que
ce soit le droit privé qui l’emporte de plus en plus, y compris à
l’intérieur de l’organisation de l’Etat et de ses services
administratifs. Indéniablement, c’est quelque chose de très
nouveau, relativement à la tradition héritée du libéralisme
classique.
Enfin il nous semble –
quatrième trait – qu’ il y a dans cette rationalité
néolibérale une certaine manière d’encourager les individus à
se conduire selon ces normes du droit privé dans leur propre vie,
non pas simplement dans leur propre vie économique ou
professionnelle, mais dans la vie qui est la leur tout court, toutes
sphères et tous aspects confondus. Ce qui est une manière de dire
que, finalement, la rationalité néolibérale n’est pas une
rationalité qui se limite aux frontières de l’économie. Il y a
beaucoup de gens qui, lorsqu’ils analysent le néolibéralisme,
sont amenés à le réduire à une politique économique, ils vous
disent en substance, il y a premièrement une idéologie et
deuxièmement une politique économique. Ce qui fait que toute la
dimension de la rationalité pratique disparaît. En particulier, la
dimension sociale, humaine, anthropologique, alors qu’elle nous
paraît absolument fondamentale. Certains des doctrinaires
néolibéraux ne cachent d’ailleurs pas – un petit peu comme
certains maoïstes des années 1970 – leur aspiration à créer un
homme nouveau. Il faut dire les choses comme elles sont, ce qui
permet d’expliquer parfois la conversion assez rapide de certains
idéologues du maoïsme au néolibéralisme, puisqu’il y en a un
certain nombre d’entre eux qui ont fait le chemin et qu’on a
retrouvé à la tête d’organisations patronales – je pense à
Denis Kessler [président de la Fédération française des sociétés
d’assurance] et à d’autres. Pourquoi en a-t-il été ainsi?
Finalement, c’est Thatcher qui a dit, avec la brutalité et la
crudité dont elle pouvait être coutumière, dans des conditions qui
bien sûr sont très différentes de celles qu’on connaît
aujourd’hui : « l’économie est la méthode ». C’est
une bonne réponse à ceux qui pensent que le néolibéralisme est
uniquement une politique économique: l’économie est
seulement la méthode; et elle ajoutait aussitôt après: « Le
point (ou l’objectif ou le propos si vous voulez), c’est de
changer le cœur et l’âme. » Littéralement la formule de
Thatcher c’est: « L’économie est la méthode
mais le point ou le propos c’est changer ou transformer le cœur et
l’âme. »
Il faut faire très
attention à cette définition de l’objectif, parce que c’est un
objectif qui est assumé de manière plus ou moins consciente par les
dirigeants de l’Etat aujourd’hui. Je prends un exemple:
lorsqu’ il a été question de l’auto-entreprenariat, vous avez
peut-être été frappés par l’intervention de Sarkozy devant les
mille premiers auto-entrepreneurs invités par lui. Dans son discours
il a dit à peu près: « Notre objectif avec
l’auto-entreprise c’est de transformer toutes les relations
sociales. » C’est une sorte de petite brèche comme ça
qu’on commence à ouvrir, mais l’objectif de proche en proche
c’est de faire en sorte que le rapport des individus à eux-mêmes
change de fond en comble. Et il est intéressant de noter que
Christine Lagarde [ministre des finances du gouvernement Fillon] a
dit exactement la même chose, toujours à propos de
l’auto-entreprenariat: l’objectif, c’est de faire en
sorte que la culture entrepreneuriale pénètre dans tous les
secteurs de la société.
Il faut donc avoir
conscience de tout cela quand on est amené à réfléchir sur le
néolibéralisme. On voit que c’est très loin d’être une simple
politique économique, que c’est très loin de se limiter à la
dérégulation, que c’est très loin de se limiter à la
destruction des services publics, que c’est très loin de se
limiter à ce qu’on appelle un peu rapidement la marchandisation.
Car on a affaire à des gens qui sont parfaitement capables de se
dire: dans certains secteurs, il est impossible de liquider
purement et simplement ce qu’on appelle le service public, donc on
va conserver la coquille du service public, mais on va vider le
service public de sa substance et on va réformer son fonctionnement
à terme, de telle sorte que précisément les agents du service
public deviennent eux-mêmes des équivalents des auto-entrepreneurs
ou plutôt de petits entrepreneurs de soi.
Le deuxième point
porte sur la généalogie, c’est la question de savoir
comment tout ça s’est mis en place finalement.
C’est une histoire qui
est assez longue, et je crois devoir dire, ou redire ce qu’on a
déjà dit avec Christian Laval à plusieurs reprises dans la
présentation qu’on a faite de notre livre, juste après sa
parution, qu’on a des leçons à tirer de cette histoire. On a des
leçons à tirer, dans la mesure où les néolibéraux étaient
d’abord une infime poignée, une infime minorité, et l’histoire
de leur triomphe c’est une histoire qui s’est déroulée de 1938
à la fin des années 1970, début des années 1980, avant d’aboutir
à une nouvelle régulation à l’échelle mondiale avec le
consensus de Washington, à la fin des années 1980 et au début des
années 1990.
Ce qui veut dire qu’on
a une histoire qui est longue, ça veut dire que ce sont des gens qui
se sont organisés très tôt pour faire en sorte d’abord que leurs
idées commencent par pénétrer et diffuser dans des cercles de plus
en plus étendus, et ensuite, que ce soit les médias, les
journalistes, et les cercles politiques, les décideurs comme on dit,
qui s’emparent de ces idées et qui tâchent de les mettre en
place. Mais ça s’est fait de plusieurs manières. Vous avez
d’abord la première date importante, qui est 1938, c’est un
colloque qui est assez peu connu qui s’appelle le colloque Walter
Lippmann (1889-1974), du nom d’un journaliste américain qui a
publié – c’est traduit en français à l’époque sous le titre
de La Cité libre [en 1946, avec une préface d’André
Maurois] – The Good Society, titre de l’ouvrage qui paraît
aux Etats-Unis en 1937. C’est un ouvrage qui fait que Walter
Lippmann est tout de suite considéré comme l’un des chefs de file
de la rénovation du néolibéralisme. Le colloque se tient en août
1938 à Paris, il va durer quelques jours. Il y a 25 personnes à peu
près, dont un jeune secrétaire de séance qui s’appelle Raymond
Aron, et un certain nombre de gens très différents. Il y a quelques
grands patrons, il y a des hauts fonctionnaires, un certain Jacques
Rueff [1896-1978, économiste et haut fonctionnaire qui jouera un
rôle important dans les réformes inroduitre en 1958] qui est
présent. On sait le rôle qu’il jouera ensuite dans l’élaboration
du traité de Rome et la négociation de la construction européenne.
Ce sont des gens qui ne viennent pas de rien, qui ont derrière eux
toute une histoire. Il y a des gens comme Louis Rougier, qui est un
philosophe français qui appartient au cercle de Vienne, dont fit
partie Karl Popper. Il y a deux courants principaux, pour dire les
choses rapidement: il y a un premier courant qui est constitué
par ceux que l’on peut appeler les Austro-Américains. Friedrich
Hayek [1899-1992] fait partie de ce courant, il est tout jeune à
l’époque et pas encore très connu (The Road to Serfdom – La
route de la servitude – paraît en 1944 ; c’est dès ce
moment-là que Hayek deviendra célèbre. Il est alors le disciple
d’un économiste autrichien du nom de Ludwig von Mises, qui jouit
lui d’une notoriété internationale.
Donc vous avez un premier
courant avec ces deux figures-là, et Jacques Rueff est plutôt de
leur côté. Ce sont des gens qui disent: oui, il faut rénover
le libéralisme, mais il ne faut surtout pas abandonner ses principes
essentiels. En fait il s’agit pour eux de revenir aux sources du
vieux libéralisme, il ne faut surtout pas abandonner ou renier le
vieux libéralisme.
Et puis il y a un autre
courant, qui est représenté par des gens comme Louis Rougier
[1889-1982, philosophe, auteur de nombreux ouvragea], Walter Lippmann
et des Allemands. C’est un point très important sur lequel je
pourrais revenir, ce sont des Allemands qui vont jouer un rôle
déterminant dans l’orientation de la politique allemande à partir
de 1947-1948. Deux noms méritent d’être ici mentionnés, celui de
Aéexander Rüstow et celui de Wilhelm Röpke [1899-1966, animateur
de la Société du Mont-Pélerin et engagé grâce au libéral
genevois William Rappard à Institut des Etudes Internationales de
Genève]. Ils représentent une école que l’on appelle déjà à
ce moment-là l’école ordolibérale. Ils s’appellent ainsi tout
simplement parce qu’ils ont choisi comme mot de ralliement le mot
latin ordo, qui signifie «ordre». Ce sont des gens qui
pensent que le libéralisme doit être reconstruit ou refondé. Pour
eux, le libéralisme ce n’est pas du tout quelque chose de naturel,
c’est quelque chose de complètement artificiel, avec un nouveau
rôle de l’Etat dont il a déjà été question.
Voici les contours,
schématiquement dessinés, des deux grands courants qui partagent ce
colloque. On a donc là les prémices de tout ce qui va se passer
ensuite. On nous rebat souvent les oreilles avec la société du
Mont-Pèlerin créée en 1947, en fait cette société s’est voulu
la continuation du colloque de 1938. Avec le Colloque qui se
tient cette année-là, on a les premiers linéaments de ce qui
deviendra une internationale libérale après la guerre ; il
faut savoir par exemple que, quand Hayek va fonder en 1947 la société
du Mont-Pèlerin, Rüstow et Röpke y adhéreront. Ils peuvent ne pas
être d’accord sur tout, il n’empêche qu’après la guerre ils
se retrouvent, ils se sont déjà vus avant la guerre, ils ont posé
déjà un certain nombre de jalons, sous la forme d’un agenda.
Et il faut ajouter que le
second courant, celui de Lippmann, Rougier, etc. et des Allemands,
est celui qui est, sinon le plus influent, du moins le plus radical
dans ses analyses et ses conclusions. Ce sont des gens qui tiennent
un discours de refondation, qui disent: il faut non pas
simplement revenir aux sources du libéralisme, mais refonder le
libéralisme, parce qu’on ne peut pas faire comme s’il n’y
avait pas eu faillite du vieux libéralisme. Ils savent très bien
que la guerre est inévitable. Ils considèrent d’ailleurs que le
vieux libéralisme porte une responsabilité dans l’éclatement de
cette guerre, et ils en tirent la conclusion qu’il faut
reconstruire le libéralisme sur de nouvelles bases. Ils proposent
alors des noms ; certains disent « libéralisme
constructeur », certains n’hésitent pas à parler
d’« interventionnisme libéral », dont notamment
Rougier et Lippmann, ce qui est quand même amusant lorsqu’on met
cela en regard de la présentation couramment donnée du
néolibéralisme.
Je me souviens de
certains propos de responsables socialistes en particulier:
pour eux le néolibéralisme était assimilable à la loi de la
jungle, donc, dès lors qu’il y avait des règles, ça ne pouvait
pas être le libéralisme ou le néolibéralisme. Ce terme de
« néolibéralisme » apparaît justement à ce moment là,
avec la conscience que dans « néo » il y a une certaine
nouveauté. Ce libéralisme qu’il faut refonder doit se
caractériser par l’importance donnée aux règles juridiques mises
en place par l’Etat. L’interventionnisme libéral est d’abord
et avant tout un interventionnisme juridique. A cet égard, il est
une métaphore qui joue un rôle central dans ce colloque de 1938,
c’est celle du code de la route. Ces refondateurs disent: les
vieux libéraux manchestériens, ceux qui disent « laissez-passer,
laissez faire » ce sont des gens qui considèrent qu’il ne
doit pas y avoir de code de la route, donc les voitures peuvent
démarrer quand elles le veulent, chacun suit sa trajectoire
individuelle pour se rendre où il veut aller, il n’y a pas de feu
rouge, avec les conséquences qu’on imagine sans peine, des
collisions, des accidents en grand nombre, etc.
De l’autre côté, il y
a les planistes, qui sont des collectivistes et qui seront présentés
après la guerre comme les précurseurs du totalitarisme sous ses
deux formes, à la fois soviétique et nazi. Car les néolibéraux,
en particulier les ordolibéraux, vont tirer une leçon tout à fait
particulière du triomphe du nazisme. Ils diront : le nazisme, c’est
le planisme développé jusqu’à son terme. C’est très important
à comprendre dans le cheminement intellectuel qui a été le leur.
Par exemple, en 1948-1949, ce sont des ordolibéraux qui vont faire
adopter par Ludwig Erhard [1897-1977] – qui sera ministre de
l’économie de 1949 à 1963 (sous K. Adenauer), puis Chancelier de
1963 à 1966 – la libéralisation des prix et la réforme du
deutsche mark. Et il faut savoir que ces hommes vont alors critiquer
les Américains et les Anglais en leur reprochant de faire pire que
les nazis parce qu’ils veulent planifier l’économie. Il y a donc
beaucoup de choses qui se jouent là, dans cette espèce de renvoi en
miroir, par la symétrie facile, d’un côté des vieux libéraux
qui laissent faire, et de l’autre côté des planistes qui veulent
tout réglementer.
Le planiste c’est celui
qui va dire: la voiture de monsieur X n’a pas le droit de
partir avant huit heures trente, parce qu’à huit heures vingt-cinq
il y en a une autre qui part dont le trajet recoupe celui de la
première, le trajet de la seconde voiture doit donc être déterminé
à l’avance, de telle sorte qu’elle n’aura pas le droit
d’emprunter un autre trajet. Voilà ce qu’est le planisme. Entre
ces deux extrêmes, il y a nous, les refondateurs du libéralisme, et
notre proposition à nous c’est justement le code de la route. Le
code de la route fonctionne un peu comme la métaphore des règles
juridiques mises en place par l’Etat, qui permet de dépasser
l’alternative artificielle et trompeuse entre d’un côté, le
vieux libéralisme du laissez-faire et, de l’autre, le planisme qui
est destructeur des libertés.
Voilà comment ça
commence, le néolibéralisme. Je me contenterai de faire observer
que ce sont des gens qui savent attendre leur heure, et de façon
active, ce sont des gens qui ne passent pas leur temps à regarder le
monde avec les bras croisés en se disant que peut-être un jour la
chance va leur sourire. Non, ce sont des gens qui préparent
activement les conditions qui leur permettront un jour, qu’ils
espèrent plus ou moins proche, de pouvoir orienter directement les
politiques des gouvernements. Le tournant des années 1970 voit
précisément ces conditions être réunies.
Généralement on donne
deux types d’explication à un tel tournant. Il y a une explication
un peu simplificatrice qui consiste à dire que la crise interne du
système sur le plan économique amène mécaniquement la mise en
place du nouveau régime d’accumulation ou de la nouvelle figure du
capitalisme qui succède au fordisme. Et puis il y a une autre façon,
à notre avis non moins unilatérale, qui consiste à présenter le
tournant des années 1970 comme étant dicté par une simple volonté
de revanche idéologique. Les choses sont un peu plus complexes. En
fait, vous avez une rencontre ou une conjonction entre deux choses:
d’un côté, un projet politique qui a été défini de longue
date, qui entend s’attaquer à un certain nombre d’acquis sociaux
par la déréglementation, mais ce projet est très largement
négatif, il ne faut pas imaginer qu’on sait tout de suite quoi
mettre à la place, c’est-à-dire quelle nouvelle régulation. Et
puis, de l’autre côté, il y a une crise du fonctionnement interne
du capitalisme, c’est la crise du fordisme que tout le monde
connaît: vous avez une chute de la profitabilité, vous avez
ce que les dirigeants et leurs inspirateurs de l’époque –
Huntington, Crozier… –, appellent « l’ingouvernabilité »
des démocraties (voir le rapport de la Trilatérale).
Donc vous avez une
conjonction de ces différents éléments qui va s’opérer et qui
va aboutir d’abord à des expérimentations encore relativement
isolées, ce qu’on a connu avec Thatcher, Reagan, etc. où là on
taille dans le vif, on tranche, on détruit, etc. C’est le
néolibéralisme des années militantes, auquel va succéder le
néolibéralisme des années gestionnaires.
On a ainsi une période
d’expérimentation pendant à peu près dix ou quinze ans, du
milieu des années 1970 jusqu’ à la fin des années 1980 et au
début des années 1990. Cette phase d’expérimentation relève
pleinement de ce que j’ai appelé, à la suite de Foucault, la
logique des pratiques. Autrement dit, on tâtonne, on se demande
ce qui va marcher, on corrige ce qui ne marche pas, on va retenir ce
qui marche, etc. Puis, petit à petit, un consensus se dégage dans
les élites et les cercles de « décideurs » à l’échelle
internationale: tout le fonctionnement du système doit être
réorganisé à partir d’une norme fondamentale à l’échelle
mondiale qui est la norme de la concurrence.
C’est là le sens du
consensus de Washington, cette idée que la concurrence ne concerne
pas simplement les relations entre les entreprises, mais concerne
également les relations entre les économies, entre les Etats, et
également les relations entre les individus. Il faut donc bien voir
que ça n’a pas simplement pris la forme brutale des disciplines
imposées à l’Amérique Latine, mais que plus largement c’est
une nouvelle norme qu’on s’est évertué à mettre en place
partout, à tous les niveaux, à tous les échelons, sous des formes
et avec des moyens qui pouvaient différer selon les latitudes et les
situations nationales. On aboutit finalement, au terme de cette
première séquence, à un objectif stratégique assez cohérent. Il
est d’autant plus important de le comprendre qu’on a aujourd’hui
affaire, depuis l’automne 2008, à une crise qui est précisément
une crise de la gouvernementalité néolibérale, qui a été mise en
place dans ces années 80. Une crise de la gouvernementalité
néolibérale, c’est bien sûr une crise du capitalisme, en ce sens
que c’est la crise de la forme qu’a prise le capitalisme depuis
le milieu des années 1970. Mais une crise de la gouvernementalité
néolibérale, ça veut dire que tout ce qui a été mis en place
justement comme « règles » (comme « code de la
route » à l’échelle mondiale) – y compris par exemple
pour les agences de la notation, les normes de comptabilité, etc. –
tout ça a manifestement failli, puisque ça n’a pas empêché le
séisme de la crise financière de se produire avec l’ampleur qu’on
a pu lui connaître.
Pour autant cette crise
n’entraîne nullement un tournant radical des élites qui
aboutirait directement à la mise en place d’une relève au système
qui s’est installée dans les années 1970. En d’autres termes,
les dirigeants actuels n’ont absolument aucune solution de
rechange. Ils sont condamnés à essayer d’améliorer le
fonctionnement d’un système dont ils pensent tous qu’il a fait
la preuve de son efficacité pendant trente ans. Tous les pronostics
hasardeux sur la mort du néolibéralisme et le tournant historique
du retour de l’Etat (il suffit d’écouter les commentaires de
Bernard Guetta sur France Inter ou dans le quotidien Le Temps pour se faire une idée assez précise de ce genre de discours) ne
sont que de « l’enfumage idéologique » pur et simple.
On nous présente les
choses comme si tout ce qui s’était passé dans les années 1970
n’avait plus lieu d’être, comme si c’était fini, comme si on
avait maintenant acquis une compréhension nouvelle du rôle qui
incombait à l’Etat, alors qu’en fait ce qui se produit
aujourd’hui, de façon encore peu assuré, c’est la recherche
d’un réajustement. Mais un réajustement n’est pas un tournant,
c’est un réajustement à l’intérieur même de la logique
concurrentielle. Donc on garde la norme de la concurrence, on va
chercher à revoir éventuellement sur le plan financier un certain
nombre de choses, encore que bien évidemment il y ait des désaccords
au sommet sur les règles à mettre éventuellement en place. Mais ce
n’est pas sous-estimer la profondeur de cette crise que de dire
qu’elle ne provoque pas d’emblée un tournant. C’est simplement
faire preuve de lucidité: aucune nouvelle logique qui
prendrait la relève de l’ancienne logique de la concurrence ne se
dessine à cette étape.
En revanche, et c’est
en quoi c’est une crise qui est très profonde, cette crise atteint
très directement la conscience la plus large que les gens peuvent
avoir de la légitimité de ce système. En ce sens, elle modifie
profondément les conditions de la perception par les gens de la
façon dont ce système a fonctionné et peut continuer à
fonctionner. Donc, il ne s’agit pas de dire que rien ne s’est
passé, tout au contraire, mais il s’agit de comprendre que, dans
l’immédiat, il n’y a pas de relève ou d’alternative. On
procède à des rafistolages, mais personne ne sait exactement
comment faire pour empêcher que cette crise se reproduise, tout cela
avec une certaine appréhension, car on se dit que, demain, on n’aura
peut-être pas les ressources nécessaires pour faire face à la
nouvelle crise.
On essaie de prévenir le
déclenchement d’une nouvelle crise, mais encore une fois on n’a
rien d’autre à mettre à la place. Une chose est d’ailleurs
assez révélatrice de cette impasse, c’est le retour en force du
vieux discours ordolibéral dans la langue de bois des institutions
européennes. Il ne faut pas imaginer que c’est seulement le fait
des Allemands – bien sûr chez eux ça n’avait jamais disparu –
mais c’est un phénomène beaucoup plus général dans la mesure où
l’orthodoxie ordolibérale permet de mettre davantage l’accent
sur la nécessité du recours aux règles et donc de se démarquer à
moindre frais du « méchant libéralisme anglo-saxon ».
En un sens ça tombe
plutôt bien, puisque la crise de 2008 est passée par là, et du
coup on observe un engouement en faveur de l’ordolibéralisme paré
de toutes les vertus. Sans le moins du monde se laisser prendre à ce
jeu, il faut en même temps voir que cette inflexion rhétorique est
directement liée à la profondeur de la crise. Je vous présente
toutes ces réflexions très rapidement, pour les deux autres points
que j’avais annoncés et que je n’ai pas traités, le mieux est
qu’on les aborde à la faveur de la discussion. J’ai déjà
beaucoup parlé, j’ai excédé très largement les quarante minutes
que vous m’aviez laissées.
Sur l’évaluation
permanente en cours dans les entreprises privées et publiques.
C’est effectivement une
dimension très importante de la «ratzionalité néolibéale». Car
il s’agit de l’évaluation dans deux sens: c’est
l’évaluation au sens de l’évaluation par quelqu’un
d’extérieur, mais en même temps l’auto-évaluation.
L’essentiel avec
l’évaluation quantitative, c’est qu’on fasse en sorte – cela
fait partie des dispositifs de pouvoir mis en place par la
rationalité néolibérale – que l’individu vive dans l’angoisse
et la culpabilité, non seulement de son évaluation par ses
supérieurs hiérarchiques immédiats, mais également de sa propre
évaluation à lui. On l’amène à faire ce qu’il a à faire, non
seulement en se sentant regardé par son supérieur, mais en se
sentant regardé, quasiment espionné, par son propre regard
inquisiteur. Il y a là quelque chose de très important à
comprendre, parce que cette évaluation quantitative constitue la
pièce maîtresse du dispositif de pouvoir par lequel passe la
réforme de l’Etat.
C’est en effet toute la
réorganisation de l’Etat, dont j’ai parlé avant en présentant
la rationalité néolibérale, qui est suspendue à la mise en place
de cette évaluation quantitative. Ce n’est pas la même chose que
la politique qui consisterait à liquider purement et simplement le
service public en lui substituant un marché. Par exemple, ce n’est
pas la même chose que de supprimer purement et simplement
l’éducation nationale pour la remplacer par un marché de
l’éducation. Peut-être y a-t-il des gens qui voudraient aller
aussi loin, mais ce n’est pas l’orientation qui prévaut à
l’intérieur de l’équipe de Sarkozy.
Il y a au contraire
beaucoup de gens qui raisonnent en se disant: le mieux est de
faire pénétrer la logique de l’évaluation quantitative chez les
chercheurs, chez les universitaires, chez les postiers, dans tel ou
tel secteur de l’administration publique, à l’école, dans
l’université, etc. Cela vaut aussi bien pour la police qui a sans
doute été une des premières institutions à savoir ce que voulait
dire l’obligation de résultat et le calcul des résultats ainsi
que l’auto-évaluation de l’individu, en même temps que
l’évaluation par son supérieur. Donc il y a une politique
d’ensemble qui est très cohérente et qui relève de l’extension
de la logique du marché. Et à certains égards, c’est la logique
de marché qui importe davantage que le marché lui-même, de sorte
que le néolibéralisme pourrait être parfaitement défini
comme cette rationalité qui consiste à étendre la logique du
marché au-delà des strictes limites du marché.
Si vous prenez par
exemple la section I du livre 1 du Capital, il est question de
la circulation marchande, il est question donc de l’espace du
marché ; il se trouve défini par un certain nombre de règles
d’organisation et de fonctionnement. Mais le marché au sens strict
n’existe que là où il y a des marchandises qui sont échangées
et circulent. Or considérez le vocable de « marchandisation »:
il est assez confus dans la mesure où son usage à tout bout de
champ pourrait donner à penser que nous en sommes en présence d’une
stratégie des élites dirigeantes visant à tout transformer en
marché. Il me semble que c’est beaucoup plus compliqué.
Ce qui est essentiel pour
eux, c’est de faire en sorte que la logique du marché puisse
prévaloir hors marché. C’est pour cette raison que l’on
conserve la coquille vide des institutions publiques et du droit
public, tout en faisant en sorte de l’intérieur, justement par le
moyen privilégié de l’évaluation quantitative, que la logique du
marché gagne jusqu’au fonctionnement subjectif de chaque individu.
Voilà qui va totalement dans le sens de cette rationalité, et qui
correspond tout à fait à ce que tu as décrit:
l’individualisation des relations de travail, la mise en
concurrence des salariés entre eux.
Le cas de France Télécom
[voir sur ce site aussi l’article de Gildas Renou, en date du 4
octobre 2009, sur les suicides à France Télécom] est un cas
d’école. On a écrit Christian Laval et moi, un article de fond
sur le site de Médiapart intitulé précisément:
« France Télécom: un cas d’école dans un
système mortifère». Nous y analysons tout ce qui s’est passé
depuis la privatisation de l’entreprise. Il me paraît très
important, en effet, de mettre cela directement en relation avec la
rationalité néolibérale, c’est un cas presque pur
d’expérimentation néolibérale en France avant l’arrivée de
Sarkozy au pouvoir.
Si on la considère dans
une telle perspective, il y a dans la vague de suicides quelque chose
qui n’est absolument pas accidentel, qui relève quasiment de la
conquête des âmes, pas de la conquête des âmes par une idéologie,
mais de la refonte de la subjectivité par une rationalité
managériale effrayante. Et à cet égard, en effet, je souscris tout
a fait à ce qui a été dit: ce ne sont pas, contrairement à
ce qu’on a parfois pu entendre, des âmes faibles ou des gens qui
occupaient des postes qui étaient des postes subsidiaires. Ce sont
des gens qui étaient des cadres de haut niveau. Ils étaient
extrêmement engagés dans leurs responsabilités. Ils avaient, en
effet, parfois sacrifié beaucoup de leur propre vie personnelle à
cet engagement et ils avaient été mis dans des situations de
rupture subjective.
Cela met tragiquement en
lumière le fait que, dans cette rationalité, il y a deux
faces proprement indissociables. Il y a la face de l’exaltation
du choix de soi-même, du choix illimité de soi-même à chaque
instant, ce qui fait que si ça rate, vous n’avez qu’à vous en
prendre qu’à vous-même, parce que c’est vous seul qui êtes
responsable, et non pas un autre. D’où la seconde face: on
fait en sorte que l’individu soit, comme disent les Anglais accountable, c’est-à-dire calculable, comptable et
responsable. Donc il y a les deux aspects à la fois. Il y a un
discours qui est souvent séduisant et valorisant, et qui n’est pas
destiné uniquement aux cadres, qui est le discours de l’autonomie
et de l’illimitation du choix de soi-même. Du point de vue du
fonctionnement de l’idéologie, l’idée est justement que la
concurrence c’est le choix de soi-même, le choix érigé en absolu
qui rend la vie enviable, voire grisante. Il faut savoir que les
managers de France Télécom sont capables des pires détournements
pour obtenir de leurs salarié·e·s ce qu’ils veulent en obtenir.
On a fait des recherches,
on est tombé sur un site de France Télécom donnant accès à des
documents internes, le document auquel on s’est plus
particulièrement intéressé s’appelait « Réussir act »,
avec la description des phases du deuil. C’est un schéma qui vient
des travaux d’une psychologue nord-américaine, Elisabeth
Kübler-Ross. Elle avait fait une recherche sur les phases du deuil
par lesquelles un individu réagit à la perte de l’un de ses
proches lors d’un décès ou bien encore à l’annonce de sa
propre mort. Dans l’esprit d’Elisabeth Kübler-Ross, le schéma
n’avait pas de visée prescriptive. Il ne s’agissait pas de dire
comment les individus devaient réagir, ni même de les amener à
réagir d’une certaine manière, elle essayait simplement de situer
les différentes phases par lesquelles un individu passait (plus ou
moins) lorsqu’il traversait une telle situation. Les responsables
de France Télécom se sont emparé de ça pour construire un schéma
à destination des managers, c’est-à-dire un schéma dans lequel
il y avait une prescription forte. Et cette prescription équivalait
à instrumentaliser la souffrance.
Par exemple, on
savait par avance qu’on allait mettre un salarié qui avait occupé
auparavant une certaine position dans une situation difficile en lui
disant: maintenant, il faut bouger (selon l’expression
consacrée en interne it’s time to move, il est temps
de bouger ; Time to Market – TTM – Temps de mise sur le
marché). Il s’agissait de permettre aux managers d’agir sur la
souffrance et la dépression provoquées chez le salarié par
l’annonce de sa mutation. Dans le diagramme à destination des
managers, une courbe est dessinée qui indique que l’individu va
passer par une phase de dépression, ce qui veut dire que le manager
doit savoir utiliser cette phase de dépression pour obtenir du
salarié qu’il finisse par accepter sa propre mort sociale.
Dans cet article de Mediapart, on ne peut pas s’empêcher de citer un texte que
vous connaissez peut-être qui est tiré de l’ouvrage d’Engels
« La situation de la classe laborieuse en
Angleterre ». Voici en le passage que l’on cite:
« La
concurrence est l’expression la plus parfaite de la guerre de tous
contre tous qui fait rage dans la société bourgeoise moderne. Cette
guerre, guerre pour la vie, guerre pour l’existence pour tout, et qui peut donc être, le cas échéant, une guerre à mort, met aux
prises non seulement les différentes classes de la société, mais
encore les différents membres de ces classes ; chacun
barre la route à autrui ; et c’est pourquoi chacun cherche à
évincer tous ceux qui se dressent sur son chemin et à prendre leur
place. Les travailleurs se font concurrence tout comme les bourgeois
se font concurrence.»
[Friedrich Engels, La situation de
la classe laborieuse en Angleterre, Editions sociales, 1960, p.
118].
C’est un texte
remarquable où il est question de la mise en concurrence des
travailleurs entre eux dans une situation qui est celle du XIXe
siècle. Ce qui est nouveau, c’est que la rationalité néolibérale
mette en place normativement cette logique de la concurrence
systématiquement et à tous les niveaux. Ça ne concerne pas
simplement les travailleurs qui travaillent dans les usines, dans des
conditions difficiles, cela concerne tous les secteurs de la
société: c’est une logique générale, globale, qui
traverse toutes les compartimentations professionnelles et toutes
dimensions de l’existence humaine. Et, encore une fois, c’est
cette logique qui va continuer à prévaloir aujourd’hui plus que
jamais. On en a la confirmation pratiquement tous les jours.
Ainsi, on trouve sur Médiapart un article intitulé « Dividendes, les
actionnaires ne connaissent pas la crise » – c’est
assez intéressant comme document. Il y est question des groupes du
CAC40 qui s’apprêtent à reverser à leurs actionnaires 35,5
milliards d’euros, ce qui représente 75 % du total des bénéfices
du CAC40 ! L’article fait la comparaison: l’impôt sur
les sociétés, considéré comme une charge insupportable par les
milieux patronaux, aurait rapporté 21 milliard d’euros à l’Etat
en 2009. Et surtout, vous avez l’exemple d’ArcelorMittal, une
entreprise dont vous connaissez tous le nom: son bénéfice est
tombé en 2009 à 81 millions d’euros, c’est-à-dire –99%, mais
cela ne l’empêche pas de reverser plus d’un milliard à ses
actionnaires ! En clair, tout continue exactement comme avant,
au point qu’un des grands patrons des groupes du CAC40 va jusqu’à
dire: « Il faut rassurer nos actionnaires et donner
des gages pour l’avenir, même s’il faut puiser dans nos réserves
pour verser un dividende, c’est pour eux un signal de bonne
santé ». C’est quand même assez extraordinaire, mais ça
montre qu’on est très loin du tournant annoncé par certains, qui
impliquerait qu’on revienne à une certaine forme d’Etat social.
On n’est absolument pas sorti de cette crise de la rationalité
néolibérale, mais alors pas du tout, encore une fois parce qu’ils
n’ont strictement aucune alternative.
* Pierre Dardot (philosophe) et Christian Laval (sociologue) sont les auteurs de La Nouvelle raison du monde, Ed. La Découverte, 2009 (édition de poche prévue pour août 2010)
(24 mai 2010)
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