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Entretien avec Jade Lindgaard *
Crise économique, sociale, sanitaire, climatique, alimentaire... pour la philosophe belge Isabelle Stengers nous sommes entrés dans le «temps des catastrophes», marqué par un sentiment collectif diffus de désarroi et d'impuissance. Dans ce contexte agité, la course à la croissance s'apparente pour elle à une véritable barbarie. Entretien autour de son livre Au temps des catastrophes, Résister à la barbarie qui vient. (Editions de La Découverte, collection Les Empêcheurs de penser en rond).
Comment définissez-vous le «temps des catastrophes» que, selon vous, nous vivons aujourd'hui ?
Isabelle Stengers: Depuis l'an 2000, au gré d'événements comme l'attentat contre le World Trade Center, l'ouragan Katrina, ou la crise financière actuelle, nous ne vivons plus ce qui se passe sur le mode de la routine. Nous allons vers un avenir extrêmement agité, et nous le sentons sur un mode de perplexité, de désarroi, voire de radicale impuissance. Je n'essaie pas de faire une théorie des catastrophes, ni non plus d'être catastrophiste au sens «nous avons mérité les catastrophes qui viennent». Ce qui m'intéresse, c'est cette sensibilité, cette idée d'un chemin qui va vers quelque chose de redoutable, comme le réchauffement atmosphérique. Ce n'est pas une crise locale et ça ne va pas s'arranger si on serre les dents.
Je me souviens un beau matin de 1995 en écoutant France Inter avoir entendu un sondage qui disait que les Français ne pensaient pas que leurs enfants auraient un avenir meilleur que le leur. Pour moi ce bête sondage marque une rupture. Si cette idée que ce sera mieux demain s'effondre, on entre dans l'inconnu. Car cette idée de progrès général qui mérite notre courage nous a tenus. Et aujourd'hui elle ne tient plus, au double sens du terme: ne tient plus les gens, et ne tient plus ensemble.
En pleine crise économique, vous insistez dans votre livre sur l'urgence de la question climatique. La «catastrophe» écologique précède la question économique?
Ce n'est surtout pas ce que je veux dire. La question n'est pas de préséance, mais d'alliance, de composition. La question n'est surtout pas de renoncer à tout ce qui peut affaiblir le capitalisme d'une manière ou d'une autre mais de réussir à créer des liens. Il faut réussir à marcher sur les deux pieds, et un pied ne lutte pas avec l'autre pour qui a la priorité. Je connais beaucoup de gens qui pensent avec Marx, et c'est vrai que toutes ces histoires de planète, inquiétantes, redoutables, les ennuient. Ils prévoient justement une espèce de «Il faut bien...», un abandon de la lutte. Ce n'est pas comme ça du tout que j'essaye de penser, et au contraire, c'est à eux que je m'adresse pour leur dire il y a moyen de penser autrement.
A propos des mobilisations contre les organismes génétiquement modifiés, vous parlez d'un «événement OGM». Pourquoi?
Appeler ça un événement, c'est le célébrer. C'est appeler à ce que les protagonistes qui y ont participé, comme moi, et qui ont été peu ou prou transformés, le racontent. C'est un événement parce que, d'abord, le mouvement fut imprévu. Ceux qui ont lancé les OGM, cette alliance entre scientifiques et industrie capitaliste, s'attendaient à ce qu'il y ait quelques cris de défense du «sacré de la vie», mais qu'ensuite ça passe. Or ça ne passe pas. Et ça va bientôt faire 20 ans que ça ne passe pas. Sans cesse les communautés européennes, qui sont tenues par les règles de l'OMC, ont essayé de pacifier, d'aplanir, de réconcilier..., ça ne passe toujours pas, et, aussi, très étonnant, le public a compris ce qui est en jeu. L'accusation d'écoterrorisme n'a pas tenu contre les faucheurs. Je peux dire personnellement que, grâce à cet événement OGM, j'ai compris ce que c'était que l'économie de la connaissance, un peu. Je me suis aussi intéressée à l'agronomie industrielle, à ce qu'on faisait des semences, à la permaculture, à la conservation des semences traditionnelles. La tension à l'intérieur des communautés scientifiques est devenue palpable. Ce fut un moment d'apprentissage.
A l'opposé, que se joue-t-il dans l'opposition au principe de précaution, qui continue de susciter un fort rejet dans certains milieux intellectuels?
Pour moi, le principe de précaution, c'est l'idée de faire attention. Or, dans notre monde ceux qui disent «faites attention» sont des oiseaux de mauvais augure. En réalité même les partisans du principe de précaution n'ont jamais parlé de «risque zéro», mais de «prise en considération active des conséquences», quitte à ce qu'après on en accepte certaines. En plus, le principe de précaution tel qu'il existe aujourd'hui est d'un restrictif extraordinaire: les seuls risques à prendre en compte sont les risques graves et/ou irréversibles pour l'environnement et pour la santé. Ça veut dire que les désastres sociaux, les inégalités, l'ensemble de ce qui fiche en l'air un monde social, n'est pas considéré comme grave et/ou irréversible. Par ailleurs, les mesures prises en cas de risque grave et ou irréversibles doivent être «proportionnées», au sens, non du risque, mais du droit de l'investisseur. Au moins depuis le XIXe siècle nous vivons avec ce qu'on appelle les entrepreneurs; mais ces entrepreneurs n'ont cessé de lutter pour qu'on ne leur demande pas des comptes sur les conséquences de leurs entreprises. On figure souvent l'entrepreneur comme audacieux, courageux, osant prendre des risques... Mais sans cesse les entrepreneurs se déclarent non responsables des conséquences de ce qu'ils produisent. L'alliance entre ces entrepreneurs et l'Etat implique que les gens qui crient «faites attention» ne peuvent pas être écoutés.
Un autre événement emblématique pour vous est l'ouragan Katrina qui a dévasté la Nouvelle-Orléans en 2005.
Oui et aussi finalement la suite: parce que, que l'ouragan soit passé sur la Nouvelle-Orléans, c'est un fait. En revanche, que la Nouvelle-Orléans ait été si mal protégée et qu'après, la ville continue à être une catastrophe socio-économique où on semble profiter de la dévastation pour garder au loin la population pauvre et rebâtir une cité productive et de bon aloi, pour moi, c'est de la barbarie.
«Barbarie», c'est un mot qui apparaît aussi dans le sous-titre de votre livre: « résister à la barbarie qui vient»: notion chargée, piégée puisque quand on parle de barbare c'est qu'on se considère soi-même comme un civilisé... Pourquoi l'utiliser ?
Je l'ai choisi parce qu'il a un passé historique qui est plus ancien et beaucoup plus respectable que l'usage contemporain des «barbares» au sens des terroristes et tout ce joli monde. C'est Rosa Luxembourg qui citait elle-même Engels, au début de la guerre de 1914-1918 quand elle était en prison: «socialisme ou barbarie». C'est une manière de dire que ce qu'elle appelle socialisme n'est pas une fatalité, mais que si le socialisme n'advient pas, l'autre avenir, c'est la barbarie. Elle voyait ce qui se passait sur les champs de bataille de la Grande Guerre, les fils des ouvriers qui allaient se faire tuer avec «leur chant d'esclave patriote sur les lèvres». C'est bien ce que je voudrais réactualiser. Ce ne sera plus des chants patriotiques comme en 1914-1918, mais ce sera des chants à la croissance. On lutte toujours sur quels mots on abandonne à l'adversaire, quels mots on considère comme radicalement déshonorés, et quel mot il faut pourtant garder vivant, même s'il a été déshonoré. Si on abandonne tous les mots qui ont été déshonorés, on n'aura plus le moindre mot. Et donc barbarie est un mot que je veux garder, parce que je pense que l'alternative socialisme ou barbarie, elle est devenue encore plus concrète aujourd'hui qu'il y a un siècle. Nous ne savons toujours pas exactement ce qu'est le socialisme, mais moi j'ai été impressionnée par le fait que des choses qui étaient totalement impensables sont devenues tolérables, même si certains continuent à résister. J'ai gardé le souvenir du cri qui a accueilli l'idée d'affréter des charters pour expulser les illégaux qu'on n'appelait pas encore les sans-papiers à l'époque... Maintenant les charters s'envolent. Il y a toujours des gens qui résistent, mais il y a une espèce de tolérance triste, «il faut bien». Ce que j'appelle la barbarie, c'est ce qui avancera à coup d'habituation et de «il faut bien», jusqu'à ce que finalement ceux qui comme moi s'entêtent à penser que des luttes sont possibles et nécessaires soient accueillis avec un petit sourire cynique.
Se réapproprier les mots, c'est aussi se réapproprier le récit des faits historiques. Faut-il aussi reprendre les techniques de communication contemporaines pour combattre la catastrophe ?
Il faut faire attention à ce qui peut, selon l'usage, selon l'expérience, être remède ou poison. C'est ce que j'appelle l'art pharmacologique, ou l'art du pharmakon, la capacité à distinguer les mauvais usages de ceux dont nous avons besoin. Il y a certainement des arts de la communication empoisonnés. Ou empoisonnant. Le storytelling, les spin doctors... On a à ce sujet quasiment une réaction de Tartuffe. «Cachez cette chose que je ne saurais voir. Tenons-nous au discours froid, rationnel, qui ne nous met pas en danger de cette démagogie.»
Ça veut dire qu'on laisse des outils extrêmement puissants aux mains de ceux qu'on n'empêchera absolument pas de les utiliser en s'abstenant au lieu de se les approprier et de les faire servir autrement. Donc, on pourrait dire que des techniques extrêmement intéressantes de vivre ensemble, de fabriquer ensemble, on les trouve chez nos ennemis. On les trouve dans l'entreprise. On les trouve dans les spin doctors et le storytelling de nos adversaires. Et que, en revanche, nous, nous en restons à des discours impuissants, mais qui ne peuvent pas être dangereux. Evidemment ils ne peuvent pas être dangereux puisqu'ils sont impuissants !
* Entretien réalisé par J. Lingaard et publié par Mediapart.
(26 mai 2009)
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