Cuba

Felipe Pérez Roque et Carlos Lage (en novembre 2004, à Costa Rica)

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Où va Cuba ?

Guillermo Almeyra *

Oui, je sais, je devrais écrire sur la fraude par laquelle la droite salvadorienne essaie d'empêcher le triomphe du FMLN (Front Farabundo Marti pour la libération nationale), sur les possibilités et les options de ce dernier, ainsi que de son programme utopique d'unité nationale (imaginez: une alliance avec une droite assassine et pro impérialiste comme celle représentée par l’ARENA – Alliance républicaine nationaliste, formation d’extrême-droite !). Mais le coup infligé au moral du peuple cubain et aux défenseurs de la révolution cubaine du monde entier par la défenestration de Carlos Lage et Pérez Roque [début mars ces deux dirigeants du PC cubain ont «renoncé» à toutes leurs charges] m'oblige à aborder des thèmes plus urgents.

Tout d'abord, il faut être clair sur le fait que: les divergences entre Fidel et Raul Castro existent depuis la fin des années 1950. Elles découlent du fait que chez Fidel il y a un poids plus important de ce que nous appellerions schématiquement le «volontarisme guiterista» [du nom de Antonio Guiteras, militant anti-impérialiste dans les années 1930 et qui était favorable à la lutte armée contre la dictature; il animait le groupe Joven Cuba];  alors que Raul est imprégné d'un pragmatisme sans principes et d'une confiance dans les appareils propres à sa formation communiste durant la guerre et dans la période qui l'a suivie.

Mais ils ont beaucoup plus de points en commun: l'intransigeance dans la lutte anti-impérialiste, la volonté de défendre le pouvoir surgi de la révolution et les conquêtes de celle-ci et le profond nationalisme cubain marqué du sceau de José Marti [1853-1895, figure tutélaire de la lutte pour l’indépendance]. Ils partagent en outre une méfiance à l'égard de la capacité créative et autogestionnaire des travailleurs, qu'ils voient comme une infanterie pleine d'abnégation et courageuse, mais qui a néanmoins besoin de généraux expérimentés et audacieux.

Comme ils ne connaissent pas l'histoire du mouvement ouvrier mondial et qu'ils n'ont pas effectué un bilan critique ni de ce qu'on a appelé le socialisme réel, ni de leurs propres erreurs staliniennes du passé, ils se méfient de ceux qui veulent recourir à la pensée de Marx (et non au dogme marxiste-léniniste) et de tout ce qui peut rappeler le mouvement ouvrier et des conseils. Malgré leurs divergences ponctuelles, Fidel, avec ce qu'on a appelé ses «talibans» – subitement considérés comme indignes – et Raul, tout comme la droite conservatrice du parti, ne représentent pas des secteurs en bagarre, mais plutôt des «âmes», des «états d'esprit» d'un même corps politique.

Deuxièmement, la récente crise dans le gouvernement et dans le parti (aussi bien Carlos Lage que Pérez Roque ont renoncé à tous leurs postes dans les deux instances) démontre que les besoins de l'Etat l'emportent sur le parti (pour ne pas mentionner les rudiments de démocratie représentative, telle que l'Assemblée populaire, dont les députés élus par le peuple s'inclinent non devant le parti, mais devant les dirigeants de l'Etat, et où on n'a discuté de rien - ni avant ni après la crise).

Le caractère prétendument indigne des défenestrés découlerait, en effet, de leurs actes en tant que membres du gouvernement. Et les espoirs suscités auprès de l'ennemi résulteraient de leurs actes dans l'exercice de leurs fonctions et de leurs réunions avec des mandataires étrangers. L'Etat annule ainsi le parti et lui impose ses virages: la démocratie interne, le débat politique dans les organes du parti et le contrôle collectif sur les dirigeants sont inexistants.

En moins d'une semaine, Raul a «libéré» de leurs fonctions les défenestrés, mais aussi bien le gouvernement que le parti avaient accepté qu'ils conservent leurs autres charges importantes. Jusqu'au moment où un dirigeant – Fidel, formellement retiré du gouvernement et qui ne s'est pas exprimé devant le parti sur cette question – change tout avec une lettre privée dans laquelle il déclare que ces hauts dirigeants en fonction, qui de surcroît ont durant de nombreuses années été ses secrétaires, sont indignes et pratiquement des traîtres et des délinquants.

Qu'en est-il donc de la collégialité dans le gouvernement ? Qu'en est-il de la séparation entre ce dernier et le parti ? Qu'en est-il de la légalité elle-même, si on peut congédier de son poste et ruiner un homme politique sans jugement préalable, sans débat et sans preuves publiques ? Qu'en est-il du respect dû aux citoyens, qui élisent des députés que d'autres renvoient, et aux militants du parti qui apprennent par les journaux que leurs dirigeants sont maintenant considérés comme des condamnés ? Est-il possible de construire une démocratie avec un parti qui est fusionné avec l'Etat et subordonné à l'appareil d'Etat, sans vie politique ni indépendance, avec un Etat qui dépend de l'arbitrage d'une ou deux personnes ? Et est-il possible de construire le socialisme sans démocratie, sans éducation politique des citoyens ?

Troisièmement, il est nécessaire de réaffirmer que malgré les méthodes apprises des Soviétiques, celles-ci ne signifient pas qu'il existe à Cuba, comme par exemple en Corée du Nord, un mélange de stalinisme et d'autocratie. Certes, la rédaction de lettres de démission de leurs postes de Carlos Lage et Pérez Roque est inacceptable: avec une formule stéréotypée imposée ces lettres acceptent la justesse des critiques reçues et reconnaissent leurs erreurs, sans même les mentionner. Comme humiliation finale, ces lettres jurent fidélité à Fidel, à Raul et au parti, autrement dit à deux hommes transitoires et faillibles, transformés en Papes pour l'occasion, ainsi qu’à un instrument [le parti], également transitoire, et qui peut et doit être abandonné s'il ne sert pas son objectif, qui est de construire le socialisme, et non pas d'affirmer la bureaucratie étatique.

Si le régime de Cuba était stalinien, le retour vers le plein capitalisme – comme en Russie ou en Europe orientale – serait inévitable. Ce n'est pas le cas. Le peuple cubain subit la bureaucratie qui le maintient dépolitisé en permanence et désinformé, mais il n'est pas écrasé. Dans le même Parti Communiste militent ensemble ceux qui veulent faire carrière, qui disent oui-oui à tout, et ceux qui veulent changer Cuba et le monde et construire le socialisme. Le PC cubain n'est pas le PCUS. D'ailleurs la culture acquise par les Cubains est une base ferme qui empêche de réduire au silence la pensée critique, et les Cubains – leur histoire le démontre – ne sont ni timorés, ni des agneaux.

Les confessions devant l'Inquisition humilient ceux qui l'acceptent, mais démontrent surtout le caractère indigne et la dégradation morale de ceux qui croient pouvoir les utiliser comme arguments pour préserver leur autorité, que ces confessions affaiblissent en fait encore davantage. Seule la vérité est révolutionnaire. On cache cette vérité au peuple de Cuba et au monde sous prétexte de préserver la révolution. Il faut balayer ce faible mur d'hypocrisie que tentent d'imposer les bureaucrates!

La crise du capitalisme mondial a surpris Cuba, alors que ce pays se relevait du coup subi dans les années 1990, suite à l'effondrement du Comecon, dirigé par l'Union Soviétique, auquel il était profondément intégré. A cette crise très dure qui a duré deux décennies s'ajoute à présent la crise encore plus importante du système capitaliste mondial et l'effet dévastateur des ouragans qui ont dévasté l'île. La dégradation grave des économies chinoise et russe, ainsi que la réduction de moitié du prix du baril de pétrole vénézuélien font peser une nouvelle hypothèque sur Cuba, qui a désespérément besoin d'investissements extérieurs. En effet, la baisse du prix du pétrole diminue les possibilités du gouvernement de Hugo Chavez de maintenir ses politiques d’aide et ses plans d'investissement.

Pire encore, le tourisme de la «classe moyenne» italienne, espagnole, mexicaine ou canadienne, si important pour Cuba, va diminuer et ces touristes vont dépenser moins. Le prix du nickel que Cuba exporte s'est effondré. Et l'île doit néanmoins maintenir, voire augmenter ses importations d'aliments à cause de l'effet combiné des ouragans et de la crise chronique de son agriculture.

La décision d'Obama de libéraliser les voyages des cubains-étatsuniens pourrait, il est vrai, apporter quelques dizaines de millions de dollars, mais cela ne représentera – lorsque cela entrera en vigueur – qu'une bouffée d'oxygène. Le résultat social de cette combinaison de désastres est très grave. La jeunesse cubaine actuelle a grandi dans une crise constante et, dans sa grande majorité, elle est attirée par la consommation de type capitaliste qu'elle n'a jamais eu, sans se rendre pleinement compte que cette dernière n'est pas assurée même aux Etats-Unis, où le fléau du chômage augmente.

A Cuba les salaires réels ont chuté de plus de 4%, et même si le transport urbain – qui compliquait la vie de tout le monde – s'est quelque peu amélioré: toutefois, la pénurie d'aliments et leur peu de variété, la grave crise du logement, le bureaucratisme et une presse officielle qui est une insulte quotidienne à l'intelligence et à la culture des Cubains subsistent.

Cette jeunesse ressent donc un sourd désenchantement. Une partie minoritaire, plus active et consciente, utilise le champ culturel pour discuter et s'ouvrir des espaces de création et de politique; une autre partie, très restreinte, s'engouffre dans la délinquence des villes; le gros de la jeunesse cherche à survivre comme il le peut, en «inventant». Et même si elle ne cesse pas d'être antiimpérialiste et de défendre la souveraineté nationale, elle s'éloigne de la politique et souhaite augmenter sa consommation dans tous les domaines, du nécessaire au superflu, car elle ne conçoit pas des besoins alternatifs.

Les divergences qui ont éclaté dans le gouvernement et le parti ont démontré l'existence de différentes «âmes» ou opinions qui s'opposent, même s'il n'y a pas de débat ouvert. En fait, elles ne font qu'exprimer les oppositions entre les secteurs ruraux et urbains, entre la jeunesse et les adultes formés pendant la période antérieure à la crise de la décennie des années 1990, et entre les Cubains ordinaires [sans privilège] et la bureaucratie.

Comme le parti est unique, toutes ces pressions se concentrent en son sein, et des tendances sont en voie de formation. Actuellement c'est l'alliance entre la classe bureaucratico-militaire et conservatrice qui gouverne, elle est majoritaire dans le parti. Les volontaristes de l'appareil inspirés par l'exemple de Fidel et de Chavez, ainsi que les partisans d'une démocratisation autogestionnaire et des conseils de la vie politique cubaine comme base pour une réorganisation économique devront beaucoup ramer à contre-courant.

Les forces armées ne peuvent pas gouverner l'économie avec leurs méthodes. Il est possible d'organiser militairement l'approvisionnement des villes, en choisissant des zones productives à proximité de celles-ci, en envoyant des soldats labourer et récolter, et en mobilisant les transports militaires pour affréter la production. Mais la production et la productivité des paysans actuels et de ceux qui reviennent à la campagne ne peuvent augmenter que s'ils obtiennent des prix rémunérateurs, s'ils sont protagonistes des décisions sur ce qu'il convient de produire et si on diminue les blocages bureaucratiques qui pèsent sur eux.

Par ailleurs, il est évident que les terres ne doivent pas être incorporées au marché, mais il est possible d'augmenter les marges pour le marché de leurs produits, en les soutenant ponctuellement, ce qui augmenterait la quantité, la qualité et la variété des produits alimentaires dans les marchés urbains. On peut faire de même pour les logements, si on fournit à des groupes de travailleurs les matériaux, les fonds et l'appui technique pour l'autoconstruction de leurs maisons ou pour leur amélioration.

Le plus grand problème à Cuba réside dans le fait qu’a gagné la tendance qui veut centraliser le pouvoir moyennant un Etat fort qui prenne appui sur les forces armées, qui contrôle le parti, en l'asphyxiant et en le soumettant à ses besoins, et en annulant la vie démocratique de base. Cette tendance, comme au Vietnam ou en Chine, veut une ouverture au marché, mais avec la main étatique sur le frein et en canalisant le processus.

Comme la crise économique équivaut à une guerre, cette tendance répond avec des méthodes de centralisation militaire et n'envisage même pas la possibilité de faire des tentatives d'expériences autogestionnaires, de permettre que dans certains secteurs les producteurs consommateurs déterminent leurs besoins prioritaires librement et élaborent leurs plans de production et de distribution, ou qu'ils pratiquent une démocratie de base avec une autonomie par rapport aux appareils de l'Etat et du parti.

C'est la raison pour laquelle nous allons vers une «institutionnalisation» plus importante, comme le dit Raul Castro, et non vers une démocratisation;  vers un renforcement à la fois du marché et des contrôles pour contourner la crise, et non vers un approfondissement de la lutte pour le socialisme. C'est ce qu'à mon avis révèle le cas Carlos Lage-Pérez Roque, d'abord des «camarades», puis des «indignes», et maintenant, à nouveau, des «camarades» (mais de la base), dans un mouvement de tirer-relâcher qui n'en finit plus. Le stalinisme n'a rien à voir avec ce qui se passe à Cuba; et encore beaucoup moins, le socialisme. (Traduction A l’Encontre)

* Cet article a été publié, en deux fois, dans le quotidien mexicain La Jornada, les 15.3.09 et 22.3.09. G. Almeyra enseigne à l’UNAM (Mexico).

(13 avril 2009)

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