Débat
Michel Husson, Un pur capitalisme, 2008
Le débat sur le taux de profit
Michel Husson[]
Une
polémique sur le taux de profit se développe depuis plusieurs mois.
Cet article cherche à faire le point sur ce débat[], qui porte sur quatre questions
essentielles:
- une
question d’ordre empirique: quelle est l’évolution du taux de
profit depuis le début des années 1980 dans les grands pays
capitalistes ?
-
une
question d’ordre théorique: quel est le statut de la baisse
tendancielle du taux de profit dans l’analyse marxiste ?
-
une
question d’ordre «semi-théorique»: quelle est la nature de la
crise ?
- une
question d’ordre programmatique: quel est l’impact de cette
discussion sur les propositions mises en avant dans la période
ouverte par la crise ?
L’évolution
du taux de profit
Le
point d’entrée du débat est de savoir si le taux de profit monte
ou non depuis le début des années 1980, notamment aux Etats-Unis
sur lesquels porte la plupart des contributions. Le graphique 1
ci-dessous résume et actualise les résultats de précédents
travaux [].
Aussi bien aux Etats-Unis que pour les trois principaux pays
européens, on voit clairement apparaître deux périodes: baisse du
taux de profit jusqu’au début des années 1980, hausse ensuite. On
constate que les fluctuations sont plus marquées aux Etats-Unis où
le taux de profit chute à partir de 2007, précédant d’ailleurs
la crise (Husson 2009b). Mais la tendance est bien là.
A
cette position «haussière» s’oppose une analyse «baissière»
(pour employer les termes les plus neutres possibles, empruntés ici
au langage boursier) qui conteste ce schéma et avance d’autres
évaluations du taux de profit, qui ne font pas apparaître de
tendance à la hausse depuis le début des années 1980. L’éventail
est d’ailleurs assez large, puisqu’il va d’une augmentation
moins nette à la baisse tendancielle, en passant par
l’encéphalogramme plat.
Les
raisons qui expliquent ces différences []concernent
les mesures du profit et du capital utilisées pour calculer le taux
de profit. Du côté du profit, deux questions sont soulevées:
faut-il prendre en compte, dans le cas des Etats-Unis, les
entreprises qui n’ont pas le statut de corporate ? Et, de manière plus générale,
faut-il prendre en compte le profit des sociétés financières ?
Aux
Etats-Unis, les statistiques du BEA (Bureau
of Economic Analysis) distinguent
les profits (corporate profits)
calculé sur le champ des sociétés (domestic
corporate business) et les revenus
de la propriété (proprietors'
income). Ces derniers concernent des
entreprises qui ont un autre statut que celui de société
(corporate): les partenariats (partnerships),
les entrepreneurs individuels (sole
proprietorships) et les coopératives
exemptées d’impôts (tax-exempt
cooperatives). En les incorporant,
on retrouve le concept d’excédent net d’exploitation pour
l’ensemble du secteur privé et c’est pourquoi j’ai retenu
cette définition élargie du profit. Cependant, ce choix modifie le
niveau du taux de profit mais laisse à peu près inchangée son
évolution.
En
revanche, l’évolution du taux de profit n’est pas la même selon
qu’on prend ou non en compte le profit des sociétés financières
(banques, assurances, etc.). Si on l’exclut de la définition du
profit, le taux de profit (toujours aux Etats-Unis) tend à rester
plat. Cela se comprend: la part du profit capté par les sociétés
financières représente une fraction croissante des profits réalisés
par l’ensemble du secteur privé.
L’argument
invoqué est qu’il s’agit de profits virtuels qui correspondent à
la valorisation du capital fictif. Mais il me semble qu’il y a là
une confusion entre comptabilité d’entreprise et comptabilité
nationale; pour cette dernière, le profit des sociétés
financières est défini grosso modo comme la différence entre les
intérêts reçus et les intérêts versés. Ce flux mesure la
capacité des banques et des assurances à capter une partie de la
valeur créée chaque année. Quant à la valorisation des actifs,
elle apparaît ailleurs dans les comptes de patrimoine; il en va
d’ailleurs de même pour les sociétés non financières et pour
les ménages dont le revenu n’incorpore pas la valorisation leurs
actifs (actions, maisons, etc.) qui s’inscrit dans un autre compte,
celui de leur «richesse» [].
La valeur ajoutée des sociétés financières (et donc leur profit)
est une composante du Pib dont les contreparties réelles sont la
consommation, l’investissement et le solde extérieur. Ne pas
considérer les profits du secteur financier comme des flux réels
conduirait à rompre l’égalité comptable entre les deux «optiques» de mesure du Pib.
Viennent
ensuite les problèmes de mesure du capital. Certains l’évaluent
en «brut» plutôt qu’en «net», autrement dit ne tiennent pas
compte des amortissements, c’est-àdire, en termes marxistes,
de la transmission de la valeur du
capital fixe aux marchandises. Mais la principale controverse porte
sur le mode de valorisation du capital: soit aux prix courants -
comme le font la plupart des contributions - soit aux coûts
historiques qui est, selon Andrew Kliman (2009b), la seule méthode
correcte. J’ai discuté cette position dans un texte Les
coûts historiques d’Andrew Kliman,
repris en partie dans La hausse
tendancielle. La réponse de Kliman
(Masters of words,
2010) ne me semble pas modifier les termes du débat sur ce point ni
remettre fondamentalement en cause les arguments que j’avançais.
Le lecteur intéressé pourra donc se faire directement une opinion.
A vrai dire, ce choix (coûts historiques ou prix courants) n’a pas
d’implications empiriques si considérables. La vraie différence
réside dans les corrections ultérieures apportées par Kliman pour
mesurer le taux de profit en valeur et qui conduisent à des taux de
profit tendanciellement à la baisse depuis 50 ans (Husson 2009c).
Deux
lectures de la période néo-libérale
Ce
constat du rétablissement du taux de profit s’inscrit dans une
lecture de la période qui fait ressortir plusieurs «faits stylisés». Ce terme est dû à l’économiste Nicholas Kaldor (1961) qui
expliquait ainsi sa méthode: «Les faits répertoriés par les
statisticiens présentent toujours des scories et des parasites et ne
peuvent par conséquent être correctement synthétisés. Dans ces
conditions, le théoricien devrait, à mon sens, pouvoir s’appuyer
sur une représentation stylisée des faits, autrement dit se
concentrer sur les grandes tendances en laissant de côté les
perturbations de détail, puis construire une hypothèse susceptible
de rendre compte de ces faits «stylisés», sans pour autant être
tenu à la précision historique ou à l’exhaustivité». Parmi
les faits stylisés retenus par Kaldor, on trouve déjà la stabilité
du taux de profit, du ratio capital-produit et de la part des
salaires. Cette même méthode est encore valable aujourd’hui et il
est possible d’identifier quatre faits stylisés qui caractérisent
le capitalisme dans sa phase néolibérale:
-
baisse de la part des salaires
- hausse du taux de profit
-
stagnation du taux d’accumulation
- augmentation de la part des
dividendes
L’une
des caractéristiques du capitalisme (vu à travers les lunettes
«haussières») est que le taux de profit augmente mais ne conduit
pas à une augmentation du taux d’accumulation. Il ne s’agit pas
de dire que le taux d’accumulation baisse, mais qu’il n’augmente
pas autant que le taux de profit. Dans la version «baissière» ce
ciseau entre profit et accumulation n’existe évidemment pas: le
taux de profit stagne, le taux d’accumulation aussi, ils sont donc
en phase.
Un
argument supplémentaire est cependant avancé par Louis Gill,
suivant en cela une suggestion de François Chesnais: et si
l’investissement était réalisé ailleurs que dans les métropoles
impérialistes ? L’investissement domestique serait relativement
stagnant mais serait largement compensé par l’investissement à
l’extérieur, notamment dans les pays émergents.
Cette
objection soulève un problème plus général. La mondialisation
capitaliste tend à dissoudre la signification économique des
frontières nationales: la carte des multinationales correspond de
moins en moins à celle des pays. Pour ne prendre qu’un exemple, le
déficit commercial des Etats-Unis est lié en grande partie à des
importations en provenance de pays émergents comme la Chine, mais
qui correspondent aussi à des investissements et des délocalisations
de firmes US. Les outils comptables habituels sont de moins en moins
adaptés à cette économie mondialisée. Cela dit, la croissance
plus rapide de l’investissement international n’est pas une
objection suffisante. Pour qu’il réduise le «ciseau» entre
profit et accumulation, il faudrait montrer que sa rentabilité est
inférieure à celle de l’investissement domestique, ce qui est
fortement improbable.
Une
difficulté supplémentaire est que les données sur l’investissement
international ont du mal à distinguer les «vrais» investissements
de placements financiers et de mouvements à l’intérieur des
groupes. Une récente étude montre que dans le cas de la France, une
définition plus stricte des flux d’investissement conduit à
dégonfler sensiblement leur taille: en 2008, les investissements
français à l étranger ne représenteraient plus que 80 milliards
d’euros contre 137 avec la méthode traditionnelle de calcul. En
sens inverse, les investissements étrangers en France n’auraient
été que de 10 milliards au lieu de 66 (Nivat et Terrien 2010).
Il
s’agit là d’un vaste chantier qui dépasse la seule question du
taux de profit. On peut toutefois mobiliser les rares données
raisonnant sur l’ensemble des groupes. On dispose ainsi d’une
information précieuse fondée sur une base de données de Thomson
Financial. Elle regroupe les
résultats des 215 sociétés non financières figurant dans l’indice
des 250 plus grandes entreprises françaises classées selon leur
capitalisation boursière. Ces entreprises sont fortement
internationalisées, puisqu’elles réalisent 60 % de leur chiffre
d’affaires hors de France (32 % en Europe et 28 % dans le reste du
monde). Ces comptes consolidés portent donc sur des grandeurs qui ne
sont pas réduites à la France, qu’il s’agisse des salaires ou
de l’investissement.
On
retrouve alors les faits stylisés rappelés ci-dessus, en premier
lieu l’augmentation du taux de profit, mesuré ici comme le rapport
entre le profit et le capital total (graphique 2). Cette évolution à
la hausse est plus marquée que pour l’ensemble des sociétés non
financières, ce qui veut dire que les grands groupes obtiennent des
taux de profit plus élevés, en partie grâce à leur
internationalisation. Notons au passage que le capital est ici mesuré
comme le font les capitalistes dans leur bilan, à savoir aux coûts
historiques, ce qui montre que la hausse de la rentabilité apparaît
même avec cette mesure que Kliman met en avant comme la seule
possible.
Un
examen plus détaillé de ces données (tableau 1) montre que
l’intensité capitaliste reste à peu près constante, ce qui
implique que l’augmentation de la rentabilité est due pour
l’essentiel à un recul considérable de la part des salaires dans
la valeur ajoutée: elle baisse de 11,6 points sur la période
retenue.
Malgré
ce bond en avant des profits, l’investissement brut n’augmente
que de 1,1 point et l’on voit donc apparaître le fameux «ciseau»
entre profit et investissement: la différence est donc de 8,4
points. Ce profit non investi est consacré au désendettement
puisque le financement externe baisse de 4,2 points et ensuite à
l’augmentation des dividendes versés qui passent de 2 % à 6,2 %
de la valeur ajoutée. Même en retirant du profit les intérêts (en
baisse) et les impôts (en hausse), la part du résultat brut,
autrement dit des profits après impôts et intérêts (mais avant
amortissements), augmente de 9,5 points.
Bref,
l’ensemble des faits stylisés se retrouve dans cette étude qui a,
encore une fois, le double intérêt de partir de la comptabilité
privée des grands groupes et de ne pas s’en tenir à l’espace
national. Cela confirme en particulier que l’investissement à
l’étranger ne compense pas le faible dynamisme de l’investissement
domestique.
Le
«ciseau» entre profit et accumulation du capital est bien une
caractéristique fondamentale du capitalisme contemporain sur
laquelle j’insiste depuis longtemps (voir par exemple Husson 1999).
Et ce constat est largement partagé. Ainsi, le livre de Patrick
Artus, Le capitalisme est en train de
s’autodétruire, parle d’un
«capitalisme sans projet». Une étude de l’ONU souligne
explicitement ce phénomène (Husson 2008b). Toute une littérature
d’inspiration «post-keynésienne» prend ce phénomène pour
acquis et cherche à l’expliquer. L’un des auteurs les plus
intéressants de ce courant, Engelbert Stockhammer (2006), posait
ainsi la question de l’énigme investissement-profit
(investment-profit puzzle): «Nous sommes donc confrontés à une énigme intéressante: le
ratio de l’investissement au profit fait apparaître une tendance à
la baisse [et] tous les pays montrent une tendance similaire. Bien
que cela soit une conséquence logique de l'évolution relative des
investissements (en baisse) et des profits (en hausse), cela soulève
des questions intéressantes qui, bizarrement, ont reçu peu
d'attention à ce jour. La première est de savoir pourquoi les
entreprises n’investissent pas leurs profits ? On pourrait appeler
cette question, la question marxiste».
John
Bellamy Foster et Fred Magdoff (2008) signalent quant à eux le
«spectaculaire découplage entre les profits et l’investissement
net» aux Etats-Unis: ce dernier baisse «significativement» en
pourcentage du Pib, tandis que la part des profits dans le Pib
atteint» un niveau jamais observé depuis le début des années
1970»
Au
total, il existe deux lectures de la configuration mise en place par
le capitalisme néolibéral, que l’on peut résumer dans le tableau
suivant:
Les
quatre faits stylisés de l’analyse «haussière» sont
compatibles entre eux et conduisent à un «récit» cohérent de la
période. Il n’en va pas de même pour les analyses «baissières»
qui, d’ailleurs, ne proposent que rarement une vue d’ensemble.
Pour
le montrer, partons de la part des dividendes (les profits non
investis) dans le profit total: il semble difficile de nier qu’elle
a fortement augmenté sur la période (tableau 3). Par ailleurs, il y
a accord pour dire que le taux d’investissement n’a pas augmenté.
Cela implique que la contrepartie de l’augmentation des dividendes
(toujours en proportion du profit ou de la valeur ajoutée) est une
baisse de la part des salaires. Mais dans ce cas le taux de profit
aurait dû augmenter.
Une
première manière de sortir de cette contradiction logique serait de
soutenir que le taux de profit est resté constant (ou aurait baissé)
en dépit de la baisse de la part des salaires, parce que la
composition organique aurait augmenté. Mais aucun partisan de cette
thèse ne produit une telle démonstration, et pour cause: les
mouvements du rapport produit/capital (une approximation de la
composition organique du capital) sont de faible ampleur et plutôt à
la hausse.
La
seule voie de sortie consiste à soutenir que la part des salaires
n’a pas baissé, mais c’est au prix d’une affirmation
contestable, même dans le cas des Etats-Unis. Louis Gill (2010)
affirme que «la part des profits dans la valeur ajoutée est
demeurée grosso modo constante de 1980 à 2008 aux Etats-Unis» et
produit le graphique 4A reproduit ci-dessous. On pourrait lui opposer
le graphique 4B qui montre au contraire que la part des profits a
augmenté de 5 à 6 points entre le début des années 80 et
aujourd’hui.
Encore
un débat incompréhensible entre statisticiens ? Non: les deux
graphiques sont construits sur les mêmes données. Le graphique de
droite utilise une échelle différente et raisonne sur une période
plus longue qui permet de bien visualiser le parallélisme entre la
part des profits (grosso modo le taux d’exploitation) et le taux de
profit: baisse avant 1980, hausse tendancielle ensuite.
Kliman
(2009c) adopte la même position: «les salariés reçoivent une
part relativement constante du Pib produit par les sociétés, tout
au long de la période d’après-guerre. Cette répartition n’a
pas d’effet majeur sur le taux de profit». Il précise bien que
ce «ratio des revenus de la propriété à la rémunération des
salariés est similaire à ce que Marx appelle le taux de plus-value». Or, c’est un fait bien connu que le salaire médian a décroché
de la productivité du travail, ce qui devrait conduire à une baisse
de la part des salaires.
La
solution à cette apparente contradiction est à trouver du côté
des salaires des managers qui ont fortement augmenté. Il y a là un
autre débat: quelle est la nature des très hauts salaires dont la
part a constamment augmenté aux Etats-Unis ? Kliman en fait une
catégorie à part qui n’est ni de la plus-value, ni du capital
variable, et insiste sur le fait que ces revenus échappent aux
entreprises. C’est un raisonnement très discutable: à ce
compte-là, les dividendes versés aux actionnaires ne seraient pas
de la plus-value non plus, puisque, par définition, ces profits ne
sont pas retenus par les entreprises. Il suffit pourtant d’exclure
un pour cent des plus hauts salaires pour trouver une baisse de la
part des salaires aussi marquée aux Etats-Unis qu’en Europe
(Husson 2010d).
Refaisons
le raisonnement à l’envers et admettons que le taux de profit, le
taux d’accumulation et la part des salaires sont constants.
L’énigme investissement-profit n’existe pas. Mais si tout est
constant en proportion de la valeur ajoutée (les profits, les
salaires et l’investissement), on ne voit pas comment la part des
dividendes devrait augmenter. Bref, la lecture «baissière»
conduit logiquement à nier soit l’augmentation de la part du
profit distribué aux actionnaires, soit la baisse de la part des
salaires, qui sont pourtant deux traits caractéristiques du
capitalisme contemporain.
La
loi de la baisse tendancielle du taux de profit
Dans
la vulgate marxiste, la trajectoire du taux de profit dépend de
l’évolution relative de ses deux composantes, le taux
d’exploitation - au numérateur - et la composition organique du
capital - au dénominateur. On dit ensuite que le taux d’exploitation
peut augmenter jusqu’à un certain point seulement, tandis que la
composition organique augmente de manière continue. Par conséquent
le taux de profit finit par baisser (c’est une loi tendancielle).
La loi est donc en fin de compte une loi de la hausse tendancielle de
la composition organique: l’accumulation se traduit par une
augmentation du travail mort (le capital) par rapport au travail
vivant, seul créateur de plus-value. Dans ces conditions, la
plus-value tend à augmenter moins vite que le capital avancé, d’où
la baisse du taux de profit. La notion de «loi tendancielle»
signifie que le taux de profit ne baisse pas toujours et partout mais
qu’au bout du compte la tendance l’emporte sur les
contre-tendances.
Cette
présentation classique n’est pas correcte parce qu’elle ne
décompose pas suffisamment les facteurs qui déterminent l’évolution
du taux de profit et ne fait pas apparaître la double influence de
la productivité du travail, à la fois sur le numérateur et sur le
dénominateur. Au numérateur, c’est clair: quand la productivité
s’accélère et que le salaire réel ne suit pas, le taux
d’exploitation augmente. C’est ce que Marx appelait la plus-value
relative.
Mais
les gains de productivité ont aussi un effet sur le dénominateur,
autrement dit sur la composition organique: ils font baisser le prix
des «machines» qui composent le capital fixe et peuvent ainsi
compenser l’augmentation de leur nombre. Il faut bien distinguer
deux notions: composition technique et composition organique du
capital. Personne ne conteste que la composition technique du capital
(le nombre de «machines» par rapport au nombre de salariés)
augmente tendanciellement. Mais cela n’implique pas une hausse de
la composition organique (en valeur): les gains de productivité
interviennent ici aussi en faisant baisser la valeur des «machines»
qui composent le capital fixe et peuvent ainsi compenser
l’augmentation de leur nombre. C’est justement l’une des
«causes qui contrecarrent la loi» (de la baisse tendancielle du
taux de profit) énoncées par Marx: «La même évolution qui fait
s’accroître la masse du capital constant par rapport au capital
variable fait baisser la valeur de ses éléments par suite de
l’accroissement de la productivité du travail, et empêche ainsi
que la valeur du capital constant, qui pourtant s’accroît sans
cesse, n’augmente dans la même proportion que son volume matériel.
Dans tel ou tel cas, la masse des éléments du capital constant peut
même augmenter, tandis que sa valeur reste inchangée ou même
diminue». Ainsi «les mêmes causes qui engendrent la tendance à
la baisse du taux de profit modèrent également la réalisation de
cette tendance» (Le Capital, Livre 3, Tome 1, Editions
sociales, 1957, p.248-249).
Mais,
précisément parce qu’il s’agit des «mêmes causes» (la
productivité du travail), il n’y a aucune raison a priori de
penser que la tendance l’emporte systématiquement sur la
contre-tendance. Encore une fois, la productivité du travail est
susceptible de compenser à la fois, de manière parfaitement
symétrique, la progression du salaire réel et l’alourdissement du
capital physique. Ou bien, il faudrait postuler que la productivité
du travail progresse systématiquement moins vite dans la section des
biens de production que dans celle des biens de consommation, mais
c’est la configuration inverse qui est la plus fréquente.
L’évolution
de la composition organique est donc en réalité indéterminée,
comme Marx pouvait le suggérer: «Dans tel ou tel cas, la masse des
éléments du capital constant peut même augmenter, tandis que sa
valeur reste inchangée ou même baisse». Le numérateur et le
dénominateur du taux de profit peuvent donc rester constants, et par
conséquent le taux de profit lui-même.
Si
l’on veut étudier les conditions d’évolution du taux de profit,
il faut donc abandonner la décomposition binaire classique (taux de
plus-value/composition organique du capital) pour une décomposition
ternaire faisant intervenir le salaire, la productivité du travail,
et l’efficacité du capital, c’est-à-dire le ratio
produit/capital. On obtient alors le résultat suivant: le taux de
profit augmente si la progression du salaire réel est inférieure à
celle de la «productivité globale des facteurs» définie comme la
moyenne pondérée de la productivité du travail et de l’efficacité
du capital [].
En termes simples, les gains de la productivité du travail peuvent
compenser à la fois l’augmentation du salaire réel et celle du
capital physique par tête. L’erreur de la présentation canonique
de la loi consiste à oublier cette possibilité en confondant la
composition organique du capital (en valeur) avec sa composition
technique. Puisque l’argument a été utilisé par Chris Harman
(2010b), il faut souligner que cette analyse n’a rien à voir avec
le «théorème d’Okishio». Ce théorème était censé démontrer
que le taux de profit ne peut pas baisser parce que les capitalistes
n’introduiront jamais des technologies susceptibles de le faire
baisser. Cette démonstration oublie évidemment la concurrence entre
capitaux individuels et l’incertitude qui accompagne tout projet
d’investissement. Mais la référence à ce théorème est hors
sujet: il y a en effet une claire différence, qui relève de la
logique la plus élémentaire, entre dire que le taux de profit peut
ne pas baisser, et affirmer, comme le fait Okishio, que le taux
de profit ne peut pas baisser. Ce sont deux débats
différents.
Il
faut alors restituer l’énoncé de Marx dans une analyse de la
dynamique du capitalisme et présenter une version de long terme de
la loi qui pourrait s‘énoncer ainsi: «Les conditions de
fonctionnement du capitalisme peuvent être réunies pendant une
période assez longue, mais les dispositifs assurant leur obtention
ne sont pas stables ou en tout cas ne peuvent être reproduits
durablement» (Husson 1996). Au bout d’un moment, l’augmentation
du capital par tête ne produit plus les mêmes gains de
productivité. C’est le double fléchissement de la productivité
du travail, par rapport au capital par tête mais aussi par rapport
au salaire qui initie la baisse du profit. Ce sont les contradictions
structurelles du capitalisme (recherche du profit maximum,
concurrence entre capitaux) qui conduisent tendanciellement à cette
baisse. Mais ce schéma ne s’applique que sur un horizon long,
celui de la théorie des ondes longues. Par ailleurs, cette
efficacité globale est indissociable de l’adéquation aux besoins
qui ne ressort pas de la technologie: il faut en plus que le salaire
réel se porte sur les «bonnes» marchandises du point de vue des
gains de productivité qu’elles permettent. Le taux de profit doit
donc être conçu comme un indicateur synthétique de la dynamique du
capital qui reflète l’ensemble des modalités de la reproduction
du capital, du côté de la production (création de plus-value) et
du côté de la réalisation (débouchés).
Les
temps du capital et la nature des crises
L’une
des raisons des divergences de vue entre économistes marxistes
renvoie à un problème de méthode: peut-on étendre l’analyse du
cycle à une compréhension générale de la dynamique du capitalisme
et de ses différents niveaux de crise ? Peut-on mobiliser pour
analyser la crise actuelle les mêmes outils que ceux qui conviennent
aux crises périodiques ? On pourrait parfaitement défendre l’idée
que cette distinction n’est pas vraiment travaillée chez Marx, qui
ne disposait pas d’une période d’observation très longue, ni
d’une théorie des crises complètement bouclée. Mais, sauf à
penser que le marxisme se réduit aux écrits du seul Marx, il faut
prendre en compte les développements ultérieurs qui ont permis une
meilleure compréhension de la dynamique capitaliste.
Les
travaux de Kondratiev sur les «cycles longs» ont inauguré une
nouvelle perspective consistant à périodiser la trajectoire du
capitalisme. Mais son tort est justement d’avoir conçu ces
mouvements longs comme des cycles et c’est l’objet principal de
la critique que Trotski lui a d’emblée adressée. Il faut relire
son bref article, «La courbe du développement capitaliste»,
publié en 1923, parce qu’il jette les bases d’une compréhension
du temps long de l'histoire du capitalisme: «Dans l'histoire, les
cycles homogènes se groupent par séries. Durant des périodes
entières du développement capitaliste, les cycles se caractérisent
par des booms nets et délimités et par des crises courtes et de
faible ampleur. Il en résulte un mouvement brutalement ascendant de
la courbe du développement capitaliste. Les périodes de stagnation
se caractérisent par une courbe qui, tout en connaissant des
oscillations cycliques partielles, se maintient au même niveau
approximatif pendant des décennies». Cette ligne de recherche sera
reprise par différents auteurs et sera plus tard systématisée par
Mandel avec la théorie des ondes longues. L’analyse marxiste doit
donc intégrer cet apport en adoptant une approche historique du
capitalisme et reprendre à son compte la notion d’«ordre
productif» (Barsoc 1994). Concrètement, il s’agit de rendre
compte des différences entre le capitalisme néo-libéral qui s’est
mis en place à partir du début des années 1980 et le capitalisme
dit «fordiste» des «Trente glorieuses». Dans un cas comme dans
l’autre, c’est toujours et encore du capitalisme, mais sa
dynamique, son mode de reproduction, ses effets sociaux sont
différents. Il s’agit autrement dit de périodes historiques
différentes: «Les ondes longues sont plus que de simples
mouvements de hausse et de baisse du taux de croissance des économies
capitalistes. Ce sont, au plein sens du terme, des périodes
historiques spécifiques» (Mandel 1995).
La
théorie marxiste est donc confrontée à une double tâche:
souligner que les rapports sociaux fondamentaux sont invariants mais,
en même temps, que leur mise en oeuvre n’est pas la même, en
fonction notamment de rapports de force sociaux différents. Faute de
mener à bien ce travail, l’absence de périodisation historique
conduit à un certain nombre de dérives, la première étant
d’appliquer aux ondes longues les outils d’analyse adaptés aux
cycles courts.
La
modélisation du cycle est un apport essentiel de Marx qui en a été
un précurseur et n’a jamais vraiment été dépassé. En
simplifiant à l’extrême, son schéma est le suivant: durant le
boom, la montée du taux de profit et la concurrence conduisent les
capitalistes à anticiper la poursuite du mouvement et à trop
investir. Mais cet excès de capital ne réussit plus à se valoriser: le taux de profit baisse et l’économie entre en récession. La
mécanique du cycle repose donc sur la temporalité propre de
l’accumulation du capital avec une sur-réaction, à la hausse et à
la baisse, de l’investissement aux débouchés: la demande est un
flux, le capital est un stock. Ce phénomène est appelé
«accélérateur» par les macroéconomistes. Il est accentué par
l’évolution cyclique de la part des salaires: en général elle
tend à monter quand l’économie ralentit parce que le salaire ne
réagit pas immédiatement au ralentissement de la productivité. Les
fluctuations du taux d’exploitation se combinent ainsi avec celles
de l’investissement pour donner un caractère fortement cyclique au
taux de profit.
Au
total, la dynamique du cycle résulte du comportement d’accumulation
des capitalistes soumis à la concurrence: ce mécanisme est
incorporé dans le fonctionnement «normal» du capitalisme [].
Et cette même mécanique garantit en quelque sorte la sortie
automatique de la récession. Ce schéma a pu être repris par un
économiste non marxiste, Patrick Artus, dans le cas du cycle dit de
la «nouvelle économie» de la seconde moitié des années 1990 aux
Etats-Unis (Artus 2002). Mais, justement, il s’agissait d’un
cycle et la crise actuelle ne se réduit pas à une crise cyclique.
Une
autre conséquence de l’absence d’approche historique consiste à
ne pas comprendre l’enchaînement des mécanismes qui conduisent à
la crise. Dans la crise actuelle, le taux de profit a évidemment
baissé et il a même commencé à le faire un peu avant l’éclatement
de la crise financière (Husson 2009b) mais cela n’a rien à voir
avec une «suraccumulation» préalable. Celle-ci n’apparaît
qu’avec l’éclatement de la crise, sous forme de capacités de
production excédentaires «révélées» par la crise. On peut
illustrer ce point à partir du cas des Etats-Unis en comparant le
volume de la consommation, le taux de profit et le taux d’utilisation
des capacités. Ce dernier mesure le rapport entre la production
effective et la production potentielle qui résulterait d’une
pleine utilisation des capacités (qui n’est jamais de 100 %):
c’est donc un bon indicateur de la suraccumulation de capital, au
sens d’excès de capacités de production. Les trois courbes
évoluent de manière parallèle (graphique 5), confirmant ainsi le
lien qui existe entre débouchés, taux d’utilisation des capacités
et rentabilité du capital. Le ralentissement des débouchés conduit
à une plus faible utilisation du capital et fait baisser le taux de
profit. On voit bien se dessiner la fin du cycle high tech,
avec la récession de 2001-2002, suivie d’une reprise: il s’agit
là du fonctionnement cyclique de l’économie. Puis arrive la crise: on assiste alors à une chute à peu près simultanée, et de
grande ampleur, de la consommation, du taux d’utilisation et du
taux de profit. Autrement dit, la sous-consommation, la
suraccumulation et la chute du taux de profit sont étroitement liées
et c’est leur interaction qu’il faut comprendre. Ce n’est donc
pas en opposant deux grilles de lecture (suraccumulation versus
sous-consommation) que l’on parviendra à une meilleure
compréhension des faits empiriques. Mais encore faut-il s’entendre
sur les termes.
Suraccumulation
Il
faut d’abord évacuer une confusion possible entre suraccumulation
de capital et amoncellement de capital fictif. Ce dernier désigne,
comme son nom l’indique, un ensemble de droits de tirage potentiels
sur la plus-value. Leur volume augmente avec le gonflement de la
bulle financière, mais il s’agit d’une suraccumulation aussi
fictive que le capital du même nom. Sa croissance «exubérante»
l’empêche de pouvoir prétendre à une rentabilité effective
égale ou supérieure au taux de profit moyen, parce que la somme des
revenus financiers virtuels excède la capacité d’extraction de
plus-value. Ce capital est donc fictif dans la mesure où la
plus-value disponible ne peut permettre de lui servir sa rentabilité
affichée.
Il
faut ensuite préciser les termes. La plupart des analyses orthodoxes
nous disent que le taux de profit baisse parce qu’il y a eu
suraccumulation de capital. Mais il s’agit là d’une pure
tautologie. Pour Marx, la suraccumulation se définit en effet par
rapport à l’incapacité d’obtenir le taux de profit moyen. On ne
peut donc faire de ce concept un principe explicatif de la baisse du
taux de profit qui est la forme sous laquelle il se manifeste.
Au
sens courant du terme, la suraccumulation suggère que l’on a trop
investi. Mais, encore une fois, par rapport à quoi ? En réalité,
la réponse ne peut que renvoyer aux débouchés. Le processus
empirique observé dans la crise obéit à cette séquence: chute
des débouchés —> surcapacités de production —> baisse du
taux de profit. Concrètement, la chute des débouchés conduit à la
sous-utilisation des capacités et à la stagnation ou à la baisse
du volume de profit. Autrement dit, le même capital avancé produit
moins de profit et le taux de profit baisse.
L’exposé
«classique» qui se réclame de la loi de la baisse tendancielle du
taux de profit repose sur un autre enchaînement: investissement —>
hausse de la composition organique —> baisse du taux de profit.
Mais il s’agit encore une fois d’une détermination qui ne
convient pas à l’analyse de cette crise qui est d’une autre
nature qu’une crise périodique. On peut s’en convaincre en
comparant l’écart du taux de profit à sa tendance de moyen terme
et l’écart de production (output gap) défini comme le
rapport entre la production effective et la production potentielle
qui correspondrait à une utilisation normale
des capacités de production. Ces deux indicateurs sont
étroitement corrélés (graphique 6). Autrement dit l’évolution
de la conjoncture rend bien compte des fluctuations du taux de profit
autour de sa tendance.
Toutes
ces observations permettent de pointer la différence entre deux
lignes d’interprétation de la crise. Soit il s’agit d’une
crise cyclique, particulièrement forte, mais qui est susceptible
d’être analysée avec les outils habituellement mobilisés dans
l’analyse du cycle: le profit baisse (et donc il y a crise) à
cause de la suraccumulation. Ce point de vue est en quelque sorte
synthétisé par un simple membre de phrase de Carchedi (2010) qui
écrit: «les crises (des taux de profit plus bas) ...»
établissant ainsi l’équivalence qui sous-tend ce type d’analyse: crise = baisse du taux de profit. Donc, si la crise est conforme à
la théorie, il faut que le taux de profit ait baissé, d’autant
plus que cela valide la loi de la baisse tendancielle. On invoquera
aussi l’instabilité chronique du capitalisme et on pourra ainsi se
rassurer sur la pertinence de l’outillage marxiste.
A
l’occasion de la crise actuelle, Patrick Artus s’est à nouveau
essayé à lui appliquer un schéma marxiste (Artus 2010): «Il
s'agit bien d'une lecture marxiste (mais conforme aux faits) de la
crise: suraccumulation du capital d'où baisse tendancielle du taux
de profit». Il s’agit peut-être d’une lecture «marxiste»
mais force est de constater qu’elle n’est pas «conforme aux
faits». Autant la précédente était convaincante parce qu’elle
s’appliquait à un cycle, autant ce nouvel exercice passe à côté
du caractère systémique de cette crise.
La
période du capitalisme néo-libéral ne se caractérise pas par une
tendance à la suraccumulation et il faudrait plutôt parler de
sous-investissement: l’accumulation du capital, tout au long de
cette période, ne suit pas le rétablissement du taux de profit. On
retrouve donc cette idée essentielle: il faut distinguer deux
horizons temporels auxquels on ne peut appliquer les mêmes outils
d’analyse.
La
crise actuelle représente une rupture majeure dans «l’ordre
productif» néo-libéral dont les éléments, mis en place
au cours d’une période longue, se détraquent globalement. La
difficulté d’analyse est ici que les «grandes crises» (pour
reprendre l’expression de Robert Boyer) sont toujours déclenchées
lors d’une récession cyclique: il faut aller au-delà du constat
de l’ampleur de la récession (plus forte que d’habitude) et
l’analyser, non pas comme une crise périodique, mais comme une
mise en crise des traits essentiels de la période.
La
crise de 1974-75 avait été une crise du «fordisme», autrement
dit de la correspondance qui s’était établie entre les gains de
productivité et le pouvoir d’achat. La crise actuelle peut
s’analyser fondamentalement comme une crise des solutions apportées
à la crise précédente autour d’une question centrale qui est
celle de la réalisation. Compte tenu de la baisse tendancielle de la
part des salaires dans le revenu, le capitalisme risquait de buter
sur la raréfaction des débouchés. C’est du côté de la finance
que les solutions à cette contradiction ont été trouvées. Pour
simplifier, la finance a permis trois choses: 1) recycler la
plus-value non investie vers la consommation de couches sociales
étroites; 2) alimenter le surendettement des ménages et soutenir
leur consommation; 3) ajuster les déséquilibres mondiaux,
principalement entre les Etats-Unis et le reste du monde. L’implosion
financière remet en cause ces trois éléments et par conséquent la
cohérence de l’ordre néo-libéral.
Sous-consommation
«La
raison ultime de toute véritable crise demeure toujours la pauvreté
et la limitation de la consommation des masses, en face de la
tendance de la production capitaliste à développer les forces
productives comme si elles n’avaient pour limite que la capacité
de consommation absolue de la société». En dépit de ce principe
clairement affirmé par Marx [],
la version dogmatique du marxisme s’appuie au fond sur une
opposition binaire entre deux analyses de la crise: la première,
centrée sur le concept de suraccumulation, serait la seule
authentiquement marxiste; la seconde, qualifiée de
sous-consommationniste ne serait pas marxiste mais keynésienne.
Cette
grille de lecture peu dialectique manifeste une incompréhension d’un
trait essentiel du capitalisme: c’est un mode de production qui
cherche à obtenir le taux de profit le plus élevé possible mais
doit aussi écouler ses marchandises. Cette double exigence débouche
sur une contradiction permanente qui se manifeste avec une vigueur
particulière lors des crises. On retrouve ici l’erreur signalée
par Mandel qui consiste à «scinder arbitrairement ce qui est
organiquement lié, au coeur même du mode de production capitaliste
(…) Vouloir expliquer le phénomène des crises exclusivement par
ce qui se passe dans la sphère de la production (la production d’une
quantité insuffisante de plus-value pour assurer à tout le capital
un taux de profit acceptable), en faisant abstraction des phénomènes
de réalisation de la plus-value, c’est-à-dire de la circulation,
donc du marché, c’est en réalité faire abstraction d’un aspect
fondamental de la production capitaliste, celui d’une production
marchande généralisée» (Mandel 1982).
La
plupart du temps, l’accusation de «sous-consommationnisme»
s’appuie sur d’autres citations de Marx critiquant les théories
faisant d’une insuffisante consommation le ressort principal des
crises. Mais ce respect de l’orthodoxie oublie l’un des apports
essentiels de Marx, à savoir son étude des conditions de
reproduction du capital. C’est pourtant une question fondamentale
que l’on peut résumer ainsi: qui achète ce que produisent les
salariés exploités ? C’est très bien (pour un patron)
d’exploiter ses ouvriers mais le profit qu’il en tire reste
virtuel tant qu’il n’est pas réalisé par la vente des
marchandises. Cette question se pose au cours du cycle, mais elle
se pose de manière structurelle sur longue période. La hausse
tendancielle du taux d’exploitation que l’on observe
depuis le début des années 1980 pose problème du point de vue de
la réalisation. Si la part de la consommation des salariés baisse
par rapport à la richesse nouvelle produite, il faut se demander qui
va acheter le reste. Dire que le capitalisme dans sa phase
néo-libérale fait face à un problème chronique de réalisation ne
revient pas à se rallier aux thèses dites sous-consommationnistes.
Les théoriciens de la sous-consommation, de Sismondi à Baran et
Sweezy en passant par Rosa Luxemburg, expliquaient que le capitalisme
était structurellement incapable de réaliser le profit et qu’il
avait besoin de débouchés extérieurs. Personne ne soutient cette
thèse à ce degré de généralité, mais la baisse de la part des
salaires souligne un problème manifeste de réalisation que
rencontre le capitalisme réellement existant et qu’il résout par
la consommation des riches et l’endettement.
Balayer
cette question en disant que seule la suraccumulation et la
surproduction sont la cause des crises, à travers la baisse du taux
de profit, revient à oublier que suraccumulation et
sous-consommation sont les deux aspects d’une même réalité,
comme le formule très bien Chesnais (2010): «La suraccumulation a
automatiquement pour «envers», pour ainsi dire, la
sous-consommation». Et vice versa.
La
chronologie de la crise
Que
la crise soit née dans le secteur financier, personne ne peut le
contester. Elle est même née sur un segment relativement étroit de
la finance mondiale puisque le point de départ était une fraction
du marché hypothécaire américain, les fameux subprime.
C’est ce qui a permis à certains analystes de penser (à ses
débuts) que l’impact de cette crise serait limité. Mais elle
s’est étendue comme une traînée de poudre à l’ensemble de la
finance mondiale, «grâce» notamment aux fameux produits dérivés.
Il y a d’ailleurs là un champ de recherche d’ordre sociologique,
pour expliquer l’aveuglement des spécialistes de la finance qui
croyaient à leur innocuité ou n’en voyaient pas les dangers. On y
trouverait sans doute un curieux cocktail d’ignorance, de
dogmatisme mathématique, de cupidité et de pure délinquance.
Le
fait que le système ait craqué du côté de la finance ne permet
donc pas de conclure qu’il s’agit d’une crise financière. Cela
ne serait possible qu’en postulant une séparation stricte entre la
finance et ce que l’on a coutume d’appeler l’économie réelle.
Or, ces deux «sphères» sont étroitement imbriquées et la
financiarisation s’est développée comme une réponse à des
contradictions apparues dans l’économie réelle depuis longtemps.
La manière dont la crise financière s’est étendue à tous les
segments de l’économie donne des indications concrètes sur ce
mode d’articulation: rétrécissement du crédit (credit
crunch), effet dit de richesse négatif sur la consommation,
chute de l’investissement, etc. Et par-dessus tout, il y a la
mondialisation qui a transmis la récession à l’ensemble de
l’économie mondiale, pulvérisant la thèse du découplage selon
laquelle les pays émergents seraient épargnés.
Les
enjeux programmatiques
Pour
paraphraser une formule un peu provocatrice de Claudio Katz, lors
d’un séminaire à Amsterdam: le débat entre les deux positions
n’a pas d’implication programmatique directe. Une telle assertion
heurte une certaine tradition, selon laquelle une bonne analyse de la
conjoncture conduit forcément à une bonne position politique. Un
dirigeant comme Ernest Mandel pouvait combiner les deux compétences,
mais il faut se garder d’une posture qui donnerait aux économistes
marxistes un rôle qui dépasse en général leurs capacités.
Dans
le débat qui nous intéresse ici, le point de vue adopté quant à
l’évolution du taux de profit ne dit rien sur les
implications politiques du constat. Certes, la tentation est grande
d’établir des raccourcis faciles. Par exemple, ceux qui, comme
l’auteur de ces lignes, soutiennent que la baisse de la part des
salaires est une cause fondamentale de la crise, se voient taxés de
keynésianisme ou de «sous-consommationnisme». S’ils disent que
les salaires sont trop bas, c’est donc qu’ils militent pour une
relance par les salaires qui permettrait de sauver le capitalisme.
Cette argumentation rhétorique est réversible: à ceux qui pensent
que la cause principale de la crise est la baisse du taux de profit,
on pourrait faire le procès d’être en sous-main pour une baisse
des salaires destinée à rétablir le profit.
Une
autre ligne de démarcation sépare ceux qui analysent cette crise
comme une crise financière et ceux qui la considèrent comme une
crise du système lui-même. Et cela conduit effectivement à des
orientations différentes: régulationnistes-réformistes dans le
premier cas, anticapitalistes dans le second. Encore pourrait-on
discuter de cette opposition: après tout, on pourrait très bien
soutenir que cette crise est financière et être en même temps
anticapitaliste, même si cette position n’existe pas en pratique.
De manière plus générale, l’anticapitalisme n’est pas indexé
sur le taux de profit. Les raisons que nous avons les uns et les
autres de critiquer ce système ne se trouvent pas dans l’évolution
- à la hausse ou à la baisse - du taux de profit. C’est pourquoi
la recommandation de Claudio Katz est utile: il faut soigneusement
distinguer les débats théoriques et les débats programmatiques, et
se garder de penser que l’analyse théorique de la conjoncture
fournit mécaniquement la clé des enjeux stratégiques. Que le
capitalisme en tant que système soit la cible, c’est un point
d’accord. Autant ne pas le gâcher par des polémiques qui jouent
sur les mots. Pour prendre un exemple, l’idée selon laquelle le
capitalisme serait de moins en moins capable de satisfaire les
besoins sociaux a été raillée par Gill (2010) comme une évidence,
une absurdité voire une illusion de ma part, puisque tel n’est pas
l’objectif du capitalisme. Cependant ce dernier doit vendre ses
marchandises et il ne pourrait le faire si elles étaient dépourvues
de valeur d’usage, autrement dit ne répondaient à aucun besoin
social. Pour remplir cette condition nécessaire, il modèle les
besoins et la répartition des revenus. Mais il me semble que l’une
des caractéristiques du capitalisme contemporain est que c’est de
plus en plus difficile: l’écart se creuse entre l’offre
rentable et la demande sociale, et le capitalisme tend de plus en
plus à refuser la satisfaction de besoins élémentaires au nom de
son critère de rentabilité. Il y a là une ligne critique qui
touche aux fondements mêmes du système- ce que j’appelle le mode
de satisfaction capitaliste des besoins sociaux - et va plus loin que
l’étude du taux de profit.
Un
second reproche vise ma critique de l’irrationalité du système.
Ce serait ne rien comprendre à la rationalité de ce système,
souligne Louis Gill. Mais, bizarrement, il se réclame d’un article
de Chesnais qui évoque … «l’irrationalité fondamentale du
capitalisme» dans un article qui serait – quand même - «aux
antipodes» (sic) de mes propres analyses. Il serait pourtant
possible de convenir que le capitalisme a sa propre logique, mais
qu’elle est de plus en plus irrationnelle du point de vue de
l’humanité (et de la planète). Et cela permet encore une fois de
critiquer le système sur d’autres bases que son instabilité
chronique.
Si
on laisse de côté les procès en sorcellerie réformiste, le débat
est d’ordre stratégique. Comme toujours il s’agit d’articuler
les mots d’ordre immédiats et la perspective socialiste. La crise
vient exacerber la tension entre ces deux niveaux politiques. D’un
côté, ses effets immédiats équivalent à une régression sociale
accrue et, d’un autre côté, son ampleur démontre la fragilité
et l’illégitimité croissante du système. La construction d’une
démarche transitoire est donc d’autant de
«sortie de crise» et ouvrir une perspective alternative radicale,
donc anticapitaliste.
Il
me semble que la question de la répartition des revenus est le bon
point d’accroche autour du principe «nous ne paierons pas leur
crise». Cela n’a rien à voir avec une «relance par les salaires» mais avec une défense des salaires, de l’emploi et des droits
sociaux sur laquelle il ne devrait pas y avoir de discussion. Ensuite
vient l’idée de contrôle sur ce qu’ils font de leurs profits
(verser des dividendes ou créer des emplois) et de nos impôts
(subventionner les banques ou financer les services publics). L’enjeu
est de faire basculer de la défense au contrôle et c’est sur la
base de ce basculement que la mise en cause de la propriété privée
(le véritable anticapitalisme) peut acquérir une audience de masse.
Cette
démarche peut être discutée et doit être travaillée, mais il est
contreproductif de la déconsidérer comme réformiste, ou
régulationniste, en lui opposant la seule posture révolutionnaire
qui serait d’en appeler au renversement du système sans avoir une
idée précise des chemins que peuvent emprunter les mobilisations et
des cibles concrètes qu’elles doivent viser. Sur un plan plus
tactique, les délimitations «au couteau», visant à séparer le
bon grain anticapitaliste de l’ivraie antilibérale, représentent
bien souvent une dépense d’énergie inutile. Dans la conjoncture
actuelle, il suffit de se battre jusqu’au bout pour une
revendication juste et clairement définie, pour se heurter
directement aux lignes de défense du système.
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Notes
http://hussonet.free.fr
.
Etant moi-même partie prenante de ce débat - ce qui justifie (pour
une fois) l’usage de la première personne - je ne prétends pas à
une parfaite impartialité.
La base de données de la Commission européenne que j’utilisais
auparavant contenait des erreurs qui faussaient les résultats -
surtout avant 1980 - et je l’ai abandonnée au profit de sources
nationales (voir Husson 2010a).
Pour une discussion plus «technique», voir La hausse
tendancielle du taux de profit (Husson 2010a)
Aux
Etats-Unis, ces données sont produites par les Flow
of Funds Accounts de
la Federal Reserve Bank.
Pour une démonstration plus
détaillée, voir La
hausse tendancielle du taux de profit,
article cité, 2e
partie.
Pour un exposé d’une grande clarté qui incorpore les notions de
multiplicateur et d’accélérateur dans une logique marxiste, voir
le chapitre 11 du Traité d’économie marxiste d’Ernest
Mandel.
Karl Marx, Le Capital, Livre 3, tome 2, Editions Sociales,
1959, p.145
(5 juin 2010)
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