Débat

Jean-Marie Harribey

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Sur le partage des profits: un rappel à Keynes

Jean-Marie Harribey *

On n’a pas assez fait attention à la dangerosité du nouveau slogan de Nicolas Sarkozy avancé dans son émission de propagande du 5 février 2009: «Le partage des profits en trois tiers: salariés, actionnaires et investissement».

On passera vite sur le fait que Sarkozy et nombre de commentateurs, le lendemain, confondent souvent valeur ajoutée et profit. À la racine de cette confusion figure la croyance que le capital est fécond. Ainsi, Pierre-Antoine Delhommais, nouvel économiste libéral en chef au journal Le Monde, écrit-il (7 février 2009): «Deux facteurs contribuent à la création de valeur ajoutée dans l’entreprise: le capital et le travail.»

On recommande à cet éditorialiste, s’il s’obstine à ne pas lire une seule ligne de l’économie politique et de Marx en particulier, de lire au moins les deux premiers alinéas de la page 223 (éditions Payot, 1969) de la Théorie générale de Keynes [1]. Mais, pour aujourd’hui, l’essentiel sera ailleurs. L’entreprise Total a annoncé un profit record pour 2008 de 13,9 milliards d’euros, et les entreprises cotées dans le CAC 40 ont versé l’an dernier 54,2 milliards d’euros à leurs actionnaires: 43 de dividendes et 11,2 de rachats d’actions. (Les Échos, 13 février 2009).

Aussitôt, des voix s’élèvent pour prendre Sarkozy au mot et demander qu’on applique son nouveau slogan du partage du profit en trois tiers. C’est un piège grossier. Parce que ces profits records sont dus essentiellement à une gigantesque ponction sur la collectivité et pas seulement sur les salariés des dites sociétés. Et cela par plusieurs mécanismes.

Le premier est tout simple. Total, ainsi que toutes les «majors» du secteur pétrolier, ont profité de la flambée du prix du pétrole pendant le premier semestre 2008. Cette flambée s’est traduite par un prélèvement en hausse brutale sur tous les utilisateurs de pétrole.

Un autre mécanisme est celui du fonctionnement classique du capitalisme: les positions dominantes sur le marché se traduisent par la fixation de prix qui n’ont plus de rapport direct avec les coûts de production individuels de chaque entreprise, mais intègrent une part de réallocation de la richesse globale par le biais d’une tendance à la péréquation du taux de profit entre les capitalistes qui se partagent la plus-value au prorata de leur capital engagé.

Tout cela doit nous amener à revendiquer non pas une répartition du profit selon le slogan de Sarkozy, mais une répartition de la valeur ajoutée pour l’ensemble de la collectivité: diminution drastique des dividendes, augmentation des salaires (d’abord des plus faibles), diminution du temps de travail de tous et augmentation de la part de richesse qui sera socialisée pour payer les services non marchands et assurer la protection sociale.

La RTT (réduction du temps de travail) est l’exemple qui permet peut-être de mieux comprendre l’ensemble des problèmes soulevés. Rappelons-nous que l’un des arguments ressassés par le Medef (organisation patronale présidée par Laurence Parisot) et la droite contre les 35 heures était qu’on ne pouvait appliquer la même règle à tous les travailleurs.

Eh bien, si ! En refusant que les gains de productivité soient accaparés par les actionnaires bien sûr, mais aussi par les seuls salarié·e·s des entreprises où le marché les fait apparaître de manière trompeuse dans telle ou telle grande entreprise, et en les répartissant au contraire sur tous les travailleurs et travailleuses, on prend à revers le capitalisme en œuvrant pour une péréquation «sociale» des gains de productivité, et donc finalement de la valeur ajoutée.

Voilà ce que disait Keynes: «Au lieu de dire du capital qu’il est productif il vaut beaucoup mieux dire qu’il fournit au cours de son existence un rendement supérieur à son coût originel. Car la seule raison pour laquelle on peut attendre d’un bien capital qu’il procure au cours de son existence des services dont la valeur globale soit supérieure à son prix d’offre initial, c’est qu’il est rare; et il reste rare parce que le taux d’intérêt rattaché à la monnaie permet à celle-ci de lui faire concurrence. À mesure que le capital devient moins rare, l’excès de son rendement sur son prix d’offre diminue, sans qu’il devienne pour cela moins productif – au moins au sens physique du mot.

Nos préférences vont par conséquent à la doctrine préclassique que c’est le travail qui produit toute chose, avec l’aide de l’art comme on disait autrefois ou de la technique comme on dit maintenant, avec l’aide des ressources naturelles, qui sont libres ou grevées d’une rente selon qu’elles sont abondantes ou rares, avec l’aide enfin des résultats passés incorporés dans les biens capitaux, qui eux aussi rapportent un prix variable selon leur rareté ou leur abondance. Il est préférable de considérer le travail, y compris bien entendu les services personnels de l’entrepreneur et de ses assistants, comme le seul facteur de production; la technique, les ressources naturelles, l’équipement et la demande effective constituant le cadre déterminé où ce facteur opère. Ceci explique en partie pourquoi nous avons pu adopter l’unité de travail comme la seule unité physique qui fût nécessaire dans notre système économique en dehors des unités de monnaie et de temps.»

* Jean-Marie Harribey est président d’attac-France et professeur d’économie à l’Université de Bordeaux.

1. J.M. Keynes, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, 1936, Paris, Payot, 1969, p. 223.

(24 mai 2009)

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