Débat
Louis Gill
Les faux pas d’Alain Bihr, les dérives de Michel Husson
Louis Gill
Nous reproduisons ci-dessous l’article de Louis Gill qui fait
directement allusion à des articles postés sur le site A
l’Encontre. Le style
de cet article appartient, cela va de soi, à Louis Gill et à une
certaine tradition qui n’est point celle des responsables du site A
l’Encontre. Ci-dessous
l’introduction faite par Carré Rouge à cette contribution de Louis
Gill.
«Dans
l’article qui suit, Louis Gill a souhaité répondre à deux
articles postés sur le site de A
l’encontre en juin
2009. L’un a écrit par Alain Bihr, «Pour
une approche multidimensionnelle des crises de la production
capitaliste» et l’autre par Michel Husson, «Le
dogmatisme n’est pas un marxisme». L’article de Husson a
fait l’objet de plusieurs réponses. Une est de Chris Harman
publiée en octobre 2009 dans le International Socialist Journal sous le titre «Not
all Marxism is dogmatism: A reply to Michel Husson» qui
a été publié en français par Inprecor (n°556-557) sous le titre
Crise et taux de profit. Une autre par Isaac Joshua, «Note
sur la trajectoire du taux de profit», sur le site de Contretemps, également en octobre 2009. Le texte de
Chris Harman est l’un des derniers qu’il ait publié. Sa mort
brutale au Caire le 9 novembre, prive le mouvement révolutionnaire
marxiste d’un militant infatigable qui a su allier l’activité
politique quotidienne avec le travail théorique de sorte qu’on lui
doit de nombreux livres d’économie politique et d’histoire du
mouvement ouvrier. Carré
rouge déplore cette
perte. »
*****
Ce texte est une
nouvelle contribution au débat lancé par l’article d’Alain Bihr
intitulé «Le triomphe catastrophique du néolibéralisme»[].
Je rappelle que dans cet article, Alain Bihr soutient que la crise
déclenchée en 2007-2008 est une crise de réalisation résultant
d’un «excès de plus-value» dont le corollaire est
une insuffisance des salaires donnant lieu à une sous-consommation
des salariés. Dans un article intitulé «La récession
mondiale: moment, interprétations et enjeux de la crise»[],
François Chesnais a caractérisé cette thèse d’une «plus-value
en excès» comme un renversement de la compréhension du
capitalisme héritée de Marx, selon laquelle le capital se heurte
non pas à un excès mais à une insuffisance chronique de plus-value
dont la tendance à la baisse du taux de profit est la manifestation.
Dans une réponse à
François Chesnais intitulée «À propos d’un excès de
plus-value», Alain Bihr soutient qu’il n’y a pas de
contradiction à parler de l’existence simultanée d’un défaut
de plus-value par rapport à l’ensemble du capital, et d’un excès
de plus-value dans l’ensemble de la «valeur ajoutée»,
les deux phénomènes représentant les deux faces différentes de la
crise: crise de valorisation sous la forme de la baisse
tendancielle du taux de profit et crise de réalisation résultant de
l’insuffisance de la demande finale issue des salaires. Dans le
numéro 40 de Carré Rouge où cet article d’Alain Bihr a
été publié, ont également paru mon article «À l’origine
des crises: surproduction ou sous-consommation» et celui
de François Chesnais, «Pas de limites pour le sauvetage des
banques… ».
Deux répliques ont
suivi, celle d’Alain Bihr, «Pour une approche
multidimensionnelle des crises de la production capitaliste»[],
et celle de Michel Husson, «Le dogmatisme n’est pas un
marxisme»[].
Enfin, Michel Husson a publié en décembre 2009 un texte intitulé «
La hausse tendancielle du taux de profit»[]
dans lequel il reconnaît ses erreurs statistiques de l’article
précédent et procède à des révisions statistiques et théoriques
qui prétendent démontrer sa thèse d’une tendance à la hausse du
taux de profit, le capitalisme pouvant être en crise, selon lui,
«alors même qu’il bénéficie de taux de profit très
élevés». Je réagis à ces textes dans la présente
contribution.
L’approche
«multidimensionnelle» d’Alain Bihr
Ayant affirmé n’avoir
rien à redire de ma présentation de la théorie de Marx des crises
de surproduction résultant d’une tendance à la baisse du taux de
profit, quelle que puisse être simultanément la hausse du taux de
plus-value, Alain Bihr soutient que mon erreur, comme celle de
François Chesnais, serait «d’ignorer l’autre dimension
de la crise, l’excès de la plus-value par rapport au salaire…
responsable in fine des difficultés que rencontre la
réalisation de la valeur formée». Notre erreur commune
se situerait non pas dans ce que nous disons, mais dans ce que nous
ne disons pas. Nous développerions tous deux une conception
unilatérale des contradictions de la production capitaliste.
Je précise d’abord que ce que je
présente dans mon texte n’est pas ma conception personnelle, mais
bien ce que je comprends de celle de Marx, qui n’est en rien
unilatérale comme en témoignent les extraits suivants que je
reprends de mon texte:
Le travail salarié n'existe qu'en fonction de la plus-value qu'il
rapporte, le travail nécessaire n'existe que comme condition du
surtravail; le capital n'a besoin du travail que dans la mesure où
il lui permet de se mettre en valeur, de produire de la plus-value.
Il a donc tendance à restreindre le travail nécessaire pour
augmenter le surtravail et la plus-value qui en est l'expression en
valeur, à restreindre le travail vivant et par conséquent la
création de valeur.
Il en résulte une tendance simultanée à restreindre tant la sphère
de l'échange que la création de valeur. L'insuffisance de
plus-value, cause ultime de la crise localisée dans la
production, se manifeste sur le marché de manière inversée, sous
la forme d'une surabondance de marchandises (invendables). La
tendance du capital à se valoriser sans limites « est identique
au fait de poser des limites à la sphère de l'échange... à la
réalisation de la valeur posée dans le procès de production»[].
Au-delà d'un certain point, l'éclatement de la crise réalise une «
dévalorisation générale, ou destruction de capital»,
provoque une diminution de la production, jusqu'à ce que soit «
reconstitué le rapport entre travail nécessaire et surtravail
qui est, en dernier ressort, à la base de tout»[].
La surabondance de
marchandises donnant lieu à des difficultés de réalisation n’est
donc nullement absente de l’analyse. Mais elle n’y figure pas
comme l’«autre dimension de la crise», que
serait le prétendu « excès de la plus-value par
rapport au salaire… responsable in fine des difficultés que
rencontre la réalisation de la valeur formée», dont
parle Alain Bihr. Elle est l’image inversée, sur le marché, de la
cause ultime de la crise (celle qui en est «responsable in
fine», pourrait-on dire), qu’est la pénurie de
plus-value, localisée dans la production.
En d’autres termes,
l’origine de la crise se trouve dans la production insuffisante de
plus-value et non au niveau du marché où s’écoulent les
marchandises, même si elle se manifeste comme un phénomène de
marché. Sa résorption exige, non pas l’élimination de « l’excès de plus-value par rapport au salaire», mais
la reconstitution du « rapport entre travail nécessaire et
surtravail qui est, en dernier ressort, à la base de tout»,
comme l’écrit Marx.
Et la reconstitution de
ce rapport passe précisément par un accroissement du taux de
plus-value, qui n’est rien d’autre que l’accroissement de la
plus-value par rapport au capital variable, donc de cet «excès
de plus-value par rapport au salaire» que Bihr identifie
pour sa part comme une cause de la crise. Si d’ailleurs une chose
est frappante dans les balbutiements actuels de sortie de crise,
c’est bien le déséquilibre entre la poussée des profits
(largement attribuable à la hausse des profits financiers) et la
stagnation des salaires, qui contredit brutalement la thèse de Bihr.
Bihr fait fausse route
en présentant le «défaut de plus-value relativement à
l’ensemble du capital» et «l’excès de
plus-value par rapport au seul capital variable» comme « deux manières propres au mode de production capitaliste
d’exprimer les progrès de la productivité du travail».
Ces progrès, écrit-il, «conduisent nécessairement et
périodiquement à une disproportion entre travail mort et travail
vivant de même qu’à une disproportion entre travail nécessaire
et surtravail».
Si le rapport entre
travail nécessaire et surtravail est, en dernier ressort, à la base
de tout, comme l’écrit Marx, et qu’il est donc crucial qu’il
soit reconstitué pour que la crise se résorbe, on voit mal par
contre ce que pourrait signifier une résorption de la prétendue
«disproportion entre travail mort et travail vivant».
Le progrès de la productivité du travail est le résultat de la
substitution permanente de moyens de production, c’est-à-dire de
travail mort, au travail vivant, ce qui n’a rien à voir avec
l’introduction d’une «disproportion» entre les deux
qu’il faudrait corriger pour assurer la reprise. Dans la mesure où
le travail vivant est la seule source de plus-value, la réduction
progressive de son poids relatif ne peut qu’être à l’origine de
difficultés croissantes de valorisation, ce qui nous ramène à la
question fondamentale, celle de la valorisation, dont la question de
la réalisation n’est que la forme inversée.
Bihr voit les choses
d’un autre œil. «Défaut et excès de plus-value,
écrit-il, conduisent en définitive à la même conséquence, la
crise de la production capitaliste… qui est toujours une crise de
surproduction dont les deux phénomènes en question ne font que
représenter deux faces différentes. D’une part… la
suraccumulation de capital relativement à la plus-value destinée à
se valoriser…, provoquant une baisse tendancielle de taux de
profit, en somme une crise de valorisation. D’autre part… l’excès
de marchandises sur les marchés… par défaut de débouchés, du
fait de l’insuffisance de la demande finale issue du salaire,
conséquence de l’excès de la part de la plus-value dans la
'valeur ajoutée'. Soit en définitive une non moins classique crise
de réalisation». Selon les phases du cycle, ajoute-t-il,
c’est l’un ou l’autre de ces aspects qui domine, et la crise
déclenchée en 2007-2008 est caractérisée par une prédominance
des difficultés de réalisation.
Si tel est le cas et
que la source du blocage se situe dans la sous-consommation ou
l’insuffisance de la demande finale, une modification de la
répartition des revenus, à laquelle s’ajouterait un vaste
programme de dépenses publiques destinées à augmenter cette
demande finale, devrait permettre de résoudre la supposée crise de
réalisation. Mais, du point de vue du rétablissement de la
rentabilité du capital, qui est le moteur de la production
capitaliste, cette voie est un cul-de-sac comme je me suis employé à
le démontrer dans la troisième section de mon texte intitulé À
l’origine des crises: surproduction ou consommation ?,
auquel je renvoie les lecteurs.
Dans un ultime effort
pour appuyer sa prétention selon laquelle Marx aurait développé
une conception sous-consommationniste des crises, Bihr cite l’extrait
classique suivant du Capital de Marx:
La
raison ultime de toute véritable crise demeure toujours la pauvreté
et la consommation restreinte des masses face à la tendance de la
production capitaliste à développer les forces productives comme si
elles n'avaient pour limite que la capacité de consommation absolue
de la société.]
Ernest Mandel, qui
identifie la sous-consommation comme l’une des causes des crises,
cite ce même extrait du Capital à l’appui de son
argumentation dans son ouvrage de 1982 intitulé La crise
1974-1982. Mais il le fait immédiatement suivre des propos
suivants qui en modifient singulièrement la portée:
Mais
pas dans le sens vulgaire selon lequel la crise pourrait être évitée
si on augmentait davantage les salaires. Car, répétons-le, les
capitalistes ne sont pas intéressés à la simple vente des
marchandises. Ils sont intéressés à les vendre avec
suffisamment de profit. Or, toute augmentation des salaires
au-delà d’un certain seuil doit nécessairement réduire d’abord
le taux et ensuite même la masse des profits, et donc entraver
l’accumulation du capital et les nouveaux investissements.[]
Sans m’engager avec Alain Bihr dans
une guerre de citations, je lui rappelle cet autre extrait du Capital qui remet les pendules à l’heure:
C'est pure tautologie que de dire: les crises proviennent de ce
que la consommation solvable ou les consommateurs capables de payer
font défaut. Le système capitaliste ne connaît d'autres modes de
consommation que payants, à l'exception de ceux de l'indigent ou du
«filou». Dire que des marchandises sont invendables ne signifie
rien d'autre que: il ne s'est pas trouvé pour elles d'acheteurs
capables de payer, donc de consommateurs (que les marchandises soient
achetées en dernière analyse pour la consommation productive ou
individuelle). Mais si, pour donner une apparence de justification
plus profonde à cette tautologie, on dit que la classe ouvrière
reçoit une trop faible part de son propre produit et que cet
inconvénient serait pallié dès qu'elle en recevrait une plus
grande part, dès que s'accroîtrait en conséquence son salaire, il
suffit de remarquer que les crises sont chaque fois préparées
justement par une période de hausse générale des salaires, où la
classe ouvrière obtient effectivement une plus grande part de la
fraction du produit annuel destinée à la consommation. Du point de
vue de ces chevaliers, qui rompent des lances en faveur du «simple»
bon sens, cette période devrait au contraire éloigner la crise. Il
semble donc que la production capitaliste implique des conditions qui
n'ont rien à voir avec la bonne ou la mauvaise volonté, qui ne
tolèrent cette prospérité relative de la classe ouvrière que
passagèrement et toujours seulement comme signe annonciateur d'une
crise.[] :
Plusieurs invoqueront
sans doute le fait que la crise déclenchée en 2007-2008 a été
précédée, non par une hausse des salaires, mais par une période
de baisse relative, pour prétendre à la caducité de l’illustration
que Marx emploie ici, tirée de la situation qu’il avait sous les
yeux, sans pouvoir toutefois remettre en question l’évidence du
rejet qu’il formule d’une explication sous-consommationniste de
la crise et du recours à une hausse de la demande globale comme
moyen de la surmonter.
Michel Husson accuse
Si le ton des
contributions d’Alain Bihr à ce débat demeure, malgré certaines
sautes d’humeur, celui d’une discussion civilisée, il en est
tout autrement de celle de Michel Husson intitulée «Le
dogmatisme n’est pas un marxisme»[].
Du haut de sa suffisance pédantesque, il entre en guerre contre ce
qu’il qualifie comme «une série de contributions placées
sous le signe d’un dogmatisme contre-productif et assez
décourageant, [dont] le point commun […] est de faire référence
à l’interprétation orthodoxe de la loi de la baisse tendancielle
du taux de profit [et de s’opposer] frontalement (quelle
audace !) à la thèse, baptisée "sous-consommationiste",
selon laquelle la crise actuelle proviendrait au contraire d’un
excès de profit». Avec François Chesnais, je suis
désigné parmi les premiers coupables de cette impertinence. Suivent
plusieurs autres auteurs parmi lesquels Alan Freeman, Robert Brenner
et Chris Harman.
Husson se couvre de
ridicule en dressant la caricature de ces «savants
marxistes» intervenant à la porte d’une usine en train
de licencier et expliquant «doctement » aux
travailleurs, «œuvres complètes de Marx en bandoulière», que la crise provient «de ce que le taux de profit baisse (tendanciellement) depuis 20 ans», alors que « depuis des années, un profond sentiment d’indignation monte
chez [eux], face aux "salaires" indécents des
patrons, aux bénéfices extravagants des entreprises et au
comportement des patrons qui licencient même quand elles font des
profits».
Aujourd’hui,
poursuit-il, «l’évidence est flagrante: le taux de
profit augmente tendanciellement depuis le milieu des années 1980.
Toutes les sources statistiques conduisent à un constat
identique». Il faudra y revenir. «Force est donc
de constater que la version classique de la loi de la
baisse tendancielle (ou ce qu’il désigne aussi comme "le
dogme de la baisse tendancielle") pose problème».
Se référant au texte
d’Alain Bihr qui propose «une approche
multidimensionnelle» des crises, il plaide en faveur de
cette approche dont il soutient qu’elle contribue à restituer le
cadre de l’analyse marxiste dans toute sa richesse. Il cherche
appui pour ce faire chez Ernest Mandel, pour qui les crises doivent
être expliquées par une multitude de causes, qu’il serait
«absurde de séparer et surtout de hiérarchiser».
Rappelons que, dans son Traité d'économie marxiste publié en 1962[],
Mandel regroupe les diverses approches de la théorie des crises en
«deux grandes écoles», l'école de la
sous-consommation et l'école de la disproportionnalité. Chacune,
écrit-il, met le doigt sur une contradiction fondamentale du mode de
production capitaliste, mais pêche en isolant cette contradiction
des autres caractéristiques du système[].
Pour Mandel, «l’augmentation de la composition organique
du capital et la chute tendancielle du taux de profit moyen
conditionnée par elle, sont des lois de développement générales
du mode de production capitaliste qui] créent la possibilité
théorique des crises générales de surproduction»[].
«Les oscillations du taux de profit dévoilent le
mécanisme intime du cycle économique. Elles en expliquent le
sens général […] Mais elles ne dévoilent pas les «causes
concrètes» des crises». Il distingue à cet effet,
en se réclamant de l'économiste Gottfried von Haberler et de la
tradition aristotélicienne, les causes sine qua non (sans
lesquelles il n'y aurait pas de crises) et les causes per quam (qui expliquent les raisons immédiates pour lesquelles les crises
éclatent) et précise que la compréhension de ces dernières « exige une analyse concrète de tous les éléments de la
production capitaliste »[].
Dans un chapitre de son ouvrage La crise 1974-1982, auquel
Husson renvoie, Mandel énumère ce qu’il identifie comme les
causes des crises économiques capitalistes, soit la suraccumulation
des capitaux, la sous-consommation des masses, l’anarchie de la
production, la disproportionnalité entre les branches de la
production et la chute du taux de profit[].
Dans cette approche qu’il qualifie de "non-monocausale",
il n’en identifie pas moins la pénurie de la plus-value et la
chute du taux de profit qui en découle comme la source fondamentale
de la crise, qui se manifeste sous la forme d’une surproduction de
marchandises et une suraccumulation du capital. Les extraits suivants
le mettent en évidence[]:
Nous
avons dit et répété que la crise est une manifestation de la chute
du taux moyen de profit, en même temps qu’elle est
révélatrice de surproduction de marchandises.
La raison fondamentale de la suraccumulation de capitaux] est que l’ensemble de la plus-value produite ne permet pas
une mise en valeur suffisante (ne garantit plus le taux de profit
escompté) de l’ensemble des capitaux. La manière dont ces
capitaux se répartissent entre divers secteurs n’est qu’un
facteur secondaire, qui ne peut, en lui-même, expliquer une crise de
surproduction générale, aussi longtemps que la plus-value
globalement produite est suffisante pour la mise en valeur du capital
global.
Dans une contribution sur Marx au New Palgrave publiée en
1987, Mandel apporte la précision suivante quant au lien qu’il
établit entre la chute du taux de profit et les variations de
l’ensemble des contradictions de la production capitaliste qui
entrent en jeu dans le processus qui mène à la crise:
Il
est vrai qu’en dernière analyse, les crises capitalistes de
surproduction sont le résultat d’une chute du taux moyen de
profit. Mais cela ne représente pas une variante d’une explication
"monocausale" des crises. Cela signifie que, sous le
capitalisme, les fluctuations du taux moyen de profit sont dans un
certain sens le sismographe de ce qui arrive dans l’ensemble du
système. De sorte que cette formule renvoie simplement à la somme
des variables partiellement indépendantes dont les interrelations
causent les fluctuations du taux de profit.[ ][]
Si Husson croyait
pouvoir s’appuyer sur Mandel pour justifier son «iconoclasme»
à l’endroit de la baisse tendancielle du taux de profit et sa
thèse selon laquelle la crise actuelle proviendrait plutôt d’un
excès de profit, on doit constater qu’il s’est trompé de
référence. Il erre également dans son interprétation du sens que
Mandel donne à la non-monocausalité dans l’explication des
crises. Cette non-monocausalité n’est pas synonyme de la
multidimensionalité promue par Bihr et acclamée par lui. En
d’autres termes, elle n’est pas synonyme d’ouverture à des
monocausalités diverses donnant lieu par exemple à des crises de
valorisation et de réalisation. Elle prétend au contraire, comme
nous venons de le voir, intégrer l’interrelation de toutes les
causes dans une explication unique, non-monocausale, au centre de
laquelle se trouvent le défaut de plus-value et la chute du taux de
profit.
« Marxistes de cafétéria»
On peut adhérer en
tout ou en partie à la théorie développée par Marx. On peut
estimer qu’elle mérite d’être modifiée ou complétée. Une
multitude de théoriciens l’ont fait au cours des quelque 145
années qui ont suivi la publication du livre I du Capital en
1867. Mandel en particulier reprend à son compte les fondements des
explications du cycle élaborés par une multitude d’économistes
qui n’ont aucun lien de parenté avec le marxisme et dont plusieurs
en sont de virulents critiques. La majeure partie de son chapitre sur
les crises périodiques de son Traité d’économie marxiste est consacrée à la reprise des apports de ces économistes qu’il
désigne comme les économistes «de la théorie
académique», parmi lesquels Albert Aftalion, Arthur Cecil
Pigou, Joseph Schumpeter, John Maynard Keynes, Alvin Hansen,
Gottfried von Haberler, Michal Kalecki, Jan Tinbergen et de nombreux
autres.
La théorie marxiste
est loin d’être unique à cet égard. Le corps théorique qui est
aujourd’hui identifié comme le keynésianisme a en effet peu à
voir avec la théorie élaborée par Keynes dans les années 1930.
Défini dès 1937 par John Hicks[],
puis par d’autres comme Paul Samuelson, comme « la synthèse
néoclassique», il est axé, du point de vue de la politique
économique, sur les politiques monétaires et fiscales qui ont pour
objectif d’effectuer un arbitrage entre le chômage et l’inflation,
alors que la théorie de Keynes a pour objectif prioritaire la
réalisation du plein emploi par la socialisation de l’investissement
et préconise «l’euthanasie du rentier». Les
théoriciens convaincus de la justesse de la théorie de Keynes dans
sa conception d’origine n’ont cessé de la défendre, sans pour
autant être taxés de dogmatisme.
Paul Samuelson, qui a
fortement influencé la pensée économique officielle pendant des
décennies et qui vient de mourir en décembre 2009 à l’âge de 94
ans, se définissait comme un «keynésien de cafétéria»
pour décrire sa propension à ne retenir de Keynes que ce avec quoi
il estimait opportun de garnir son assiette. On pourrait tout aussi
bien désigner comme «marxistes de cafétéria» bon
nombre de ceux qui s’accrochent à leur référence à Marx tout en
agissant à l’égard de sa théorie comme Samuelson le faisait à
l’égard de celle de Keynes.
Dans le débat actuel
comme dans une foule d’autres relatifs à des études qui se
réclament ou s’inspirent de l’analyse marxiste, il faut
départager deux objectifs: la tentative de comprendre et
d’interpréter correctement la situation économique qu’on a sous
les yeux, et la volonté de ceux qui s’y emploient de démontrer
que la méthode qu’ils développent pour le faire est conforme à
la théorie de Marx.
S’il s’agit du
deuxième objectif, il est difficile de faire l’économie de
références aux textes de Marx, ce dont Bihr et Husson ne se privent
d’ailleurs pas. Aussi est-il malvenu de s’élever, comme le fait
Husson en ne visant que ses opposants, contre ce qu’il appelle «ce
déluge argumentaire fait de "copier-coller" de citations
du Capital» qui accompagne nécessairement ce genre de
débat.
Quant au premier objectif, qui est de
comprendre et d’interpréter la réalité, la validité de la
méthode d’analyse employée doit être principalement évaluée à
la lumière de la pertinence des résultats obtenus. Voyons ce qu’il
en est de celle de Husson pour ce qui est de l’évolution du taux
de profit.
Une «évidence»
empirique mise à l’épreuve
Tel que mentionné plus
tôt, Husson a écrit dans son texte de juin 2009:
L’évidence
est flagrante: le taux de profit augmente tendanciellement
depuis le milieu des années 1980. Toutes les sources statistiques
conduisent à un constat identique. Les données brutes disponibles
livrent un constat sans ambiguïté. Si on rapporte l’excédent net
d’exploitation au stock de capital net, on fait apparaître une
très nette tendance à l’augmentation du taux de profit dans les
principaux pays capitalistes.]
À l’appui de ces
affirmations, il a produit dans ce texte le graphique suivant[]
(Graphique 1) qui fait ressortir pour les États-Unis, quatre pays
européens (Allemagne, France, Grande-Bretagne et Italie), et les
pays du G6 (les quatre pays européens, les États-Unis et le Japon)
une forte tendance à la hausse du taux de profit ainsi défini, du
début des années 1980 à 2008, interrompue par une brève période
de diminution, surtout pour les États-Unis, de 1997 à 2001.
Graphique 1 - Taux de
profit (1960 – 2008) – Courbes de Michel Husson (juin 2009)
Réagissant à
l’accusation de dogmatisme dont il est lui-même l’objet dans le
texte de Husson, Chris Harman a produit en octobre 2009 une
contribution[]
dans laquelle il s’indigne de cette accusation et dénonce le fait
que Husson n’ait jugé nécessaire de préciser ni les sources
statistiques qu’il utilise, ni les variables exactes qui entrent
dans sa définition du taux de profit, ce qui rend impossible à ceux
qu’il accuse de dogmatisme de procéder à une vérification
scientifique de ses affirmations gratuites. Son évolution du taux de
profit est-elle celle de l’ensemble des sociétés, financières et
non financières, ou celle des seules sociétés non financières, ou
encore des seules sociétés incorporées ou de l’ensemble des
sociétés ? Évalue-t-il le stock de capital fixe au coût
courant, c’est-à-dire au coût de remplacement, ou au coût
historique, c’est-à-dire au coût d’acquisition, etc. ?
D’autant plus que, comme le souligne Harman, l’évolution du
taux de profit qu’exhibe le graphique de Husson est contredite par
toutes les autres études sur la question, quelles que soient leur
définition du taux de profit[]
et quelle que soit leur manière de le mesurer. Il reproduit à cette
fin dans son texte onze graphiques tirés de ces études, qui en font
état. Dans un texte publié en décembre 2009, Husson a finalement
levé le voile sur la manière dont il calcule le taux de profit et a
modifié ses courbes du taux de profit du graphique 1, reconnaissant
qu’elles reposent sur des statistiques incorrectes[].
J’y reviens plus loin.
Dans un texte qui a
paru en même temps que celui de Harman, intitulé « Note sur la
trajectoire du taux de profit» et diffusé par la revue Contretemps, Isaac Joshua[]
présente le graphique suivant (Graphique 2) qui retrace, de 1930 à
2008 pour les États-Unis, l’évolution du taux de profit des sociétés non financières, défini comme le rapport de
l’excédent net d’exploitation au stock net de capital fixe évalué au coût courant. Les statistiques qu’il utilise
sont celles du Bureau of Economic Analysis du Département du
Commerce des États-Unis[].
Le moins qu’on puisse
dire en examinant ce graphique est qu’on est loin d’y retrouver
le formidable envol du taux de profit depuis le creux de 1982 que
présente le Graphique 1 de Husson. On y constate aussi que le sommet
atteint en 1997 à la suite de cette remontée est significativement
inférieur à celui qui avait été atteint au milieu des années
1960, alors que le graphique de Husson montre exactement le
contraire. Les résultats de Joshua sont corroborés par ceux d’Alan
Freeman et de Robert Brenner[].
Au-delà des
fluctuations et des périodes de forte hausse des années 1940 et
1960, il ressort nettement du Graphique 2 qu’une longue tendance à
la baisse de quatre décennies a atteint un creux en 1982, à partir
duquel une tendance fort relative à la hausse a pris naissance.
Voici ce qu’en dit Joshua:
Le taux de profit entame son redressement en 1983 et, malgré
quelques soubresauts, le premier cycle (qui s’achève en 1992) est
clairement dans une trajectoire ascendante: le «point
bas» de 1992 taux de profit de 9,6 %] est
nettement au-dessus de celui de 1982 [7,8 %]. Mais il
n’en est pas de même pour les deux cycles qui suivent, celui de la
nouvelle économie et celui de l’immobilier …] qui
sont engagés dans une pente descendante, ou, au mieux, sur un
plateau. Le sommet du cycle de l’immobilier en 2006 [taux de
profit de 11,4 %] culmine nettement en dessous du niveau qui
avait été atteint en 1997 [12,6 %] par le sommet du
cycle précédent, celui de la nouvelle économie.:
Graphique 2 -
États-Unis. Taux de profit des sociétés non financières -
1930-2008
Excédent net d’exploitation rapporté au stock net de
capital fixe
Quant au creux de
2001-2002 (8,3 %), il se situe sous le creux de 1992 (9,6 %),
alors que le taux a déjà chuté à 8,9 % en 2008 et qu’il
est à prévoir qu’il diminuera encore en 2009 et sans doute aussi
en 2010. De plus, écrit Joshua, «la moyenne annuelle des
taux de profit du cycle 2002-2008 n’est plus que de 9,9 %,
retombant au niveau du cycle 1982-1992 (9,9 % également), alors
que celle du cycle intermédiaire 1992-2002 s’élevait encore à
10,6 %».
En somme, la montée du
taux de profit des années 1980 aux États-Unis s’est interrompue
au cours des années 1990. Les deux bulles, boursière et
immobilière, écrit Joshua, peuvent être analysées comme des
tentatives désespérées pour pousser le profit vers le haut, qui se
sont conclues par un échec. «Depuis 1992, les années de
montée du taux de profit sont compensées par des années de chute,
de sorte qu’en réalité, et dans le meilleur des cas, le taux fait
du surplace».
En France, le taux de
profit, mesuré par le rapport entre l’excédent brut d’exploitation[]
et le stock de capital fixe, connaît une forte augmentation de 1982
à 1989 (de 11,5 % à 18 %), suivie de fluctuations autour
d’une moyenne de 17 % de 1990 à 1998, puis d’une
décroissance graduelle jusqu’à 15 % en 2008.
Les constats de Joshua sont
corroborés par ceux de Harman et des nombreux auteurs dont il rend
compte des résultats, dont Robert Brenner, Fred Moseley, Simon
Mohun, Alan Freeman, Andrew Kliman, Arnaud Sylvain (jusqu’en 2000),
Gérard Duménil et Dominique Lévy (jusqu’en 1997). La plupart de
ces études portent sur les États-Unis, mais certaines permettent de
tirer des conclusions analogues pour d’autres pays, dont le Japon,
l’Allemagne, la Grande-Bretagne et la France. Harman fait aussi
état de calculs effectués par Goldman Sachs pour les États-Unis,
les cinq principaux pays européens et la Chine, ainsi que pour
l’ensemble de l’économie mondiale, de 1980 à 2008. Il montre
que l’évolution du taux de profit calculée pour les États-Unis
par cette banque d’affaires coïncide avec celle de Brenner, dont
il a été souligné plus tôt qu’elle est identique à celles de
Joshua et de Freeman.
Le Graphique 3, qui met
en évidence la période de 1980 à 2008, permet une vérification
plus précise de ces observations pour les États-Unis. Il porte sur
la troisième des sous-périodes du graphique de Joshua (Graphique
2), qui est celle dont Husson soutient qu’elle est marquée par une
hausse soutenue du taux de profit (Graphique 1). Il présente
l’évolution du taux de profit des sociétés non financières
(courbe inférieure) à laquelle les remarques précédentes de
Joshua renvoient. Il présente également (courbe supérieure)
l’évolution du taux de profit de l’ensemble des sociétés
(financières et non financières), que j’ai établie à partir des
mêmes sources statistiques.
Graphique 3 – Taux de profit
1980-2008 – États-Unis
Sociétés financières et non financières (au coût courant – ou coût de remplacement – du capital fixe)
L’écart entre les
deux courbes s’explique par le fait que les taux de profit des
sociétés financières ont été significativement plus élevés que
ceux des sociétés non financières, avec des moyennes de 20 %
de 1980 à 1986, 15 % de 1987 à 1996 et 22 % de 1997 à
2008. L’accroissement de cet écart à partir du milieu des années
1990 est la conséquence de la transformation majeure de la nature
des banques au cours de cette décennie par la titrisation massive de
leurs actifs et l’émergence d’un «système bancaire de
l’ombre» (fonds spéculatifs et fonds de capital privé)[]
échappant à toute réglementation. C’est cet important
développement du capital fictif, issu de l’accumulation réelle,
mais séparé du capital industriel et commercial et devenu autonome
par rapport à lui, comme le décrit Marx dans le Capital],
qui a permis ce rétablissement, quoique fort relatif, du taux de
profit de l’ensemble des sociétés.
Ce développement
échappe complètement à Husson pour qui «il ne s’agit
en aucun cas de profits virtuels qui résulteraient de la
valorisation d’actifs financiers, mais de transferts effectifs de
plus-value du secteur dit productif vers le secteur financier»,
ou d’une réinjection de «la plus-value non accumulée
dans la sphère financière afin d’alimenter la consommation des
rentiers ou la fuite en avant dans les bulles spéculatives».
Le fait qu’une « partie croissante de la plus-value ne
s’accumule pas, écrit-il, est un symptôme de crise
systémique d’un capitalisme qui fait face à une raréfaction des
lieux d’investissement rentable»[].
Si on compare, pour les
sociétés financières et non financières, les creux de 1982
(8,6 %) et de 2001-2002 (10 %), on note une légère
tendance à la hausse du taux de profit, qui se poursuit sur une plus
longue période que dans le cas des seules sociétés non
financières. Mais cette augmentation de 16 % entre le creux de
1982 et celui de 2001-2002 n’est en rien comparable à celle de
58 % dont se réclame Husson comme on le voit au Graphique 1.
Même rehaussée par les profits financiers, la courbe du taux de
profit des sociétés financières et non financières plafonne en
1997 et connaît une tendance à la baisse, si minime soit-elle,
comme la comparaison des sommets de 1997 (13,5 %) et 2006
(13,2 %) le démontre.
Il est toutefois nécessaire de compléter, sinon de corriger, ces résultats par ceux
du Graphique 4 qui présentent l’évolution du taux de profit,
toujours défini comme le rapport de l’excédent net d’exploitation
au stock net de capital fixe, mais en mesurant le capital fixe à son coût historique plutôt qu’à son coût courant,
c’est-à-dire au coût d’acquisition des actifs physiques plutôt
qu’à leur coût de renouvellement. Certains, dont Chris Harman et
Andrew Kliman[],
estiment que c’est cette donnée qui doit être utilisée puisque
la production a lieu et que les profits sont créés à partir
d’actifs physiques acquis au fil des années à leur coût
historique, et non à partir d’actifs qui seraient renouvelés
aujourd’hui à leur coût courant.
Graphique 4 – Taux de profit-
1980-2008 – États-Unis
Sociétés
financières et non financières
(au coût historique – ou coût
d’acquisition – du capital fixe)
En d’autres termes,
la production d’aujourd’hui est réalisée à partir des actifs
physiques d’hier et d’aujourd’hui et non à partir de ceux qui,
renouvelés aujourd’hui, réaliseront la production de demain. Ce
point de vue est fermement défendu par Andrew Kliman qui estime que
le taux de profit calculé selon le coût historique des actifs est
le seul qui soit légitime. Il est par contre vertement rejeté par
Husson qui estime que c’est le coût courant qui doit être
utilisé[].
Il va sans dire que le débat doit se poursuivre à cet égard.
On constate que les
conclusions auxquelles on parvient lorsque le taux de profit est
calculé selon le coût historique du capital fixe sont encore plus
décisives que celles qui découlent des calculs effectués à partir
de son coût courant. La courbe du taux de profit ainsi calculé,
exhibée sur le Graphique 4 pour les sociétés non financières des
États-Unis (courbe du bas) et l’ensemble des sociétés
(financières et non financières, courbe du haut)[],
ne montre en effet aucune tendance à la hausse qui pourrait soutenir
les prétentions de Husson.
Pour ce qui est des
sociétés non financières, on ne note que de légères fluctuations
autour d’une constante, de 1980 à 1994, suivies de fluctuations
plus prononcées entre 1994 et 2008. Les brèves périodes de hausse
sont immédiatement suivies de périodes de baisse sans
infléchissement de la constance, avec un creux en 2001-2002 (11,4 %)
nettement sous celui de 1982 (14,2 %) et des sommets qui se
situent à un taux moyen de 17,5 % en 1984, 1988, 1997 et 2006.
Ici encore, seuls les profits financiers exceptionnels à partir du
milieu des années 1990 réussissent à donner l’allure d’une
tendance à la hausse qui porte le taux de profit à 20 % en
2006, un niveau supérieur aux sommets de 1984 et 1997, aussitôt
suivi d’une rechute.
La méthode hussonnienne de calcul du taux de profit
Dans «La hausse
tendancielle du taux de profit»[],
Husson produit des révisions de ses calculs antérieurs de
l’évolution du taux de profit (exhibées au Graphique 1 du présent
texte) pour les États-Unis, l’Allemagne, la France et la
Grande-Bretagne. Il fonde ces révisions sur les données des
comptabilités nationales de ces pays pour les années 1960-2008[],
après avoir reconnu que les statistiques à partir desquelles il
avait fait ses calculs antérieurs, celles de la Communauté
européenne, sont incorrectes. Pour les États-Unis en particulier,
les taux très élevés des années 1960, qu’il présentait
auparavant (voir le Graphique 1 du présent texte) comme nettement
inférieurs aux taux atteints depuis le milieu des années 1980, sont
désormais rétablis à leur niveau réel, celui qui apparaît dans
toutes les autres études (à titre d’illustration, voir le
Graphique 2 du présent texte). Pour ce qui est des années
postérieures à 1982, Husson maintient son verdict de hausse
tendancielle, ce qui est fort présomptueux. Un coup d’œil à ses
graphiques permet plutôt de constater, après une hausse évidente à
partir de 1982, un net plafonnement pour la France à partir de 1991
et pour la Grande-Bretagne à partir de 1998. Seule l’Allemagne
connaît une hausse qui se poursuit au-delà de ces dates. Il faut
consacrer une attention particulière au cas des États-Unis.
Dans son texte de
décembre 2009, Husson lève enfin le voile sur sa méthode de calcul
du taux de profit, défini sans autres précisions dans son texte du
28 juin[]
comme le rapport de l’excédent net d’exploitation au stock net
de capital fixe. Comme nous l’avons vu plus tôt, deux éléments
doivent être déterminés pour que cette définition soit
complète: le champ des entreprises considérées (financières,
non financières, incorporées ou non incorporées) et la méthode
d’évaluation du capital fixe (au coût courant ou au coût
historique). Pour ce qui est du champ des entreprises considérées,
Husson dit vouloir «raisonner sur l’ensemble de
l’économie». Dans le cas des États-Unis, il se
démarque en conséquence des autres études qui ne considèrent que
les sociétés incorporées, pour inclure, avec les sociétés
incorporées (financières et non financières), les sociétés non
incorporées dont il mentionne les composantes suivantes: les
entreprises de propriétaires uniques (sole proprietors), les
partenariats (partnerships) et les coopératives exemptées
d’impôt (tax-exempt cooperatives)[],
pour ne retenir que les deux premières dans ses calculs. L’excédent
net d’exploitation qu’il utilise est celui de l’ensemble des
entreprises privées[]
et, tel que mentionné plus tôt, il utilise les évaluations du
capital fixe en coûts courants[].
L’idée d’inclure
comme le fait Husson, dans une étude de l’évolution du taux de
profit, «qui doit servir d’indicateur du dynamisme du
capital»[],
tout un ensemble d’entreprises dont le fonctionnement échappe en
grande partie aux normes de fonctionnement du capitalisme, est fort
discutable. C’est, entre autres, l’avis d’Andrew Kliman[]
pour qui une telle inclusion peut mener à des conclusions
sérieusement trompeuses. Il signale en particulier que la majeure
partie du revenu net des entreprises non incorporées est, non pas du
profit, mais un paiement fait à des propriétaires en compensation
de leur travail. Husson ne justifie leur inclusion que par leur
«importance non négligeable », les revenus «de
propriété» étant presque aussi élevés (plus de 80 %)
que les profits des sociétés[].
Cela explique, il va
sans dire, le niveau significativement plus élevé des taux de
«profit» que Husson obtient ainsi, comparativement à
ceux des autres études qui portent sur le seul secteur corporatif.
Comme le «profit» considéré par Husson est une valeur
largement gonflée par des revenus de propriété qui ne sont pas du
profit au sens strict du terme et que les individus et partenariats
qui reçoivent ces revenus de propriété n’ont généralement
investi en capital fixe qu’une portion infime de ce que les grandes
sociétés incorporées ont investi, il va de soi que le taux de
«profit» qui en résulte doit être significativement
plus élevé: un numérateur qui augmente sans que le
dénominateur augmente dans les mêmes proportions donne
nécessairement lieu à un rapport plus élevé.
Il est encore plus problématique de
voir Husson définir le «profit» qu’il utilise dans
ses calculs comme l’excédent net d’exploitation diminué des
revenus immobiliers. En procédant ainsi, il effectue une opération
illégitime qui consiste à soustraire d’une des sources du revenu
(celle qui représente le profit) un des éléments des emplois
auxquels est destiné le revenu, de sorte que son «profit»
ainsi obtenu est une quantité dénuée de sens.
La courbe inférieure
du Graphique 5 présente l’évolution du taux de profit selon les
calculs que j’ai effectués conformément à la définition de
Husson et à partir des données statistiques identifiées par lui,
déjà mentionnées. La courbe supérieure est établie à partir des
mêmes données, sauf pour la définition du profit qui est celle du
seul excédent net d’exploitation, sans la déduction des paiements
aux fins des loyers et rentes. L’écart croissant entre les deux
courbes à partir des années 1990 s’explique par le développement
de la bulle immobilière.
Il va sans dire que
seule la courbe supérieure est crédible. Son allure est fort
semblable à celle de la courbe supérieure du Graphique 3 (sociétés
financières et non financières) auquel on peut la comparer, puisque
dans les deux cas le capital fixe est évalué en coûts courants. On
en tire les mêmes conclusions quant à une remontée du taux de
profit à partir de 1982 qui s’est arrêtée en 1997 pour plafonner
par la suite avec une légère tendance à la baisse, ce qui
contredit la conclusion de Husson quant à une remontée qui ne
montrerait pas de tendance d’infléchissement et appuierait sa
thèse d’une tendance à la hausse du taux de profit.
Graphique 5. Taux de profit -
États-Unis 1980-2008 Méthode de calcul
de Michel Husson et correction
On vérifie en
particulier que, contrairement à ce que suggère la courbe
inférieure calculée selon la définition de Husson, le sommet de
2006, à 26 %, est légèrement sous le sommet de 1997, à
26,5 % sur la courbe supérieure[].
L’évolution du taux de profit que montrent tant la version révisée
des tableaux de Husson pour les États-Unis[]
que la version d’origine (Graphique 1 du présent texte), fait
ressortir une supériorité beaucoup plus nette du sommet de 2006 sur
celui de 1997 que la courbe inférieure du Graphique 5. Ayant calculé
cette dernière à partir des définitions de Husson et des
statistiques identifiées par lui, j’affirme que les chiffres qu’on
peut déduire de ses graphiques quant aux niveaux relatifs de ces
deux sommets sont insoutenables.
Qu’en est-il
maintenant de l’évolution de la part des profits dans la valeur
ajoutée, dont Bihr et Husson nous assurent qu’elle a connu une
importante hausse au cours des dernières décennies, au
point d’être désormais en excès ? Les statistiques
officielles, ces statistiques «bourgeoises» auxquelles
les «exégètes du Capital », comme les désigne
Husson, préféreraient les citations de Marx, indiquent que la part
des profits dans la valeur ajoutée est demeurée grosso modo constante de 1980 à 2008 aux États-Unis[],
connaissant une évolution calquée sur celle du taux de profit et
influencée comme elle à partir des années 1990 par des profits
financiers croissants[].
Le Graphique 6 en témoigne. Et on vérifie du même coup que la
profession de foi de Husson envers le recours aux statistiques ne
constitue nullement une garantie de leur bon usage par lui.
Graphique 6. Part des profits
dans la valeur ajoutée, Etats-Unis, 1980-2008
Au début de cette
section, j’ai cité les propos de Husson affirmant que la
hausse du taux de profit depuis le milieu des années 1980 était une
évidence flagrante confirmée par toutes les sources statistiques.
Nous sommes maintenant en mesure d’apprécier cette affirmation
qu’il reprend sur toutes les tribunes avec cette même «posture
politique incantatoire» dont il accuse ses opposants
«dogmatiques».
Hausse ou baisse tendancielle ?
Connaissant les
prouesses auxquelles Husson se livre sur le plan de l’usage des
statistiques, on ne sera pas étonné de voir que celles-ci n’ont
d’égales que celles qu’il nous propose sur le plan théorique.
Dans la «vulgate marxiste», écrit-il, la
trajectoire du taux de profit dépend de l’évolution relative de
ses deux composantes, le taux d’exploitation au numérateur et la
composition organique du capital au dénominateur. Comme
l’augmentation du taux d’exploitation est limitée alors que
celle de la composition organique augmente de manière continue, la
loi de la baisse tendancielle du taux de profit est en fin de compte,
selon lui, une loi de la hausse tendancielle de la composition
organique. Cette présentation repose, poursuit-il, sur une
«décomposition binaire» du taux de profit qui
ne permet pas d’analyser le rôle décisif de la productivité du
travail jouant à la fois sur le taux de plus-value et sur la
composition organique, de sorte que «le numérateur et le
dénominateur du taux de profit ne sont pas indépendants».
Il faudrait donc
«abandonner la décomposition binaire classique et passer à
une décomposition ternaire qui distingue: 1) la productivité
du travail; 2) le salaire réel; 3) le capital par tête»[].
Cette décomposition ternaire l’amène à synthétiser ainsi les
conditions de l’évolution du taux de profit: Le taux de profit augmente si la progression du salaire réel est
inférieure à celle de la «productivité globale des
facteurs» qui est elle-même définie comme la moyenne
pondérée de la productivité du travail et de l’efficacité du
capital].
En une phrase, nous
venons de basculer en pleine économie vulgaire, celle que Marx a
vilipendée sans relâche, en particulier dans ses écrits sur
Jean-Baptiste Say, et qui s’est réincarnée à la fin du 19[e]
siècle sous le manteau du marginalisme, celle des facteurs de
production (capital et travail, mais aussi terre), vus comme
concourant tous sur le même pied à la production de la valeur et
revendiquant tous sur cette base leur juste droit à la répartition,
en proportion de leur productivité.
En optant pour cette
voie de la « productivité des facteurs» et en faisant
dépendre le taux de profit de l’évolution du salaire, Husson
exerce son droit le plus strict, mais on conviendra qu’il serait
trompeur de présenter cette démarche comme apparentée au marxisme.
En tout cas, ce qu’en dit Marx ne laisse aucun doute à cet égard:
Il n’est pas de plus grande niaiserie que d’expliquer la chute
du taux de profit par une hausse du taux de salaire, bien
qu’exceptionnellement le cas puisse se produire. C’est seulement
si l’on comprend d’abord les conditions qui créent le taux de
profit que l’on pourra ensuite, grâce à la statistique, établir
des analyses réelles du taux de salaire à différentes époques et
dans divers pays. Le taux de profit ne baisse pas parce que le
travail devient moins productif, mais parce qu’il le devient plus.
Les deux phénomènes: hausse du taux de plus-value et baisse
du taux de profit ne sont que des formes particulières qui, en
régime capitaliste, expriment l’accroissement de la productivité
du travail.[]
En soutenant que, dans
la «vulgate marxiste», la trajectoire du taux de
profit dépend de l’évolution relative du taux d’exploitation au
numérateur et la composition organique du capital au dénominateur,
Husson fausse la donne dès le départ. Cette prétention repose sur
une réécriture incorrecte de la formule du taux de profit,
p’=pl/(c+v), qui consiste à utiliser à des fins générales la
formule simplifiée de la composition organique du capital, c/v, qui
n’est valide que dans le cas particulier où le taux de plus-value
(pl’=pl/v) est constant; c’est cette hypothèse que Marx fait
dans Le Capital lorsqu’il parle de la composition organique
et suppose un taux de plus-value constant.
Si on divise le
numérateur et le dénominateur de la formule du taux de profit par v
et qu’on définit la composition organique du capital par q=c/v, on
obtient la formule suivante: p’=pl’/(1+q). Ainsi réécrit,
le taux de profit dépend effectivement du taux de plus-value (ou
taux d’exploitation) au numérateur et de la composition organique
du capital au dénominateur. Et c’est ce qui a permis à de
nombreux auteurs dans le passé de soutenir que l’évolution du
taux de profit était indéterminée, l’une ou l’autre des deux
tendances pouvant l’emporter. Or, ce raisonnement est invalide
puisqu’il repose sur l’utilisation d’une définition de la
composition organique qui n’est plus valide lorsqu’on envisage un
taux de plus-value en augmentation.
Marx définit la
composition organique du capital comme «sa
composition-valeur en tant qu’elle dépend de sa composition
technique et que, par conséquent, les changements survenus dans
celle-ci se réfléchissent dans celle-là»[].
La composition technique est le rapport entre le travail mort ou
travail matérialisé (moyens de production achetés par le capital
constant, c), et la masse totale de travail vivant, c’est-à-dire
sa partie payée à même le capital variable, v, et sa partie non
payée, source de plus-value, pl. Traduit en valeur, ce rapport
technique «travail mort/travail vivant», est représenté
par c/(v+pl).
Cette formule générale
de la composition organique du capital ne peut être représentée
par la formule simplifiée, c/v, que si les proportions dans
lesquelles le travail vivant total (v+pl) se répartit en travail
payé (v) et travail non payé (pl) ne changent pas[].
En d’autres termes, un tout ne peut être représenté par une de
ses parties que si le rapport entre les parties demeure constant.
En utilisant cette
formule générale de la composition organique du capital,
Q=c/(v+pl), l’expression du taux de profit que nous obtenons,
p’=pl’/[1+Q(1+pl’)], où le taux de plus-value apparaît au
numérateur et au dénominateur, n’est plus indéterminée. Lorsque
pl’ augmente sans limites, on voit que p’ tend vers pl’/Qpl’=1/Q
(le taux de profit tend vers l’inverse de la composition organique
du capital), puisque l’ajout du nombre 1 à des valeurs de pl’ de
plus en plus grandes, devient négligeable. En somme, la tendance du
taux de profit est une tendance à la baisse, quelle que soit
l’augmentation du taux de plus-value.
À une variante de
démonstration près, Alain Bihr établit le même résultat dans sa
contribution «À propos d’un excès de plus-value»[].
Défenseur de «l’interprétation orthodoxe de la loi de
la baisse tendancielle du taux de profit», Bihr se
retrouve de facto dans le camp des «dogmatiques»
et par conséquent dans la mire des railleries de Husson face à qui
il aurait intérêt à prendre ses distances. Husson, qui définit
aussi la composition organique du capital comme le rapport c/(v+pl)[]
dans le développement de sa «décomposition ternaire»
du taux de profit, aboutit quant à lui à la conclusion radicalement
différente qui découle de sa théorie de la «productivité
globale des facteurs» selon laquelle « la composition
organique n’a aucune raison d’augmenter» et que son
évolution est en fait indéterminée.
S’appuyant sur les
propos de Marx relatifs à cette contre-tendance à la baisse du taux
de profit qu’est la réduction du coût des éléments du capital
constant découlant de l’accroissement de la productivité du
travail, il soutient que «la productivité du travail est
susceptible de compenser à la fois la progression du salaire réel
et l’alourdissement du capital physique», et que c’est
son double fléchissement «par rapport au capital par tête
et par rapport au salaire, qui initie la baisse du taux de profit».
Ce sont finalement «les contradictions structurelles du
capitalisme (recherche du profit maximum, concurrence entre capitaux)
qui conduisent tendanciellement à cette baisse»[ ].
Est-il nécessaire de
rappeler que Marx n’a cessé de répéter que c’est la baisse du
taux de profit qui suscite la concurrence entre les capitaux et non
l’inverse ? «La concurrence exécute les lois internes du
capital», écrit-il dans les Manuscrits de 1857.
«Elle en fait des lois coercitives pour les capitaux
individuels, mais elle n’est pas à leur origine. Elle les réalise.
Vouloir expliquer ces lois simplement à partir de la concurrence,
c’est avouer qu’on ne les comprend pas»[].
Profit et accumulation
L’analyse que fait
Husson du capitalisme contemporain repose, nous dit-il, sur
l’identification d’un phénomène essentiel, l’écart
croissant, qu’il désigne comme le «ciseau», entre
l’évolution du profit et celle de l’investissement, et qu’il
illustre à l’aide d’un certain nombre de graphiques[].
Sans prétendre infirmer cette conjecture pour l’ensemble des pays
dont il est question dans ces graphiques, l’évolution du taux
d’accumulation pour les États-Unis, présentée ici au Graphique
7, l’infirme pour l’un d’eux et non le moindre. On le voit
lorsqu’on examine ce graphique en parallèle avec le Graphique 3
qui retrace l’évolution du taux de profit à partir des mêmes
données du capital fixe évalué au coût courant. L’évolution du
taux d’accumulation du Graphique 7 est grosso modo parallèle
à celle du taux de profit du Graphique 3, de sorte qu’aucun
«ciseau» entre les deux évolutions n’est
perceptible. Sans vouloir forcer la note, on remarque plutôt une
tendance à une légère fermeture de l’écart au cours des
récentes années.
Graphique 7 - Taux
d'accumulation 1980-2008 – États-Unis
Sociétés
financières et non financières
(au coût courant –
ou coût de remplacement – du capital fixe)
Le graphique de
prédilection que Husson exhibe systématiquement à l’appui de sa
thèse et qui est repris d’une étude de l’Organisation des
Nations Unies[],
présente la variation des parts de l’investissement et du profit
en pourcentage du PIB entre les périodes 1980-1990 et 2000-2008 pour
un groupe de 16 pays industrialisés d’Europe, auxquels s’ajoutent
les États-Unis et le Japon. Ce graphique fait voir la situation
suivante: pour tous ces pays sauf un, la part des profits dans
le PIB a augmenté entre les deux périodes, mais, sauf pour trois
d’entre eux, cette augmentation n’a pas donné lieu à une
augmentation aussi forte de la part de l’investissement dans le
PIB. L’ONU établit un lien entre cet état de fait et le rôle
prééminent que le secteur financier a été amené à jouer au
cours des années plus récentes et le déplacement des priorités,
de l’investissement à long terme dans le capital physique des
entreprises vers les placements financiers volatiles à court terme.
Mais il y a davantage.
Comme le souligne François Chesnais dans un article de décembre
2008[],
ces conclusions d’une stagnation ou d’un recul de l’accumulation
se dégagent d’une étude qui porte uniquement sur les États-Unis,
le Japon et l’Europe et qui, de ce fait, néglige l’importance
clé des investissements massifs faits dans les pays émergents,
notamment en Chine, en Inde, en Indonésie, ainsi que dans les autres
pays du BRIC (Brésil et Russie) et dans les pays exportateurs de
pétrole.
Cette dimension est au
centre d’une récente note de l’économiste de la banque
d’affaires Natixis, Patrick Artus. Même si Artus ne se définit
pas comme marxiste, sa note, intitulée «Une lecture marxiste
de la crise»[],
caractérise la situation actuelle comme une situation «d’excès
mondial de capacité de production, dû essentiellement à la
globalisation et à l’investissement très important dans les pays
émergents», une situation de «suraccumulation
de capital» à l’origine d’une «baisse
tendancielle du taux de profit» et d’une «réaction
des entreprises à cette baisse du taux de profit par la compression
des salaires».
Selon les statistiques
qu’il produit, le taux d’investissement total en pourcentage du
PIB dans les pays émergents, y compris la Russie et l’OPEP, est
passé de 27 % en 1998 à 35 % en 2008. L’investissement
productif en pourcentage du PIB affiche également une tendance
ascendante pour les États-Unis, la zone euro, la Grande-Bretagne et
le Japon au cours de la même période. Pour le monde dans son
ensemble, le taux d’investissement, qui était de 23,5 % du
PIB en 1998, s’est élevé à 26,5 % en 2008, après avoir
atteint un creux de 23 % en 2002. Husson n’établit le sommet
de 2008 qu’à 22 % du PIB[].
Ces chiffres contestent
la thèse de Husson d’un investissement en panne qui n’arriverait
pas à suivre la croissance du profit. Aussi, tente-t-il de minimiser
l’importance d’un investissement international qui viendrait
«compenser le ralentissement de l’investissement
intérieur constaté dans la plupart des pays développés»[].
Les flux d’investissements directs à l’étranger dont il
mentionne le montant de 1216 milliards de dollars pour 2006, ont en
fait atteint 2000 milliards en 2007. Leur montant demeurait élevé à
1700 milliards l’année suivante malgré la crise. On note
également une croissance marquée du poids relatif des pays en
développement et des pays en émergence, en défaveur de celle des
pays développés dont les flux croisés avaient jusqu'à récemment
toujours été prédominants. En 2008, selon la CNUCED, les pays en
développement et les pays en émergence ont compté pour 43 %
des flux dans les deux sens[].
Pour conclure: une étonnante question
En conclusion de sa
contribution, Husson pose l’étonnante question suivante:
«L’anticapitalisme a-t-il besoin d’un taux de profit en
baisse ?» À laquelle il répond:
• Le capitalisme
peut être en crise alors même qu’il bénéficie de taux de
profit très élevés.
• Il y a là le
symptôme d’une crise systémique qui touche à ses racines mêmes.
• Ce que montre la
crise, c’est que le capitalisme est incapable, et même refuse, de
répondre de manière rationnelle aux besoins de l’espèce
humaine, qu’il s’agisse de besoins sociaux ou de lutte contre le
changement climatique.
• Le combat
anticapitaliste vise un système dégradant fondé sur
l’exploitation et dont l’irrationalité croît de manière assez
indépendante, finalement, des fluctuations du taux de profit.[]
Voilà la cerise sur le
gâteau. Cette présentation hussonnienne d’un capitalisme
irrationnel et dégradant, incapable de répondre aux besoins de
l’espèce humaine, est lamentable. Loin d’être irrationnel, le
capitalisme, comme tout système social, a une rationalité qui lui
est propre. Cette rationalité est celle du capital et de son
mouvement ininterrompu de mise en valeur, de poursuite de
l’enrichissement sans fin, de l’enrichissement comme fin en soi.
La course à l’abîme
dans laquelle l’humanité est engagée par la surconsommation des
ressources jusqu’à leur épuisement et par la destruction de
l’environnement trouve son origine dans les fondements mêmes d’un
système poussé à accumuler le capital sans limites. La logique du
système capitaliste, dont les dérèglements sont enracinés dans
ses fondements, donne lieu à une accumulation sans égard à la
destination sociale des investissements. Le seul objectif est la
réalisation du rendement visé et plus particulièrement, avec le
tournant néolibéral des trente dernières années, du rendement à
court terme.
Dans le cadre du capitalisme, le
travail humain interagit avec la nature, non pas en tant que travail
concret producteur de valeurs d’usage, mais en tant que travail
abstrait producteur de valeurs, dans un processus sans fin de
valorisation du capital. La production de valeur d’usage n’a
d’autre fonction que de contribuer à accroître la valeur. En un
mot, elle n’est qu’un mal nécessaire pour faire de l’argent,
sans considération des conséquences. La société est ainsi poussée
à s’autodétruire comme conséquence de son fonctionnement
normal[].
Voilà la rationalité
du capitalisme qui échappe à Husson. Cette rationalité qui pousse
le capital à s’accumuler sans limites le pousse ainsi
naturellement vers la suraccumulation, la chute du taux de profit et
les crises. Plutôt que de se demander si l’anticapitalisme a
besoin d’un taux de profit en baisse, il serait plus utile de
l’aider à en prendre conscience en tant que dimension centrale de
l’accumulation du capital.
Il manque un sous-titre
aux deux contributions de Husson discutées dans le présent texte.
Peut-on suggérer : «Un pur charlatanisme» ?
À Contre-Courant, no 199.
Carré rouge, no 39, décembre 2008.
À l’Encontre, 13 juin 2009
À l’Encontre, 28 juin 2009.
Disponible sur le site http://hussonet.free.fr/tprof9.pdf
Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858, Paris, Éditions
sociales, 1980, tome I, p. 362.
Idem, p. 385-386.
Karl Marx, Le Capital, Paris Éditions sociales, 1970, Livre
Troisième, Tome II, p. 145.
Ernest Mandel, La crise 1974-1982, Paris, Flammarion, 1982,
p. 259.
Karl Marx, Le Capital, Paris Éditions sociales, 1969, Livre
Deuxième, Tome II, p. 63-64.
Michel Husson, « Le dogmatisme n’est pas un marxisme», À
l’Encontre, 28 juin 2009.
Ernest Mandel, Traité d’économie marxiste, Paris,
Julliard, 1962, deux tomes.
Idem,
tome 1, p. 449.
Idem, p. 427.
Idem, p. 432.
Op.cit,
p. 258, 259.
Idem, p.
262, 267.
Ernest Mandel, «Karl Marx», The
New Palgrave. Marxian Economics, sous
la direction de John Eatwell, Murray Mulgate et Peter Newman,
Londres et New York, W. W. Norton et Macmillan Press, 1987, 1990, p.
32.
Dans un célèbre texte intitulé «Mr Keynes and the
Classics».
«Le dogmatisme n’est pas un marxisme», op. cit., p.
1.
Op. cit.,
p.2.
Chris Harman, Not all Marxism is
dogmatism: A reply to Michel Husson,
19 octobre 2009, http://www.isj.org.uk/?id=600.
Ce texte est l’un des derniers, sinon le
dernier, que ce regretté militant révolutionnaire et théoricien
marxiste a rédigé avant son décès prématuré survenu, par un
hasard de l’histoire, le 7 novembre 2009, anniversaire de la
révolution bolchevique.
Certaines utilisent le rapport de l’excédent d’exploitation au
stock de capital fixe, d’autres le rapport du profit avant impôt
au stock de capital fixe.
«La hausse tendancielle du taux de profit», disponible
sur le site http://hussonet.free.fr/tprof9.pdf . Dans ce nouveau texte, Husson change de méthode de calcul et
s’appuie sur les données de la comptabilité nationale des pays
étudiés. Mais il y a plus de problèmes avec le graphique 1 que
celui que Husson a bien voulu reconnaître. Puisqu’il déclare que
sa nouvelle présentation confirme les conclusions de l’ancienne,
à savoir «les tendances générales à la baisse du taux de
profit jusqu’en 1982, de hausse ensuite», je me tiendrai à
ce graphique dans l’analyse que je fais plus loin.
Isaac Joshua, «Note sur la trajectoire du taux de profit», Contretemps (http://contretemps.eu), octobre 2009.
Les sources utilisées sont le Tableau 1.14 des National
Income and Product Accounts (NIPA)
pour l’Excédent net d’exploitation (Net
operating surplus) et le Tableau 4.1
des Fixed Assets pour le Stock net au coût courant de capital fixe non résidentiel
privé (Current cost net stock of
private non residential fixed assets).
Voir Harman, op. cit., Graphiques, p. 6.
Contrairement aux États-Unis, où on a utilisé dans les calculs
précédents l’excédent net d’exploitation, une fois
déduite la consommation de capital fixe. Les taux de profit ainsi
calculés pour la France, nécessairement plus élevés que s’ils
étaient calculés à partir de valeurs nettes, ne sont donc pas
comparables en valeur absolue avec ceux des États-Unis. Seules les
tendances peuvent être comparées.
Hedge funds et private equity funds.
Livre III, tome I, Paris, Éditions sociales, 1969, p. 324. Voir ma
contribution parue dans le numéro 42 de Carré rouge:
«La crise actuelle: écho des crises
d’hier, prélude des crises à venir».
«La hausse tendancielle…», op.
cit., p. 4, 5.
The Persistent Fall in
Profitability Underlying the Current Crisis: New Temporalist
Evidence, 2nd
(incomplete) draft, 17
octobre 2009.
«La hausse tendancielle du taux de profit», op.
cit, p. 12-15
Les données relatives au coût historique du capital fixe sont
tirées du Tableau 4.3 des statistiques du Bureau of Economic
Analysis intitulé : Stock net au coût historique de capital
fixe non résidentiel privé (Historical
cost net stock of private non residential fixed assets).
Op. cit., p. 1-3.
Graphiques 2 et 3, p. 2-3 de «La tendance à la hausse…».
«Le dogmatisme n’est pas un marxisme».
«La hausse tendancielle…», p. 6. Ce secteur inclut
aussi les sociétés à but non lucratif (nonprofit institutions)
et les ménages, que Husson ne mentionne pas.
Bureau of Economic Analysis, NIPA, Tableau 1.16.
Bureau of Economic Analysis, Fixed Assets, Tableau 4.1.
«La hausse tendancielle…», p. 5.
Kliman, op. cit.,
p. 20-23.
«La hausse tendancielle…», p. 6.
Les causes de la différence considérable entre les niveaux moyens
des taux de profit des deux graphiques (environ 11 % dans le
Graphique 3 et 22 % dans le Graphique 5) ont été expliquées
plus tôt.
«La tendance à la hausse…», p. 2, 3 et 7.
Tableau 1.14 des NIPA du Bureau of Economic Analysis.
Voir aussi Kliman, op. cit., p. 62, pour les États-Unis, et
Joshua, op. cit., p. 8, pour la France.
Idem, p. 18
Idem, p. 19.
Karl Marx, Le Capital, Livre III, tome 1, Paris, Éditions
sociales, 1969, p. 252.
Le Capital, livre I, tome 3, p. 34.
Voir Louis Gill, Fondements et limites du capitalisme,
Boréal, Montréal, 1996, p. 329-332
Op. cit., p. 3-4.
Op. cit., p. 19.
Idem, p. 20-21.
Manuscrits de 1857, Paris, Éditions sociales, 1980, tome 2, p. 240.
Op. cit., p. 21-22.
World Economic and Social Survey 2008,
p. 33. Il reproduit ce graphique dans «La
hausse tendancielle…» (Graphique 19), p. 22.
«La récession mondiale: moment, interprétations et
enjeux de la crise», Carré rouge, no 39, p. 12.
Natixis, Flash Économie, 6 janvier 2010, no 02.
Op. cit., Graphique 20, p. 23.
Idem, p.
23.
CNUCED, World Investment Report 2009.
La CNUCED parle de « pays en transition» plutôt que de
«pays en émergence».
Op. cit., p. 24.
Voir François Chesnais: «Au cœur de la crise
planétaire, l’irrationalité fondamentale du capitalisme», Carré rouge, Paris, no 37, novembre 2006. Même si Chesnais
défend dans cet article des positions qui sont aux antipodes de
celles de Husson, il faut regretter ce glissement terminologique
dans le titre de son article.
(5 juin 2010)
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