Débat

 

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«L’anti-colonialisme postcolonial»

Sadri Khiari

En avril 2006, les éditions Textuel publiaient l’ouvrage de Sadri Khiari Pour une politique de la racaille, (Collection La Discorde). Sadri Khiari est membre de l’opposition démocratique tunisienne. Installé en France depuis quatre ans, il a fait partie des initiateurs de «l’Appel des indigènes de la République», paru en janvier 2005. Il avait déjà écrit Tunisie, le délitement de la cité - Coercition, consentement, résistances (Karthala, Paris, 2003). L’intervention que nous publions ci-dessous a été faite lors d’une conférence organisée à Paris, le 14 décembre 2007, par le Mouvement des Indigènes de la République (MIR). (réd.)

Je ne vais pas reprendre, dans cette intervention, le contenu de mon livre, sinon en rappeler, en passant, certaines idées pour éclairer quelques conclusions auxquelles je suis parvenu aujourd’hui et qui, je le souhaite, susciteront un débat à l’occasion de cette réunion publique. Je vais donc aborder, ici, deux grandes questions, en essayant d’aller à l’essentiel et d’être clair.

La première concerne l’actualité de l’anticolonialisme en France, face à l’offensive contre les quartiers populaires, l’immigration et, plus généralement, les Noirs, les Arabes et les musulmans… La seconde concerne la nécessité d’un mouvement politique autonome organisé de l’ensemble des populations soumises à l’indigénat. Je n’apporterais donc pas de solutions concrètes immédiates (par exemple, «que faire lors des prochaines municipales [de mars 2008] ?»); je me contenterais de poser un cadre général, une ébauche d’analyse de la situation, et les grandes lignes d’une hypothèse stratégique. Je ne traiterais pas, cependant, des rapports de la France avec ses anciennes colonies et avec les peuples qui sont toujours directement dominés par elle.

I. Anticolonialisme postcolonial …

La formule «anticolonialisme postcolonial» semble a priori contradictoire. Comment parler d’actualité de l’anticolonialisme pour une époque historique définie justement comme succédant à l’époque coloniale ?

Je répondrais à cette question en deux temps. En premier lieu, je l’aborderais en soulignant que les rapports sociaux et politiques, en France, restent, au lendemain des décolonisations, profondément marqués par l’histoire coloniale. En second lieu, je l’aborderais en soulignant que la période politique que nous vivons depuis au moins les années 80 est caractérisée par ce qu’on peut appeler une nouvelle contre-révolution coloniale.

Je précise, pour ceux qui pourraient y voir un manque de «complexité», que je n’ignore pas l’existence de multiples autres formes de conflictualité. Mais ce qui m’intéresse, ici, c’est ce qui me semble fondamental du point de vue de la production d’un racisme contemporain.

1) Commençons par le niveau que l’on peut dire «structurel».

Par «postcolonial», nous n’entendons pas, au MIR, ce qui succède radicalement à la période coloniale, dans le sens où celle-ci appartiendrait désormais au passé. Nous savons que le passé et le présent se chevauchent. Prenons un exemple. Il est courant d’interpréter la Révolution française comme un ayant mis en terme à la monarchie absolue et au féodalisme. Il ne viendrait pourtant à l’idée de personne de nier qu’il a fallu au moins un siècle de plus, ponctué d’autres révolutions et de nombreuses contre-révolutions, pour que la République soit enfin stabilisée. Aujourd’hui encore, la République reste marquée de nombreux traits qu’elle a hérités de la monarchie absolue.

Il en va de même de la décolonisation. L’accession de la plupart des colonies à l’indépendance n’a pas mis un terme définitif à l’histoire coloniale. Elle a inauguré un processus d’émancipation, un processus où l’émancipation devient possible, un processus qui, comme on l’a vu depuis le milieu du siècle dernier, comme on le voit aujourd’hui et comme on le verra encore un certain temps, se développe avec de multiples contradictions, des flux et des reflux, de nouvelles révolutions et de nouvelles contre-révolutions.

La grande fracture raciale mondiale qui s’est constituée avec l’esclavage européen des Noirs et le partage colonial de la planète continue d’être une réalité, un demi siècle après les décolonisations. Bien qu’ayant subi des défaites majeures et soumis encore à la résistance des autres peuples, le monde blanco-européen (les Etats-Unis n’en sont qu’une extension), qui s’auto-définit comme étant l’Occident, reste dominant sur les plans politique, économique et culturel.

Les formes de cette domination se sont, bien sûr, en partie renouvelées et elles se mêlent différemment avec d’autres formes d’oppression. C’est, entre autres, des questions sur lesquelles il nous faudra travailler. Ainsi, par exemple, en ce qui concerne plus précisément l’idéologie ou les représentations racistes, celles-ci se sont modifiés entre le milieu de XIXe siècle où elles avaient un très fort caractère «biologisant» et, aujourd’hui, où elles s’appuient surtout sur des considérations d’ordre culturaliste, comme c’est le cas de l’islamophobie, c’est-à-dire du racisme anti-musulman.

Je vais faire, ici, une remarque pour éviter tout faux débat. Quand je parle de fracture raciale mondiale, je ne présuppose évidemment pas l’existence de races en dehors des rapports sociaux qui les constituent. La race est un rapport social. Le Noir n’est pas une couleur, il est un rapport social. Le musulman n’est pas l’adepte de la foi musulmane, il est un rapport social. Je dis bien rapports sociaux et non pas rapports économiques, comme on a souvent tendance à réduire les rapports sociaux. Je dis rapports sociaux dans toutes leurs dimensions (économique, politique, culturel, morale, etc.). Dans l’analyse, pour des raisons pratiques mais sans doute aussi idéologiques, on s’est habitué à les distinguer, parfois à chercher à les articuler en essayant de détecter laquelle serait déterminante. Le premier problème, c’est que souvent on a fini par croire que ces distinctions existaient réellement dans la vie. Le deuxième problème, c’est que souvent aussi on a généralisé à l’ensemble des histoires particulières, une méthode d’analyse peut-être valable en Europe et, si elle est pertinente, probablement significative seulement à l’époque contemporaine. Je dis ça juste pour souligner qu’il nous faudrait pouvoir revisiter également les méthodes d’analyses pour les débarrasser de l’européo-centrisme qui les pollue (constitue ?).

Je ne m’étends pas là-dessus. Je voudrais juste souligner deux choses. La première, c’est que les races, comme je l’ai dit, sont une forme historique particulière de rapports sociaux inégalitaires. La deuxième, c’est que ces rapports sociaux se sont cristallisés progressivement dans l’histoire comme hiérarchie statutaire. C’est-à-dire comme une différence de statut inégalitaire entre différents groupes d’êtres humains. Ce statut (et là je vois mal comment distinguer systématiquement les dimensions économiques, politiques et morales) se construit dans l’opposition entre les Blancs-européens-chrétiens, supposés supérieurs, naturellement ou culturellement, et les autres populations du monde, notamment lorsqu’elles ont été esclavagisées et colonisées, supposées inférieures. Avant tout autre bénéfice matériel, le Blanc-européen-chrétien a ce privilège immense de se penser supérieur au non-blanc comme, dans la France féodale, le noble, ruiné et misérable, continuait néanmoins de se penser supérieur au roturier le plus riche. Plus: le noble était pensé comme supérieur par l’ensemble de la société. Les institutions féodales et monarchiques le considéraient comme supérieur et lui conféraient moult privilèges qui consacraient cette supériorité. Il est pauvre, mais il est statutairement dominant. Il a fallu une révolution pour que le roturier brise ce statut !

Il en va de même des rapports sociaux de races. Dominée sur de multiples plans, une pauvre blanche américaine bénéficie pourtant de ce privilège de statut par rapport à tous les Noirs, même si dans la loi plus rien officiellement ne les sépare. De même, tout dans la société française renvoie au Blanc l’image de sa supériorité morale, indépendamment de tous les autres privilèges d’ordre strictement matériel dont il dispose au moins potentiellement, parce qu’il est blanc.

Beaucoup d’anti-racistes qui pensent que le racisme est juste une affaire de mentalités rétrogrades se réfèrent, à juste titre, aux vieux textes d’Albert Memmi [voir le Portrait du colonisé, précédé du portrait du colonisateur, 1957]. Or, celui-ci soulignait justement que le racisme n’existe que comme rapport de domination, c’est-à-dire qu’il repose sur et constitue un système de privilèges. Ce qui l’a conduit d’ailleurs, j’ouvre ici une parenthèse, à considérer que la haine raciale du colonisé vis-à-vis du colon n’est pas vraiment un racisme, même si elle lui emprunte ses formes et en est le produit. Il parlait à ce propos de «racisme édenté», c’est-à-dire qui ne repose pas sur une réelle puissance de domination, qui est désarmé. A proprement parler, sauf si l’on réduit le racisme à la catégorie fourre-tout de «haine de l’Autre», il n’existe pas de racisme du dominé racialement, si ce n’est comme expression inversée de la domination qu’il subit, un racisme que je dirais même anti-raciste dans la mesure où il exprime une forme de résistance qui reste prisonnière des catégories produite par le système racial/colonialiste. De ce point de vue, le «racisme anti-blanc», dont on accuse les nôtres aujourd’hui, est un leurre de même que l’«antisémitisme» de certains Arabes ou Noirs qui ne repose absolument pas sur l’exercice effectif par ceux-ci d’une domination statutaire sur les juifs. De ce point de vue, combattre le racisme édenté de certains des nôtres, premièrement, est notre affaire à nous, deuxièmement, est une tâche effectivement importante, non pas, surtout pas, pour rassurer ou plaire aux Blancs, mais pour nous décoloniser nous-mêmes et sortir d’une forme de compréhension du monde qui nous mènerait directement à des impasses politiques. Plus importante encore à mes yeux, la nécessité de combattre les oppositions, nourries sinon fabriquées par la colonisation, aux seins mêmes des anciens peuples colonisés (et notamment le mépris racial de nombreux Arabes à l’égard des Noirs), qui font de nous les complices de l’oppression que nous subissons.

Bon, je ferme cette longue parenthèse et je reviens à l’anticolonialisme postcolonial dans la France contemporaine. Je ne vais pas, ici, vous soûler avec l’énumération de l’ensemble des inégalités raciales et des politiques publiques racistes ni essayer de démontrer qu’elles plongent leurs racines dans l’histoire coloniale. Je ne vais pas tenter non plus de démontrer les rapports entre ces inégalités et les formes de domination que la France continue d’exercer sur ces anciennes colonies ni les rapports entre ces inégalités et la persistance de situations coloniales, aux Antilles, par exemple.

Je vais vous soûler avec autre chose.

Les rapports sociaux de races en France sont, pour une part, le produit de l’histoire mondiale de la construction sociale des races. Mais ils sont aussi le produit spécifique de l’histoire particulière de la France. Et, pour commencer, ils sont le produit d’une période fondatrice, en l’occurrence la IIIème République, dont la France d’aujourd’hui est largement l’héritière.

Juste quelques mots, rassurez-vous.

Quelques mots pour dire ceci: c’est sous la IIIème République que l’extension de l’empire français a atteint son apogée en même temps que se formaient et se stabilisaient les principales institutions de la République et que s’est cristallisée réellement la nation française. C’est elle qui fabrique la notion juridique de la nationalité, qui créé véritablement l’opposition entre «Français» et «étrangers»; c’est elle qui distingue la nationalité de la citoyenneté, qui invente l’immigration au sens contemporain (force de travail qu’on «choisit», ennemi intérieur, sous-homme….), qui instaure institutionnellement la sélection et la discrimination raciale, qui développe l’idéologie assimilationniste, etc. On pourrait, bien sûr, repérer des formes similaires, inachevées, confuses, qui ont préparé tout cela, mais leur systématisation en politique d’Etat est bien l’œuvre de la IIIème République. C’est à elle que l’on doit l’institutionnalisation du nationalisme français, du racisme et du colonialisme, comme autant de réalités indissociables.

Tout cela se crée, j’insiste là-dessus, dans un seul mouvement. Le «Français», au sens où on l’entend aujourd’hui, n’existe pleinement que depuis la IIIème République. L’«identité nationale» n’existe pleinement, c’est-à-dire comme réalité institutionnelle, largement partagée au sein de la population, que comme produit du travail de «nationalisation» de la population réalisé par la IIIème République. Et cette identité nationale, construite à la fois par rapport à l’Europe et aux peuples colonisés, emboîte deux niveaux, partiellement antagoniques. L’un, spécifiquement national, construit autour du mythe de la France éternelle aux origines gauloises, l’autre, transnational, construit autour de la suprématie blanche-européenne-chrétienne. L’identité nationale française est à la fois une identité de nation et une identité d’empire, c’est-à-dire coloniale/raciale.

Je tiens à le souligner pour deux raisons. La première, c’est qu’aujourd’hui on évoque souvent la crise d’un des piliers de la République, qu’on appelle le pacte social républicain ou l’Etat-social et qu’on sous-estime la crise de cet autre pilier de la République, à savoir la crise du pacte national-racial républicain, ou alors on l’aborde en occultant sa dimension raciale. C’est cette dernière crise que veut d’ailleurs résoudre Sarkozy. La seconde raison, c’est que, à mon avis, une politique d’émancipation non-intégrationniste doit être un combat pour un autre pacte national, tant du moins que le cadre politique et idéologique de la nation semble indépassable. J’y reviendrais à la fin.

Ces remarques me permettent de passer à la deuxième partie de ma première partie, consacrée à la situation actuelle.

2) Je l’intitule: la contre-révolution coloniale.

La dimension nationale de l’Etat républicain a été mise en crise une première fois par l’occupation allemande et l’instauration du régime de Vichy. Cette crise a été résolue par l’union nationale autour de de Gaulle à la Libération. Partiellement, cependant, puisque la France, comme l’Angleterre, sont devenues alors des puissances de second rang face à la montée des Etats-Unis. Quoiqu’il en soit, les dimensions coloniales/raciales de la République se sont maintenues.

Depuis, le pacte national/colonial/racial a subi trois chocs d’importance différente.

Le premier choc a été celui de la succession de défaites françaises face à la révolution anticoloniale dont les moments majeurs ont été la victoire vietnamienne à Dien Bien Phu et celle du FLN algérien.

Le deuxième choc a été celui de la mondialisation libérale et de l’accélération, qui en est consécutive, de la construction européenne. Dans ce cas là, outre le pilier social de l’Etat, le «contrat social», c’est la dimension nationale de la République qui est bousculée.

Le troisième choc, c’est la découverte, dans les années 80, que la France était désormais noire, arabe et musulmane. Et cette découverte est, notamment, l’effet des grandes luttes de travailleurs immigrés dans les années 70 et des luttes des enfants issus de l’immigration au cours de la décennie suivante.

Je suis de plus en plus convaincu que, entremêlée à d’autres enjeux, parfois contradictoires avec cet objectif, la contre-offensive coloniale en France vise à ré-organiser le «pacte républicain». Il s’agit de redéployer le moment national de ce pacte, en le recomposant notamment autour de sa dimension blanche-européenne-chrétienne, qui est adaptée à la place seconde de la France dans le monde, à la construction européenne et à la mondialisation. Ce qui ne signifie pas pour autant que le nationalisme franco-gaulois soit d’ores et déjà obsolète. Je pense seulement que l’articulation entre ces deux dimensions, partiellement antagoniques, qui constituent l’ «identité nationale» française, je veux dire le blanco-centrisme et le franco-centrisme, se modifient tendanciellement au bénéfice de la première.

C’est cela qu’il y a, je crois, au cœur de la politique de l’Etat vis-à-vis de l’immigration postcoloniale et des populations qui en sont issues, telle qu’elle a commencé à se mettre en place dans les années 70 pour se développer à partir des années 80.

Et ce n’est évidemment pas sans raison que cette offensive a pris pour cible principale les quartiers populaires, prenant la forme de la «politique de la ville», de la «mixité sociale», de l’ANRU (Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine), de la question sécuritaire, de la prétendue défense des femmes, du combat contre l’islamisme, etc.

Ces quartiers sont, en effet, le lieu de concentration des immigré·e·s et de leurs enfants; ce sont des lieux de vie et pas seulement de logements, des lieux de mémoires, des lieux où se tissent des liens de toutes sortes (affectifs, etc.); ils sont aussi le lieu de leur visibilité et, surtout, le lieu privilégié de leur puissance sociale et politique: pouvoir de résistances multiformes, pouvoir de création/subversion culturelle, pouvoir d’influencer les décisions politiques à partir des institutions locales, pouvoir d’organisation en termes de réseaux, de communautés, d’associations, de familles, de mosquées, pouvoir de défractionnement des différents segments de l’immigration, de construction de solidarités, entre eux mais, aussi, enracinés dans des enjeux communs, avec une partie des Blancs.

Mais les quartiers sont aussi l’espace où se déploie un autre enjeu. Car, s’y concentre également la majorité des classes populaires blanches. Et, malgré les solidarités qui s’y tissent entre personnes issues de l’immigration et certaines catégories de Blancs, malgré le brouillage parfois des frontières raciales, ils sont aussi le lieu où la compétition statutaire avec les Blancs est la plus forte. Alors que progresse le démantèlement de la dimension sociale du pacte républicain, les quartiers apparaissent ainsi comme le lieu privilégié où doit se recomposer ce pacte autour du noyau identitaire franco-blanc. En un mot, il s’agit de substituer au contrat social qui permettait l’intégration à l’Etat des ouvriers, des employés et des chômeurs, un contrat basé sur le privilège statutaire blanc: «Vous serez de plus en plus pauvres; mais vous serez aussi de plus en plus blancs !»

Pour toutes ces raisons, les quartiers populaires sont la cible privilégiée de la contre-offensive coloniale, ici, en France. J’ajouterais, pour conclure sur les quartiers, ceci: la question de la rénovation urbaine paraît sûrement plus spécifique des quartiers, mais celle du voile a exactement la même signification politique, du point de vue même des quartiers.

Revenons donc à un niveau plus général.

S’il faut situer un moment où la politique française a franchi un seuil qualitatif qui permet de la définir comme une contre-révolution coloniale, il faut évoquer, bien sûr, le 11 septembre 2001. A partir de ce moment-là la France est entrée de plain pied dans la contre-révolution coloniale mondiale. On peut dire que, préparée antérieurement, celle-ci a commencé avec la première guerre américaine contre l’Irak. L’engagement décisif commence, cependant après la destruction des tours jumelles, avec l’intervention militaire en Afghanistan. Si elle se développe sur plusieurs fronts, utilisant des moyens non seulement militaires mais économiques, politiques et culturels, l’espace majeur où se déploie aujourd’hui cette offensive est le Moyen-orient. Le nom de code de la contre révolution coloniale mondiale est la «guerre des civilisations», son adversaire officielle est l’islam. Les Etats-Unis et Israël en sont bien sûr les forces principales. La réalité de la situation mondiale actuelle, ce n’est pas la menace que ferait peser une «civilisation musulmane» archaïque sur une «civilisation occidentale» moderne, c’est la guerre que mènent les puissances impérialistes pour recoloniser le monde.

Pourquoi parler de contre-révolution ? Parce qu’elle cherche à bloquer dans l’œuf l’émergence de la révolution anticoloniale qui pourrait s’ébaucher; surtout, parce qu’elle constitue une réaction contre l’accumulation de puissance (économique, politique, militaire…) de certains Etats anciennement dominés (la Chine, par exemple); et qu’un vieil objectif semble, depuis la chute de l’URSS, désormais possible: effacer les principaux acquis des luttes anticoloniales qui ont été arrachés au milieu du XXème siècle. Il s’agit d’une guerre pour préserver ou renforcer la domination statutaire (politique, culturelle, morale, économique, …) d’une partie du monde, d’une aristocratie planétaire blanche-européenne-chrétienne, sur l’ensemble des autres peuples.

Il ne me paraît pas possible d’analyser la victoire de Sarkozy aux dernières élections en dehors de ce contexte international doublé par la situation française de crise de l’Etat national-racial et de la volonté de résoudre cette crise. Pour cette raison, je n’hésite pas à qualifier de vote colonial/racial, le vote qui a permis à Sarkozy de prendre le pouvoir.

On comprendra ainsi aisément pourquoi je suis sceptique quand on distingue la politique vis-à-vis des quartiers populaires de celle qui est menée vis-à-vis de l’immigration, comme de la campagne islamophobe, celle qui vise à réhabiliter la colonisation ou le négationnisme par rapport à l’histoire de l’esclavage. A mon avis, toutes procèdent, malgré leurs particularités, d’une même logique, celle de la contre-révolution coloniale. Et une riposte à celle-ci ne saurait, je crois, être efficace, pleinement politique, que si elle intègre ces différents fronts de lutte dans une même démarche anticolonialiste, tout en tenant compte, bien sûr, des spécificités de chaque champ d’action et des engagements autonomes que cela implique.

Ce sera le sujet du deuxième grand point de mon intervention…

II) … que j'intitule: la question du mouvement politique indigène autonome

1) D’abord, s’auto-définir.

a) Indigène de la République: une définition politique

Le premier pas de l’émancipation, c’est de savoir qui nous sommes, parvenir à nous auto-définir. Jusqu’à présent nous avons été définis par les autres et nous avons repris des catégories élaborées en dehors de nous pour parler de nous-mêmes: travailleurs immigrés, Français issus de l’immigration, «beurs», jeunes de banlieue, représentants de la «diversité», Noirs, Arabes, Berbères, Maghrébins, musulmans, etc. Autant de catégories qui nous fractionnent et, surtout, expriment notre extériorité par rapports à la société française où nous vivons. Mais, de fait, il nous est impossible de nous auto-définir en dehors d’elles pour la simple raison que, pour stigmatisantes qu’elles soient, elles contiennent une part de vérité.

Nous sommes effectivement fractionnés par des histoires en partie différentes, forgées notamment par la colonisation, et nous sommes, malgré nous, effectivement extérieurs à la société française tout en en faisant partie.

En d’autres termes, on ne peut pas vraiment s’extraire des catégories imposées mais on peut les subvertir, voire les retourner contre elles-mêmes. La République, qui privilégie les Blancs-européens-chrétiens, qui se dit non-raciale, non-ethnique, se dit égalitaire, citoyenne, universelle. Nous lui répondons: «C’est faux. Il y a une masse de gens, en France, qui sont racialisés, privés, d’une manière ou d’une autre, de la citoyenneté et ne sont pas considérés comme des êtres humains à part entière.» Cette réponse est toute entière résumée dans la formule que nous avons mis en titre de notre Appel de janvier 2005: «Nous sommes les indigènes de la République». Nous auto-définir comme «indigènes de la République», c’est un acte fort de résistance en ce qu’il nous permet de dévoiler la réalité de la République et de mettre en relief la communauté d’intérêts politiques, qui est celle de tous ceux qui sont originaires des colonies ou des anciennes colonies.

Lorsque nous utilisons les formules «Noirs», «Arabes», «musulmans», nous n’ignorons pas tout ce qu’elles peuvent avoir de réducteurs, mais nous soulignons ainsi quelles sont les populations qui constituent aujourd’hui les principales cibles de la stigmatisation racistes. C’est également une manière de dire: «Il n’est pas vrai que dans cette république, il n’y a que des citoyens, des «êtres universels»; il y a une fracture raciale opposant les Blancs-européens-chrétiens à ceux qui ne le sont pas.» Surtout, c’est dire: «Nous refusons l’injonction républicaine à nous blanchir, nous dés-arabiser, nous des-islamiser».

b) Indigène de la République: un rapport social

La formule «indigènes de la République» est donc une formule politique, mais elle recouvre aussi un rapport social. En d’autres termes, on ne peut pas définir les indigènes de la République indépendamment des citoyens de la République. La question n’est pas «qu’est-ce qu’un indigène de la République ?», c’est «qu’est-ce qui spécifie la relation sociale que nous appelons l’indigénat ?».

Pour répondre à cette question en quelques mots, je dirais: l’indigénat est le rapport, issu de la colonisation, qui produit et reproduit des races. L’indigénat fabrique des hiérarchies de statut, symboliques et politiques, entre groupes humains en fonction de leur degré d’humanité, que celui-ci soit évalué en termes biologiques, religieux ou culturels, et qu’il soit transmissible de générations en générations par hérédité ou par acquisition. L’indigène regarde le monde à partir de sa position dans le monde; le Blanc, même gentil, a un regard blanc.

Mais, en disant, l’indigénat est un rapport qui produit et reproduit des races, je n’ai évoqué qu’une des faces de ce rapport. La seconde face, ou la seconde façon de dire exactement la même chose, c’est l’inverse: l’indigénat est le rapport qui interdit, on pourrait dire qui «dé-produit», les races. Ou, si l’on veut, l’indigénat est un rapport de lutte sociale dont l’enjeu est la production ou la destruction des races. Ou encore, l’oppression raciale est constamment accompagnée de son contraire, la résistance raciale contre l’existence des races. C’est pourquoi, par analogie avec une autre forme de relation sociale conflictuelle, je pense qu’on peut parler de «lutte des races sociales».

Une petite remarque concernant la notion de résistance. Juste pour dire qu’il ne faut pas l’entendre nécessairement comme une lutte collective, frontale, consciente d’elle-même et de ses objectifs. Celle-ci en est sans doute la forme suprême mais il faut aussi saisir une logique de résistance dans le moindre des comportements individuels y compris lorsqu’il consiste à chercher à contourner l’oppression raciale. Ainsi, dans le comportement de ceux que nous appelons parfois des «traîtres», ou des «idiots qui ont rien compris et qui se font des illusions dans la République», il faut toujours chercher l’ambivalence: leur soumission ou leurs illusions contiennent aussi pour une part une forme de résistance, ne serait-ce que dans la tentative illusoire d’échapper individuellement au statut de personne racialisée. Dire cela ne veut, évidemment pas dire, qu’il ne faut pas combattre vigoureusement ceux qui, parmi nous, collaborent directement au système, quelques soient la signification contradictoire et les motivations de leur action.

Poursuivons.

2) Rapports de forces politiques et puissance politique indigène

Dire qu’un rapport social est un rapport de lutte, c’est dire qu’il est un rapport de forces politiques. Dire que la société française actuelle est, entre autres, coloniale, indigénale, raciale, c’est donc dire qu’on doit la saisir comme l’espace où se déploie en permanence un rapport de forces politiques opposant deux pôles principaux qui s’incarnent humainement: ceux qui subissent, d’une façon ou d’une autre, les conséquences directes ou indirectes de l’oppression raciale et y résistent, même sans s’en rendre compte, et ceux qui bénéficient, d’une façon ou d’une autre, des conséquences de l’oppression raciale et contribuent à sa reproduction, même sans s’en rendre compte.

On objectera qu’il existe quantité de situations intermédiaires et de chevauchements, que chaque groupe social est lui-même traversé d’autres clivages, sans parler des autres types de conflits et de ces fameuses «articulations» dont on nous rabat sans arrêt les oreilles. Mais, justement, l’enjeu politique est là. Il se pose d’ailleurs dans des termes similaires pour ceux qui réfléchissent à la relation sociale capitaliste. Il s’agit donc, pour nous, non pas de la résoudre théoriquement mais de la résoudre comme l’enjeu même de la lutte politique. Autrement dit, de donner une incarnation politique à cette relation sociale fondamentalement bipolaire qu’est l’indigénat. Et, parce que cette relation sociale est complexe, son incarnation politique, à construire, n’est pas le reflet politique des indigènes stricto sensu; ce n’est pas la photocopie politique d’un groupe social que les sociologues pourraient délimiter avec un chapelet de critères. C’est la manifestation d’un rapport. C’est l’expression d’une réalité politique, la force anticolonialiste, qui est là, qui agit, mais qui, en même temps, n’est pas là, ou plutôt existe en creux, trouée de contradictions et apparaît manifestement seulement par moments, parfois par la médiation d’autres réalités politiques.

Le «nous» des indigènes est donc un «nous» politique à construire et il ne saurait exister qu’en tant que tel. Plus concrètement, il y a à la fois un travail de délimitation politique entre indigènes et Blancs et un travail d’englobement des Blancs. Cette question est bien sûr au cœur de la question de l’autonomie.

J’aborde, pour l’instant, la conjoncture, on comprendra mieux ce que j’essaye de dire et où je veux en venir. Dans notre journal, j’ai écris un papier qui interroge les analyses de la victoire de Sarkozy produites par la gauche (plutôt la gauche de la gauche). En gros, et sans grandes surprises, il y est question de victoire des patrons, du Medef [organisation patronale française], du libéralisme, sur les classes populaires. Je n’ai pas vu de textes qui analysent cette victoire comme une victoire blanche.

Sans rentrer dans le détail des subtilités de ces analyses, notamment en ce qui concerne la place du Parti Socialiste dans ce champ de conflits, leur noyau dur, c’est bien sûr que la société est clivée en classes et que ces classes s’incarnent politiquement dans la droite et la gauche. Ces analyses ont pour point commun d’occulter, ou de ne pas voir, le clivage racial et par conséquent comment celui-ci s’incarne politiquement, même indirectement, c’est-à-dire aussi sous quelle forme se manifeste le rapport de forces racial.

Cette négation peut s’expliquer par différents facteurs. Mais ce qu’il nous faut d’abord souligner, c’est qu’elle est, elle-même, une des formes politiques de la lutte des races sociales. Exactement, comme cette gauche peut dire que la négation de la lutte des classes est une des armes de la bourgeoisie.

Parmi les facteurs de cet aveuglement, il y a aussi le fait très concret que si, sans se reconnaître comme telle, l’expression politique du pôle colonialiste est apparue manifestement dans sa tendance la plus ultra à travers l’UMP (Union pour un mouvement populaire) , le pôle anticolonialiste n’est pas apparu en tant que tel. La résistance indigène s’est exprimée sous des formes contradictoires, que l’on peut considérer parfois comme contradictoire avec les intérêts de la lutte anticoloniale, à travers les partis blancs.

En d’autres termes, la puissance politique anticolonialiste ne s’est pas incarnée en positif; elle ne s’est pas cristallisée de manière indépendante, à l’occasion de ces élections. Le rapport de forces a semblé opposer forces blanches entre elles. Mais ce qui révèle l’existence, en quelque sorte souterraine, d’une puissance politique anticolonialiste, c’est bien le fait que la question raciale (sous ses différents pseudonymes: immigration, islam, laïcité, colonialisme, identité nationale, etc.; et à travers les dits représentants de la diversité.) a constitué un des enjeux majeurs de ces élections.

On peut même aller plus loin et dire que si cet enjeu a été si important, c’est bien la preuve que cette puissance anticolonialiste est croissante (ce qui ne veut pas dire que la force colonialiste est déclinante: les rapports de force politiques ne sont pas un jeu à somme nulle).

Compte tenu de tout ce que j’ai dit tout à l’heure, personne ne sera étonné que je considère la révolte des quartiers en 2005, non seulement comme une révolte anticolonialiste, malgré ce que cette révolte a pu dire d’elle-même, mais qu’elle a été aussi son expression la plus forte, depuis la Marche pour l’Egalité de 1983.

Il importe peu, du point de vue qui nous préoccupe ici, que les propos explicites qui ont été tenus ne contestaient pas le système de l’indigénat. Ou que des causes sociales liées à la libéralisation économique ou à l’action de la police en étaient également la cause. Cette révolte a été cependant une protestation en acte, rassemblant une fraction des Blancs et les non-blancs, contre la politique racialiste et d’indigénisation des quartiers menée par les différents gouvernements depuis des années. La réaction colonialiste qui l’a suivi, à commencer par le couvre-feu pour terminer par l’élection de Sarkozy, me semble également en attester.

J’insiste là-dessus pour souligner que la puissance politique indigène n’est pas la puissance des seuls indigènes, que le rapport de forces politiques qui exprime la lutte des races sociales n’est pas constitué par les luttes des seuls indigènes autour de seules questions liées à l’indigénat. La puissance politique indigène est la résultante de multiples dynamiques de luttes, portées par différents groupes sociaux; une résultante dont l’effet est d’affaiblir la domination raciale.

Je veux en venir à cette idée que dans un contexte où les «colonisés de l’intérieur» sont minoritaires, où les frontières entre indigènes et non-indigènes sont poreuses, où on ne peut pas être séparatistes, où la guerre que nous menons est asymétrique, qu’elle ne peut être qu’une guerre de position et non une guerre de mouvement, dans toutes ces conditions, donc, l’horizon stratégique doit être réfléchi en termes de construction d’un pôle anticolonialiste, c’est-à-dire d’un pôle dont la dimension anticolonialiste est majeure, susceptible, lui, de par sa puissance sociale, politique, culturelle et morale, de battre en brèche voire de conduire au démantèlement du système racial-colonial. Ce pôle, pour faire court, je l’appellerais dans la suite de cet exposé, le pôle anticolonialiste large.

3) La question de l’autonomie doit se poser dans ce cadre

C’est-à-dire qu’on ne peut pas penser notre propre autonomie politique, comme population issue des anciennes et actuelles colonies, sans penser la non-autonomie, c’est-à-dire le rapport contradictoire qui est le notre avec le champ politique blanc. L’autonomie, dont nous parlons, inclut nécessairement la non-autonomie, ou, plus concrètement, les alliances. Elle n’est pas un état donné; elle est un combat permanent pour construire des frontières et, à la fois, les déborder sans cesse.

L’équation concrète qu’il nous faut résoudre en permanence est donc celle-ci: comment construire ce pôle anticolonialiste large sans qu’il ne se contredise lui-même, en reproduisant en son propre sein le privilège blanc ?

La réponse nous ne pouvons pas l’anticiper. Elle se résout dans chaque conjoncture. Par contre, il est possible d’affirmer que, quoiqu’il en soit, nous devons commencer par nous décoloniser nous-mêmes, c’est-à-dire constituer notre propre instrument de lutte politique. Cette condition s’impose et pour avancer vers le pôle anticolonialiste large et pour contrecarrer les tendances inhérentes à la société coloniale/postcoloniale à reproduire la domination raciale y compris au sein des dynamiques de résistances qui s’opposent à elle.

Je peux le dire plus simplement: il faut d’abord que les indigènes s’organisent eux-mêmes et qu’ils établissent avec les Blancs anticolonialistes des rapports qui ne permettent pas à ceux-ci de les dominer, même sans le vouloir. Et, c’est pas une mince affaire; nous en avons l’expérience au sein du MIR !

Agir pour réaliser cet objectif premier, c’est le sens que je donne au mot d’ordre de construction d’un mouvement politique indigène autonome que je distingue ainsi de la finalité politique de celui-ci, en l’occurrence, la construction d’un pôle anticolonialiste large.

Je précise encore: quand je dis mouvement, je n’entends pas une simple dynamique de luttes portées par des indigènes, dans différents espaces, sur différentes questions et sans connexions. J’entends une organisation, une organisation commune. Je n’ai pas de conception précise de la forme matérielle de cette organisation (certains parlent de constituer un parti), mais je suis convaincu que l’organisation est le seul moyen de donner une dimension pleinement politique à nos luttes, c’est-à-dire non seulement de les faire converger, c’est-à-dire de les centraliser, mais de leur donner une direction stratégique. Une organisation est le seul moyen de surmonter, c’est-à-dire d’intégrer dans un combat commun les différents groupes sociaux et communautés indigènes, tout en respectant leurs dynamiques propres et leurs enjeux spécifiques.

Sans organisation capable d’investir le champ proprement politique, dans toutes ses dimensions y compris institutionnelles, nous continuerons à mener une résistance de type syndicaliste, éclatée, sur telle ou telle question particulière, en étant bien souvent contraints de subordonner ces résistances à des forces non-indigènes et à leurs enjeux.

Construire cette organisation n’impose pas, bien sûr, qu’elle est dès ses premiers pas une conception stratégique parfaitement claire et partagée; elle se construira à partir de l’état actuel des espaces de luttes existant et, au travers, d’un engagement collectif dans les résistances immédiates, en commençant peut-être par un partenariat multilatéral dans l’action.

Dans l’action et dans la réflexion, car il s’agira aussi de mener un travail de clarification politique qui permettra progressivement de déterminer un fil à plomb en terme de stratégie et de programme. De ce point de vue, une des questions fondamentales qu’il nous faut poser, en ce qu’elle permet de faire converger autour d’elle la multitude des résistances possibles et de leur donner une dimension politique anticolonialiste, me semble être celle-ci: qu’est-ce qui spécifie l’anticolonialisme au sein même de l’hexagone ?

4) Intégration ou libération ?

Ce sera mon dernier point, que j’aborderais à travers cette autre question: Quelle est la différence entre «intégrationnisme» et «libération» ?

L’intégrationnisme, c’est tout simplement l’illusion républicaine. Autrement dit, l’illusion que les Noirs, les Arabes, les musulmans, et, au-delà l’ensemble des populations non blanches-européennes-chrétiennes, peuvent trouver leur place en France sans un bouleversement de la société et de l’Etat. En l’occurrence que le racisme est un dysfonctionnement de la République et non pas son fonctionnement normal (j’emprunte cette formule à quelqu’un). Je ne vais pas développer la question, mais juste donner quelques exemples.

L’intégrationnisme peut s’exprimer dans l’idée que le racisme est une question de mentalités. Il faudrait agir sur les mentalités, les représentations, l’imaginaire pour que les gens acceptent la «différence», changent de «regard» sur l’«Autre». A la limite, pour les encourager, il faut les rassurer, leur ressembler au maximum. «Je suis musulman, leur dit-on, mais à part ça, je suis tout comme vous. Je partage les mêmes valeurs que vous. D’ailleurs, vos valeurs, elles sont présentes dans l’islam».

L’intégrationnisme se manifeste également dans la théorie du «bouc émissaire». Nous serions le «bouc émissaire» de crises qui n’ont pas de rapports avec notre présence, qu’elles soient économiques ou politiques. Et, pour mettre un terme au racisme, il faudrait lutter sur les terrains où se développent ces crises.

L’intégrationnisme, c’est aussi la défense d’une «discrimination positive» élitiste. Il faudrait que des mesures soient prises qui permettent la promotion sociale et politique de certains d’entre nous pour que, progressivement, nous soyons tous reconnus comme citoyens à part entière.

L’intégrationnisme, c’est également l’illusion lobbyiste; laquelle s’inspire, bien souvent, d’un pseudo «modèle juif». C’est d’abord oublier que l’antisémitisme en France n’a pas la même histoire que le racisme que nous vivons. C’est surtout négliger ce fait massif que pour que décline l’antisémitisme en France, il a fallu la Révolution française, plus d’un siècle de conflits par la suite, que les juifs développent des résistances, les secousses et les conflits de la IIIème République, la Seconde guerre mondiale, que l’Europe se vide de ses juifs, la fondation de l’Etat d’Israël, la crise, toujours inachevée de la décolonisation. Et, malgré tout cela, l’antisémitisme reste latent dans la société française. Le juif est globalement accepté, mais il est d’autant mieux accepté qu’il semble le moins juif possible. C’est-à-dire à condition qu’il soit bien blanchi.

On pourrait évoquer encore bien d’autres formes d’intégrationnisme. Mais la forme principale d’intégrationnisme est le produit de la parcellisation des luttes, quand bien même elles se revendiquent d’une politique radicale. Je veux dire par là que les luttes éclatées dans l’espace ou qui se développent autour de revendications particulières peuvent très certainement aboutir à quelques conquêtes, mais ses conquêtes resteront locales ou particulières et elles resteront subordonnées aux rapports de forces locaux et conjoncturels, c’est-à-dire aux forces blanches. Elles peuvent, certes, agir favorablement sur les rapports de forces globaux, et, de ce point de vue, s’inscrire aussi dans une dynamique anticolonialiste; mais cette dynamique restera probablement sans lendemain, tant qu’elle ne parviendra pas à prendre la forme organisée d’un mouvement politique centralisé et autonome. Je suis convaincu que des luttes de type syndicaliste sont condamnés à rester «intégrationnistes» dans la mesure où, cherchant seulement à obtenir des améliorations partielles, elles ne s’insèrent pas, en même temps, dans un projet de transformation globale de la société et de l’Etat que l’on peut dire en terme de «libération».

Je vais dire maintenant quelques mots sur la libération, ce qui permettra aussi de mieux comprendre, par contraste, ce qu’il faut entendre par intégrationnisme.

Dans les colonies, libération signifiait évidemment constitution d’un Etat indépendant. Dans les mouvements noirs américains, la libération a pu se dire, alternativement et parfois en même temps, en termes de «séparation» ou de «pouvoir noir». Je ne sais pas trop ce qu’il en est aujourd’hui. En France, l’indigénat contemporain s’inscrit dans une autre histoire qui est celle de la fondation de la République nationale, croisée à la constitution de l’Empire coloniale auquel se sont substituéea aujourd’hui différentes formes de néocolonialisme. Il en a résulté une imbrication profonde entre République, forme et contenu de la nation et inégalités raciales. Je l’ai déjà dit plus haut. Je voudrais souligner, ici, ceci: la forme fondamentale de l’indigénat contemporain, intérieure à la société française, c’est l’exclusion en dehors de la nation. Pas seulement de la citoyenneté, mais de la nation. La nation qui est au fondement de la République est à la fois politique et ethnico-raciale. La République exclut ses indigènes à la fois de la souveraineté populaire et de la nation, qui se réalise dans le même mouvement. Dans la conjoncture actuelle, cela se manifeste explicitement à travers la politique de défense de l’identité nationale.

Cela implique que l’égalité ne peut devenir une réalité qu’à la condition d’un changement profond des institutions politiques, au cœur desquelles il y a la nation. La libération, de ce point de vue, et je pourrais même dire la libération nationale, se pose, pour nous, en termes de recomposition de la communauté nationale parce que la réalité de celle-ci conditionne la réalisation de la citoyenneté. Ce que j’ai appelé plus haut une refonte du pacte national, qui apparaît de plus en plus à l’ordre du jour en ce temps de crise du pilier national de l’Etat républicain, que j’ai également évoqué dans la première partie.

Je n’ai pas à proposer de mode particulier d’organisation politique qu’on pourrait souhaiter voir s’établir en France; mais je pense que la notion de libération peut constituer déjà, pour nous, une grille d’analyse, un instrument intellectuel, un mode de pensée qui brise le modèle républicain, comme seul modèle concevable et souhaitable.

Je vais donner un exemple qui pourrait choquer républicains et intégrationnistes. Beaucoup d’entre nous, pour ne pas prêter le flanc à l’accusation de «communautarisme», se revendiquent d’un des fondements des institutions françaises, en l’occurrence que la République ne reconnaît que des individus, que la nation est composée d’individus, que la citoyenneté est strictement individuelle. On lui oppose généralement le «modèle anglo-saxon», dit communautariste. Ne serait-il pas tant de désacraliser et de réfléchir sérieusement au «modèle français» sur cette question comme sur d’autres, sans tabous. Il me semble que la notion de libération, telle que je l’ai définie plus haut, peut être un instrument dans cette perspective.

A l’intérieur du paradigme de la libération, peuvent converger, voire se coordonner, nos luttes en France avec celles qui se mènent dans les anciennes colonies et dans les dépendances coloniales actuelles de la République.

Conclusion

Dans la conjoncture actuelle, marquée par l’accession au sommet de l’Etat d’un ultra du camp colonialiste, il y a un grand sentiment de défaite parmi les nôtres. La révolte croissante se combine à un grave sentiment d’impuissance. Cette combinaison peut alimenter à la fois des manifestations de colère dispersées et sans lendemains, la formation de regroupements aventuristes séparatistes, et des politiques ultra-défensives recroquevillées sur le local ou sur des thématiques particulières, liées à l’urgence de réagir aux attaques gouvernementales. Cela peut déboucher aussi, pour les uns, sur une intégration à la droite en se disant que finalement pour agir il faut être avec ceux qui décident, et, pour les autres, sur une subordination à la gauche, dans l’espoir de sauver ainsi les meubles.

Tous ces chemins, me semble-t-il, mènent à de plus grandes défaites encore. L’alternative, certes pas facile à réaliser dans ce contexte, me semble résider dans la construction de notre propre organisation politique, à nous indigènes, Noirs, Arabes et musulmans, en réfléchissant sérieusement à quelle place donner éventuellement aux Blancs pour qu’ils n’y soient pas, d’une manière directe ou indirecte, hégémoniques.

Voilà, j’ai formulé des hypothèses, des pistes de réflexions. J’espère qu’elles seront utiles. Merci de m’avoir écouté jusqu’au bout.

(18 décembre 2007)

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