Débat
La Logique méconnue du Capital par Alain Bihr
Brève réponse à Luis Gill
Alain Bihr *
Dans un article paru dans le n°43 de Carré Rouge [voir sur ce site l’article reproduit en date du 4 juin 2010] Louis Gill dénonce les soi-disant «faux pas» que j’aurais commis dans une réponse à un précédent article paru dans le n°40 de cette même revue. Intitulée «Pour une approche multidimensionnelle des crises capitalistes», cette réponse a été mise en ligne sur ce site [1]. N’ayant pas l’intention de poursuivre davantage une polémique qui tourne en rond et menace en conséquence de s’enliser, je me contenterai de quelques ultimes remarques et mises au point.
1. Louis Gill continue à m’attribuer une thèse sous-consommationniste des crises qui n’est absolument pas la mienne. Je m’étais pourtant donner la peine de résumer aussi clairement que possible ma thèse dans les termes suivants :
«Indépendamment des rapports de production dans lesquels ils peuvent se produire, les progrès de la productivité du travail signifient nécessairement un accroissement du travail mort relativement au travail vivant ainsi que, au sein de ce dernier, un accroissement du surtravail relativement au travail nécessaire. Dans le cadre des rapports capitalistes de production, l’évolution relative de ces différentes quantités de travail social se traduisent dans une déformation des rapports entre les différentes fractions dont se compose la valeur du produit social (capital constant, capital variable et plus-value), déformation qui conduit d’une part à une crise de valorisation et, d’autre part, à une crise de réalisation. La première est due à un défaut tendanciel de plus-value par rapport au capital avancé, ce que traduit la baisse tendancielle du taux de profit, qui rend tendanciellement excédentaire le capital accumulé et tend à bloquer la formation de nouveaux capitaux : c’est la surproduction (suraccumulation) de capital productif. La seconde résulte en définitive d’un défaut de salaire dans le partage de la valeur nouvelle formée (dans l’ensemble capital variable + plus-value) – ce qui revient au même que de parler d’un excès de plus-value – encore aggravé par une reconversion excessive de la plus-value en capital additionnel, restreignant d’autant la part de la plus-value dépensée en revenu, le tout aboutissant à un déséquilibre entre la part du produit social converti en capital et celle converti en revenu, perturbant toutes les conditions des échanges entre sections et sous-sections productives, débouchant sur la surproduction, d’abord partielle puis générale, de marchandises. »
J’attends toujours que Louis Gill réponde à mon argument central selon lequel la raison dernière de la crise est dans la manière dont, à l’intérieur des rapports de production capitaliste, les progrès de la productivité du travail – derrière et dans lesquels d’ailleurs se joue la lutte des classes – se traduisent nécessairement dans une déformation des rapports entre les différentes fractions constitutives de la valeur du produit social (capital constant, capital variable et plus-value) (en présupposant que tout le produit social est généré de manière capitaliste) qui conduit à un double déséquilibre (ou disproportion) générateur et d’une crise de valorisation et d’une crise de réalisation, dont l’importance relative varie dans le cours de la crise générale de la production capitaliste. Le lecteur pourra juger que mon propos est bien éloigné des naïvetés sous-consommationnistes qui me sont prêtées… si toutefois Carré Rouge veut bien porter mes propos à sa connaissance.
2. En fait, Louis Gill ne semble pas comprendre ma thèse. C’est ce qui apparaît lorsqu’il déclare :
«Bihr fait fausse route en présentant le "défaut de plus-value relativement à l’ensemble du capital" et "l’excès de plus-value par rapport au seul capital variable" comme "deux manières propres au mode de production capitaliste d’exprimer les progrès de la productivité du travail social".» (page 53)
Mais il se garde bien de démontrer en quoi je ferais fausse route. Si je me trompe de route, c’est pourtant en suivant une voie ouverte par Marx, qui ne raisonne pas en d’autres termes. N’est-ce pas lui qui écrit à propos de la baisse tendancielle du taux de profit (qui traduit le défaut de plus-value par rapport au capital avancé) qu’elle est «tout simplement une façon propre au mode de production capitaliste d’exprimer le progrès de la productivité du travail social» [2] ? Et faut-il rappeler à Louis Gill que le secret de la formation de la plus-value relative qui, pour une durée et une intensité du travail données et une norme de consommation donnée, permet de convertir du travail nécessaire en surtravail et donc d’augmenter la plus-value relativement au capital variable, réside précisément dans ces mêmes progrès de la productivité du travail ? Ce qui conduit Marx a écrire : «Le capital a donc un penchant inhérent et une tendance constante à augmenter la force productive du travail pour baisser le prix des marchandises et, par celui – celui du travailleur.» [3]
3. C’est sans doute cette incompréhension qui le conduit à m’objecter des passages de Marx… qui apportent en fait de l’eau à mon moulin. Ainsi en va-t-il du suivant :
Il en résulte une tendance simultanée à restreindre tant la sphère de l’échange que la création de valeur. L’insuffisance de plus value, cause ultime de la crise localisée dans la production, se manifeste sur le marché de manière inversée, sous la forme d’une surabondance de marchandises (invendables). La tendance du capital à se valoriser sans limites est identique au fait de poser des limites à la sphère de l’échange (…) à la réalisation de la valeur posée dans le procès de production.» [4]
D’emblée, Marx affirme que c’est une même tendance qui restreint et la sphère de l’échange, en créant ainsi les conditions d’une crise de réalisation, et la formation de valeur, donc aussi de plus-value, en créant ainsi les conditions d’une crise de valorisation. Et cette tendance, nous savons qu’il s’agit des progrès de la productivité du travail. Et si l’on veut expliquer (et pas seulement constater, comme le fait Louis Gill), comment un défaut de plus-value dans la sphère de la production (responsable de la crise de valorisation) peut s’exprimer sous la forme inversée d’un excès de marchandises dans la circulation (responsable de la crise de réalisation), c’est encore aux progrès de la productivité du travail qu’il faut se référer. Car, si ces progrès permettent au capital de «se valoriser sans limite», du moins absolument si ce n’est relativement (en masse sinon en taux), en transformant le maximum de travail vivant en travail non payé (selon le mécanisme de la formation de la plus-value relative), c’est au prix de la diminution sinon absolue du moins relative de la part payée de ce même travail, donc du salaire, ce qui ne peut que «de poser des limites à la sphère de l’échange (…) à la réalisation de la valeur posée dans le procès de production».
4. La dénégation par Louis Gill de l’existence d’une dimension (et non pas d’une cause) spécifique de la crise dans la circulation (ce que, en raccourci et d’une manière en partie impropre, on nomme la crise de réalisation), le conduit de même à faire complètement l’impasse sur le long rappel auquel je procède dans mon article du passage des Théories sur la plus-value dans lequel Marx analyse longuement cette dimension de la crise [5]. S’il n’y avait pas là une dimension spécifique de la crise, pourquoi Marx lui consacrerait-il une cinquantaine de pages serrées d’analyse ?
En restant obstinément accroché à l’idée que la crise se réduit à la seule dimension d’une crise de valorisation (la fameuse baisse tendancielle du taux de profit), comment explique-t-il les multiples passages où Marx insiste unilatéralement sur l’autre dimension de la crise, la crise de réalisation. Par exemple lorsqu’il commente en ces termes le phénomène de surproduction qui est la marque propre des crises capitalistes :
«A la considérer de plus près, cette formule [la surproduction, ndr] ne signifie rien d’autre sinon que l’on produit trop aux fins d’enrichissement ou encore qu’une trop grande partie du produit est destiné non a être consommé comme revenu mais à faire plus d’argent (à être accumulée), non à satisfaire les besoins privés de son possesseur, mais à lui procurer la richesse générale abstraite, de l’argent et plus de pouvoir sur le travail d’autrui – ou encore à accroître son pouvoir (…) Mais dire qu’il y a trop de capital ne signifie rien d’autre que : on en consomme [du produit] et on peut en consommer trop peu en tant que revenu, dans les conditions données.» [6]
Alors que, dans le cadre de ma thèse, l’articulation entre les deux dimensions de la crise ne pose nullement problème puisque j’y vois la manifestation, sous deux formes différentes, de la même contradiction fondamentale entre le contenu de la production capitaliste, soit le développement quantitatif et qualitatif des forces productives de la société, et sa forme : le fait d’enfermer et de mesurer ce développement, de subordonner les conditions de sa reproduction, dans des rapports de valeur qui se trouvent nécessairement déformées (déséquilibrés, disproportionnés) par lui.
Et c’est bien pourquoi aussi le fait de considérer que, dans certaines phases de la crise, sa dimension de crise de réalisation peut devenir prédominante ne risque pas pour autant de me faire verser dans une théorie sous-consommationniste des crises. Car je sais parfaitement que la crise de réalisation n’est que le verso d’un processus biface dont le recto est la crise de valorisation, l’une et l’autre générée par la précédente contradiction immanente à la reproduction du capital comme rapport de production et qui ne peut donc être abolie dans le cadre de ce dernier. (1 juin 2010)
Alain Bihr a publié, entre autres, aux Editions Page deux, La Logique méconnue du Capital. 2010.
1 Pour une approche multidimensionnelle des crises capitalistes
2 Le Capital, Editions Sociale, tome VI, page 227.
3 Le Capital, Editions Sociales, tome II, page 13.
4 Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse…), Editions Sociales, tome I, page 362.
5 Théories sur la plus-value, trad. Editions Sociales, tome II, pages 587-637.
6 Théories sur la plus-value, op.cit., pages 635-636. Les passages soulignés l’ont été par Marx lui-même.
(5 juin 2010)
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