Cet entretien avec Sam Farber a été fait par Anthony Arnove et Ahmed Shawki. Sam Farber est né et a grandi à Cuba. Il est l'auteur de nombreuses études sur Cuba et termine à l'heure actuelle un ouvrage sur les origines de la Révolution Cubaine, qui sera publié aux éditions de l'Université de Caroline du Nord. Il est aussi membre du comité de rédaction du journal socialiste Against the Current. Cette version de l'entretien est plus longue et plus complète que celle imprimée dans Internationalist Socialist Review, juillet-août 2004.
Que peux-tu dire de la dollarisation rampante de l'économie cubaine ?
Farber: Il y a toujours eu, à un degré ou à un autre, une économie dollarisée clandestine à Cuba. Mais elle était légalement, et dans la réalité, fortement réprimée. Si tu étais un trafiquant significatif en dollars, tu pouvais t'attendre à de gros ennuis en cas d'arrestation. Cela changea en 1993, quand la crise économique née à la fin des années 1980 et début 1990 avec l'écroulement du bloc soviétique a mis le pays dans une situation critique, avec une chute dramatique de l'activité économique et même l'éclatement de maladies dues à une grave sous-alimentation. C'est à ce moment que le gouvernement décida de libéraliser l'économie. L'un des aspects de cette libéralisation fut la légalisation de la possession de dollars. Concrètement, le gouvernement ouvrit partout à Cuba des offices de change d'Etat qui paient au cours de change du jour, liquidant ainsi le marché noir. Puisqu'il est maintenant légal d'avoir des dollars et que le gouvernement paie au cours du jour, il n'y a pas de spéculateurs dans la rue, comme c'était le cas dans les pays est-européens avant la chute du Communisme.
Ce changement, à son tour, encouragea les Cubains de l'étranger à envoyer des sommes d'argent plus importantes à leurs proches restés au pays. Ce qui avait été prévu par la stratégie du gouvernement. Mais en même temps, cela a contribué à aiguiser les inégalités à Cuba. Et ce, selon des clivages particuliers. Les travailleurs manuels de l'intérieur du pays, en particulier les Noirs, ont moins de chances d'avoir des proches à l'étranger. Mais si tu es un travailleur manuel capable de rendre un certain type de services, comme ceux de plombier, de menuisier, de mécanicien auto ou de conducteur de taxi, alors tu peux gagner des dollars en échange de tes services. Dans la même logique, des travailleurs plus intellectuels [qualifiés de travailleurs des professions libérales et/ou intellectuelles dans les pays occidentaux], qu'ils soient médecins, chercheurs en sciences humaines et sociales, ou enseignant-e-s et professeur-e-s, qui travaillent par définition pour l'Etat, sont payés en pesos, et n'ont pas d'accès à des dollars. Ainsi un chauffeur de taxi de La Havane se fera beaucoup plus d'argent qu'un médecin généraliste. A moins que ce médecin ait des proches en Floride, il vivra chichement.
Cela fait qu'il y a un grand nombre de personnes mécontentes à Cuba, dans toutes les catégories sociales et groupes ethniques. Mais si tu es un travailleur du sucre, et en particulier si tu es Noir, tu as plus de chances de t'en sortir plus mal que le travailleur blanc bien formé qui a plus de chances d'avoir de la famille à l'étranger.
Et l'industrie touristique, comment marche-t-elle ? Est-ce qu'on est payé en pesos ou en dollars, et qui est-ce qui paie ?
Les accords de partenariat [«joint-venture»] se sont développés à Cuba, et un accord de partenariat veut dire grosso modo que l'Etat cubain et les investisseurs étrangers sont partenaires à 50-50 dans une entreprise commune. La loi autorise d'autres formes d'investissement étranger, mais elles sont peu répandues. De loin la forme typique d'investissement à Cuba est 50-50. Un élément important des accords de partenariat, comme ceux dans le tourisme, est que le gouvernement maintient un monopole de l'emploi, avec des syndicats totalement contrôlés par l'Etat. Ainsi, si tu es par exemple la compagnie Tryp, une entreprise touristique de Catalogne qui gère l'hôtel Habana Libre (originellement construit comme le Havana Hilton à la fin des années 1950 avec le capital fourni par les fonds de retraite des travailleurs/-ses du restaurant), tu as un contrat avec le gouvernement pour gérer cet hôtel. Tryp doit engager ses travailleurs/-ses via le gouvernement. Tryp paie le gouvernement pour ces travailleurs/-ses en devises – dollars, livres sterling, ou ce que tu as – et de l'autre côté le gouvernement paie les travailleurs en pesos. Le gouvernement a libéralisé un petit peu, autorisant les travailleurs dans quelques secteurs à devises d'avoir une partie de leur salaire payé en devises. Mais le gros du salaire, si ce n'est sa totalité, est en pesos.
Toutefois, beaucoup de travailleurs dans le tourisme ont un contact direct avec des étrangers, et reçoivent bien sûr des pourboires. Dans l'ensemble, le gouvernement n'essaie pas de contrôler cela. Il serait très stupide s'il le faisait. On a donc là une source d'entrée de devises étrangères dans l'économie cubaine. Ensuite, il y a des gens à La Havane qui louent des chambres à des touristes. Ce sont des gens plus aisés qui ont le type de maison indispensable pour cela. Un nombre croissant de ces activités sont illégales. Comme le gouvernement tracasse toujours plus au niveau de la location de maisons, des petits restaurants appelés paladeres (papilles gustatives), et d'autres petites entreprises avec des impôts et des régulations tatillonnes, ces gens arrêtent d'enregistrer leur activité auprès de l'Etat et le font clandestinement. Ces petites entreprises trouvent plus facile et meilleur marché de corrompre les inspecteurs gouvernementaux que de se plier aux règles gouvernementales et aux impôts. En tous les cas, on a là une autre source d'entrée de devises étrangères. Personne ne le sait précisément, mais l'on estime qu'entre 40 et 60 pour-cent de la population cubaine a accès à des devises étrangères. Là encore, de manière très disproportionnée les Blancs ont plus de chances d'en toucher que les Noirs, les gens dans les grandes villes plus que les gens à la campagne, etc.
Cela pose le problème de la division entre la ville et la campagne, et les restrictions sur la mobilité des personnes en recherche d'emploi
Le gouvernement reste de loin le plus grand employeur à Cuba, même s'il y a aujourd'hui un secteur d'emploi privé qui était pratiquement inexistant jusqu'au début des années 1990 et qui est régulé de manière différente. En tous les cas, la grande majorité de la population trouve son emploi via le gouvernement, et évidemment ceci constitue un outil puissant de contrôle social et politique. Il y a aussi un contrôle gouvernemental des déplacements de population à la Havane. Cela date maintenant d'il y a plusieurs années et est justifié par le fait que la région métropolitaine de la Havane (comprenant environ 2 millions des 11 millions de Cubains) est dépassée par les besoins en espace, eau, électricité, transport, et autres éléments d'infrastructure urbaine. Cette situation de décomposition urbaine est réelle et n'est pas inventée par le gouvernement. Mais cette mesure démontre l'énorme pouvoir d'un gouvernement qui peut établir, et dans l'ensemble faire respecter, un contrôle formel de la population à la Havane. Tu ne peux pas simplement faire tes bagages et déménager à la Havane à moins que tu puisses prouver au gouvernement que tu as un emploi et un certain nombre de mètres carrés que quelqu'un met à ta disposition pour le logement.
Jusqu'à quel point toutefois la loi est respectée, jusqu'à quel point elle est contournée – ça c'est une autre question, parce que déjà de nombreuses années avant l'établissement de contrôles d'entrée à la Havane et je soupçonne que c'est toujours le cas depuis lors; il y a un grand nombre de migrants internes. De manière intéressante, ils utilisent le terme «Palestinien» - Palestinos – pour désigner cette population migrante. Par ailleurs, Palestino recoupe en partie l'origine ethnique puisque les Palestinos tendent à venir en bonne partie d'Oriente, la province la plus orientale de Cuva, qui est aussi la province avec la plus grande proportion de Noirs. Et la migration tend à aller d'Oriente vers l'Ouest, et est souvent – mais pas exclusivement – composée de Noirs.
Cela fait plus de 45 ans depuis la Révolution Cubaine. Comment caractériserais-tu les principales périodes et thèmes de l'ère de la révolution à l'imposition de l'embargo ?
On peut faire la périodisation selon des critères très différents. Et, évidemment, la lutte révolutionnaire contre Batista fut très brève. C'est ce qui est remarquable avec la Révolution Cubaine. Fidel Castro accosta début décembre, 1956 avec ses 82 hommes du bateau Granma – ce qui veut dire grand-mère – un bateau américain. Peu de progrès furent faits durant les six premiers mois. Puis, après mai 1957, les rebelles commencèrent à faire des progrès dans les montagnes de la Sierra Maestra. Une étape importante dans l'évolution de la lutte fut l'échec de la grève générale en avril 1958. A ce moment-là, un tournant très net fut réalisé pour subordonner la lutte de classe ouvrière et urbaine à la lutte de guérilla dans les collines. Che Guevara joua un rôle crucial dans ce tournant. C'est un aspect de la trajectoire du Che Guevara qui est, à mon avis, sous-estimé. Et il y a des questions politiques intéressantes qui pourraient être explorées concernant le Che. Par exemple, son soutien acritique à l'URSS au moins durant les deux premières années cruciales de la Révolution Cubaine, et ensuite son tournant contre l'URSS, mais pas sur des questions concernant la démocratie et le contrôle ouvrier.
Dans un temps très bref, après l'échec de la grève d'avril 1958, il y eut un tournant décisif à l'été de cette année, quand l'armée de Batista organisa une offensive majeure pour battre les rebelles dans les collines de l'est de Cuba. L'offensive échoua, et dès lors ça allait de mal en pis pour le régime Batista. Batista fuit le 31 décembre 1958 et les USA essayèrent d'organiser un coup militaire, mais le rapport de forces politiques du moment le rendit impossible. Ainsi les rebelles prirent le pouvoir le 1er janvier 1959. Castro mit en place un gouvernement civil – plus libéral que radical dans sa composition – pour une brève période. Ce gouvernement n'eut jamais vraiment le pouvoir ; contrairement à ce que certains prétendent, il n'y eut jamais de dualité de pouvoir à Cuba. C'est une mauvaise blague. Ce ne sont que quelques trotskystes qui essaient d'imposer mécaniquement le modèle de la Révolution Russe sur Cuba, ce qui ne marche pas du tout.
Ainsi Castro a toujours eu le pouvoir. Il choisit de se mettre en arrière pour des raisons tactiques. Ça n'a pas duré très longtemps. Il devint premier ministre en février 1959. Et en mai 1959 le gouvernement prit un pas décisif, l'approbation de la loi de réforme agraire. Ce fut un moment très important en termes de dynamiques internes avec la prise de position hostile de la classe supérieure et d'éléments de la classe moyenne à Cuba, et leurs éléments libéraux correspondants dans le gouvernement révolutionnaire, qui étaient presque tous hors de celui-ci à la fin de 1959. La réforme agraire marquait aussi un tournant majeur dans l'attitude des USA vis-à-vis du gouvernement cubain. De janvier à mai 1959 – je suis en train d'écrire un livre où j'ai un chapitre qui traite de cela – l'attitude du gouvernement US peut être décrite comme étant de «vigilance alarmée», et mettant le gouvernement cubain sous pression. Après mai 1959, il devenait ouvertement hostile, en décidant que le gouvernement cubain n'était pas réformable et devait être remplacé, même si pour l'instant ce devait se faire sans moyens violents. A l'automne 1959, les USA avaient commencé à préparer un renversement armé du gouvernement cubain. L'empire américain ne pouvait simplement pas tolérer un gouvernement anti-impérialiste et anti-capitaliste, surtout pas dans l'hémisphère occidental, le "jardin privé" des USA. Evidemment, les cercles dominants aux USA parlaient hypocritement de violations des libertés civiles et de la démocratie à Cuba, mais ce n'était qu'un paravent idéologique pour l'opinion libérale [au sens de l'opinion de gauche] aux USA, et non pas leur vrai souci, qui était la "perte" de Cuba: «Comment osent-ils nous défier, et en plus juste sur devant chez nous?»
Donc il y eut une période de radicalisation rapide, mais c'était sous l'influence du "vieux" parti communiste pro-Moscou et, plus important, celle de communistes sans parti tels Che Guevara et Raúl Castro. Rapidement, le modèle dominant de ce à quoi une "bonne société" devait ressembler était celui de l'URSS et d'Europe de l'Est, sans parler des innovations essentiellement stylistiques que la révolution cubaine a introduits. Quand je parle de modèle soviétique, je me réfère à l'Etat à parti unique qui règne sur une économie presque totalement nationalisée, des syndicats contrôlés par l'Etat, la police secrète, etc. Mais ne vous trompez pas, il s'agissait d'un gouvernement qui avait un large soutien populaire; alors que les décisions étaient toujours prises tout en haut. Ça a toujours été de haut vers le bas. Mais cela ne voulait pas dire qu'il était impopulaire.
Beaucoup de gens confondent soutien populaire et démocratie. Une chose c'est que la masse de la population soutienne quelque chose, mais c'est différent de quand ils soutiennent quelque chose qu'ils peuvent aussi contrôler, quand ils font leur propre histoire. Les gens à Cuba ne prenaient pas en charge les institutions, ne prenaient pas des initiatives, et ainsi de suite. Le système était très proche du système de caudillo, où le chef sait ce qui est le mieux pour tou-te-s. Fidel Castro affirme être un expert dans pratiquement tous les domaines, qu'il s'agisse d'élevage et d'agronomie, de sport, ou de biotechnologie et de stratégie et tactique militaires. Dans ce système, la "démocratie" voulait dire que les gens applaudissent et acclament lors de manifestations gigantesques. Je pense que c'est une farce d'appeler cela de la démocratie, en l'absence de discussion, du droit à l'organisation indépendante, de la menace de prison si tu te détaches trop du lot politiquement et idéologiquement, et avec une presse totalement contrôlée par le parti unique.
La radicalisation vers un modèle est-européen de socialisme avançait rapidement. Et à l'été 1960, l'industrie privée US sur l'île avait été nationalisée. Ces investissements US valaient entre $800 millions et $1 milliard en prix de 1960. Avant la fin de l'année, la plupart des industries appartenant à des Cubains avaient aussi été nationalisées. En d'autres termes, à la fin de 1960, deux ans après la victoire, l'économie était dans l'ensemble dans les mains de l'Etat cubain. Nous parlons donc d'un processus très rapide.
L'embargo US de l'économie cubaine commença en fait avec les premières mesures contre l'importation de sucre cubain à l'été 1960. Les relations diplomatiques furent coupées en janvier 1961, quelques jours avant l'entrée en fonctions de John F. Kennedy. L'invasion de la Baie des Cochons, soutenue par les USA, se déroula peu de temps après, en avril 1961. Kennedy aurait pu empêcher l'invasion, mais il choisit de la soutenir. En fait, durant la campagne présidentielle de l'automne 1960, Kennedy insistait encore plus sur la nécessité de renverser le gouvernement de Castro que Nixon lui-même. Tous ceux qui, comme Oliver Stone et d'autres, rêvent d'un Kennedy qui aurait changé la politique US à l'égard de Cuba cachent en fait la réalité que Kennedy tout comme Nixon, Démocrates comme Républicains, soutenaient tous les mêmes sales politiques impérialistes à l'encontre de Cuba. Même le grand héros libéral Adlai Stevenson défendit la politique cubaine des USA en tant qu'ambassadeur de Kennedy aux Nations Unies.
Après l'échec de l'invasion d'avril 1961, il y eut la crise des missiles de 1962. Au niveau de l'économie cubaine, il y eut "l'offensive révolutionnaire" de 1968, lorsque même les plus petites entreprises furent nationalisées. Je veux dire qu'on est train de parler là de la nationalisation des petits magasins dans les coins des arrêts de bus, ce que les Cubains, le reste des Caraïbes hispaniques et New York appellent bodegas. Ainsi, à la fin des années 1960, on avait une économie presque totalement nationalisée.
En ce qui concerne ce qu'on appelle l'institutionnalisation de la révolution – le premier Congrès du Parti Communiste et l'adoption d'une constitution n'eurent lieu qu'au milieu de la décennie 1970. Le Parti Communiste ne fut en fait formé qu'au milieu des années 1960, après que les changements sociaux et économiques fondamentaux ont déjà été réalisés. Les années 1970 furent probablement celles de la plus grande prospérité durant la période révolutionnaire. Je ne pense pas qu'il y ait là un lien de cause à effet. Ce fut juste une coïncidence que le prix du sucre, dû à la situation alors de l'économie mondiale, fut à son niveau le plus élevé. Il monta jusqu'à plus de 60 cents par livre, alors qu'il est à l'heure actuelle autour de 8 cents par livre. Ainsi, la période des vaches grasses – comme on dit à Cuba – fut celle des années 1970.
Dès 1979, une mauvaise année, les problèmes économiques commençaient à émerger. C'est important de souligner cela, puisque de sérieux problèmes économiques sont apparus avant l'écroulement du bloc soviétique à la fin des années 1980, début années 1990. Ainsi, par exemple, Cuba arrêta de payer sa dette extérieure en 1986, et a dû emprunter depuis de l'argent à des taux d'intérêt exorbitants pour financer la plantation de sucre et d'autres activités. Les années 1970 et le début des années 1980 furent la période où Cuba adopta les méthodes soviétiques de planification économique, après que les précédentes "incitations morales" et méthodes guévaristes, fortement centralisées, eurent échoué dans leurs ambitions grandioses et, en tout cas, ils furent réprouvés par les planificateurs soviétiques.
En 1986 le modèle soviétique connut lui aussi de sérieux problèmes et Fidel Castro s'en débarrassa et essaya de mettre en ?uvre sa "campagne de rectification" néo-guévariste, mais cela ne dura pas très longtemps, puisque, évidemment, il y eut l'implosion du bloc soviétique et de l'URSS, et le début de ce que le gouvernement cubain appela "la période spéciale en temps de paix", qui correspond en réalité aux années 1990. Je suppose qu'on est toujours dans la "période spéciale en temps de paix".
Beaucoup de supporters de la révolution soulignent les acquis en termes d'éducation et de soins médicaux comme raisons pour soutenir le gouvernement cubain. Des critiques rappellent le fait qu'avant la chute de Batista Cuba était déjà en avance en ces domaines sur les autres pays d'Amérique Latine. Comment décrirais-tu les gains qui ont été réalisés dans ces deux domaines, relativement au reste de l'Amérique Latine?
Je vais commencer en disant que depuis les années 1990 ces systèmes connaissent une crise grave. Factuellement il est indéniable que si cette crise avait eu lieu dans un autre pays d'Amérique Latine, elle y serait vraisemblablement plus grave qu'aujourd'hui à Cuba. Le fait est que c'est un système centralisé et bureaucratique qui a rendu possible d'assurer un niveau minimum de couverture pour tou-te-s malgré la crise. J'étais à Cuba en janvier 2000. J'y ai visité le lycée public que j'avais fréquenté avant la révolution, et c'était épouvantable. Quand je l'avais visité en décembre 1979, l'école était dans un état nettement meilleur – elle avait même été récemment repeinte. Mais en 2000, elle était dans un état de délabrement terrible. Dans les hopitaux, il y a une pénurie de médicaments, et les patients doivent amener leurs propres draps. Ici il ne s'agit pas d'abord de désigner des coupables, mais d'être objectif. Si on veut parler des responsabilités, on pourrait les attribuer en partie au blocus criminel des USA et en partie au gaspillage et à l'inefficacité inhérents à un système bureaucratique centralisé et dictatorial.
Il est certainement vrai que le point de départ à Cuba était beaucoup, beaucoup plus élevé que dans d'autres pays moins développés. Prenons l'alphabétisation, par exemple. A Cuba, environ 70 pour-cent de la population savait lire et écrire avant la révolution. Mais, et c'est important, il y avait une grande différence entre la campagne et la ville. C'est commun aux pays moins développés, mais cela prit une forme particulièrement nette à Cuba. Si l'on prend le dernier recensement prérévolutionnaire de 1953, le ratio de population urbaine à rurale était de 57 contre 43 pour cent. Donc on n'est pas en train de parler de la Russie ou de la Chine prérévolutionnaires, rien de cela. C'est vrai que le critère de "l'urbain" était un peu trop large: toute ville de plus de 2000 personnes. Mais tout de même, environ un tiers de la population habitait à La Havane ou dans d'autres grandes villes. Donc nous parlons d'une population largement urbaine, contrairement à la Chine ou même la Russie, avec environ 20 pour-cent de citadins à la veille de la révolution de 1917.
Donc, quand on considère le taux d'alphabétisation de 70%, il cache en fait un analphabétisme de masse à la campagne et un analphabétisme beaucoup plus faible dans les villes. Et lorsqu'il y a eu la révolution, l'illettrisme était très largement un problème rural. On n'a pas beaucoup entendu parler de volontaires citadins allant dans les bidonvilles de La Havane pour enseigner la lecture et l'écriture, même s'il y avait aussi des illettré-e-s dans les bidonvilles. L'image des premières années de la révolution était celle de personnes qui allaient à la campagne pour enseigner la lecture et l'écriture aux paysans, parce que l'illettrisme y était un problème majeur.
Il y a donc ce phénomène de développement inégal que Léon Trotsky a si brillamment développé dans son Histoire de la Révolution Russe. Il était extrêmement prononcé à Cuba. Regardons les médias. Cuba était l'un des premiers pays de l'Hémisphère Occidental à introduire la télévision à grande échelle. Quand j'entends Gil Scott Heron [chanteur noir américain dont les oeuvres s'inscrivaient pleinement dans le mouvement de libération des Noirs aux USA] chanter que «la révolution ne sera pas télévisée», eh bien, la Révolution Cubaine fut télévisée. Et pas simplement en ce qui concerne les classes moyennes. C'est pour une large partie de la population, notamment dans les villes, qu'elle était télévisée.
De même pour les soins médicaux: les médecins et les fournitures médicales étaient très concentrés à La Havane et dans les autres grandes villes. Donc une bonne partie de la révolution dans les soins médicaux consistait en l'extension des infrastructures médicales à la campagne, faisant de Cuba une société intégrée, réduisant le fossé entre ville et campagne, tout en attaquant les inégalités de classe quant à leur accès. Mais il y avait vraiment un très grand fossé – et il y en a toujours un – à Cuba. Evidemment, la distribution de la population a changé, puisque nous parlons maintenant d'une population urbaine encore plus importante, plus de 70 pour-cent de la population totale.
En comparaison avec d'autres pays latino-américains, Carmelo Mesa-Lago, le principal économiste Cubain en exil, a écrit un livre comparant Cuba, le Costa Rica, et le Chili. Il montre que le Chili et le Costa Rica sont très semblables à Cuba en termes d'alphabétisation, d'accès aux études supérieures, de mortalité infantile, d'espérance de vie, mais Cuba s'en sort mieux en termes d'égalité de revenus et de richesses. Evidemment, la question c'est: quel type de sociétés sont le Chili et le Costa Rica ? Par exemple, ils n'ont pas la composition raciale que connaît Cuba. Donc la comparaison ne dit pas tout. Ce qui frappe concernant Cuba c'est que l'alphabétisation s'y étendit à la campagne en des temps très courts – c'était une campagne politique massive. De même avec les soins médicaux. Mais beaucoup de ces acquis sont mis très fortement sous pression depuis les années 1990 – très fortement sous pression. Et les soins médicaux en particulier ont souffert même plus que l'éducation, parce qu'ils demandent des investissements en biens de production beaucoup plus importants.
Parmi les partisan-e-s de la révolution il y a des personnes qui affirment que les améliorations dans les domaines de la santé et de l'éducation sont des indicateurs d'une dynamique vers une société plus égalitaire – peut-être une société socialiste.
Les changements que je viens de décrire doivent clairement être salués. Ce serait ridicule de le nier simplement parce que je suis un opposant au parti et au gouvernement actuellement au pouvoir à Cuba. Par ailleurs, nous ne parlons pas de la révolution comme d'une abstraction, mais d'un homme au pouvoir depuis plus de 45 ans. Je n'arrive pas à voir ce qu'il y a de démocratique, collectiviste ou socialiste là-dedans. Parce que, tu sais, il y a une autre solution de facilité. Le régime et ses supporters, notamment à l'étranger, parlent d'une révolution. Mais une révolution est une entité abstraite à ce niveau. Au lieu de cela, nous sommes en train de parler d'un tout petit groupe de personnes qui prennent toutes les décisions importantes à Cuba. Je suis un opposant à ces gens, et non pas à la révolution comme proposition générale et abstraite. Mais je pense que c'est important d'être objectif et honnête, surtout quand il y a des contorsions et des mensonges ouverts qui ont pour but de justifier le blocus économique et d'autres politiques US, tu sais, qui doivent évidemment être combattus. Et il me semble que dans d'autres sociétés, une crise comme celle que connaît Cuba actuellement aurait des effets encore pires, simplement du fait de l'existence d'une autorité centrale bureaucratique qui distribue les ressources avec un minimum de résultats, même après avoir pris en compte l'énorme gaspillage et inefficience qui va de pair avec la bureaucratie.
Mais il y a un gros problème lorsqu'on compare l'inégalité dans les pays capitalistes avec celle dans le type de sociétés que les Etats Communistes représentent. Tant qu'on utilise une analyse de classe pour ces sociétés je m'en fiche si on les appelle capitalistes d'état ou collectivistes bureaucratiques ; c'est un débat de troisième zone pour moi. Tant qu'on comprend que les gens au pouvoir créent de nouvelles classes dominantes, le reste de l'argument est d'une importance nettement moindre. (En fait, au niveau de la qualité prédictive de ce qui s'est passé en Union Soviétique ou en Europe Orientale, je pense que ni la théorie du capitalisme d'Etat, ni celle du collectivisme bureaucratique étaient un tant soit peu près de ce qui s'est passé.) Mais si par hasard tu penses que Cuba est dans un certain sens une société progressiste, et qu'il n'y a pas de classe au pouvoir, alors nous ne sommes pas d'accord. Nous serons d'autant moins d'accord si tu interpelles les gouvernants cubains d'une manière apologétique, acritique et ce, quelle que soit ta pensée concernant l'existence d'une classe dominante là-bas.
Mais le problème de la comparaison de l'inégalité dans les pays capitalistes et les Etats communistes, c'est que l'inégalité dans ce type de société n'est pas seulement exprimée à travers le montant de ton revenu et de ta fortune, mais à travers l'accès – ton droit d'accès. La grande majorité de la population n'a pas accès à des biens indispensables qui sont distribués de manière administrative, politique, extra-économique. La possibilité de voyager, par exemple, n'est pas du tout d'accès égal pour la plupart des Cubains. Et avant le développement de l'économie dollarisée dans les années 1990, pour obtenir certains biens, c'était une question d'accès politique à ces biens. Maintenant, la dollarisation de l'économie introduit une nouvelle dimension à l'inégalité à Cuba, tout en réduisant en même temps le monopole politique du régime sur l'accès à beaucoup de bien. Donc en fait c'est une situation très contrastée.
Y a-t-il des magasins spécialisés pour les responsables du parti, comme il y en avait en Europe de l'Est et en Russie ?
Certainement, et il y a aussi des cliniques spécialisées pour l'élite politique. Par ailleurs, presque tout l'investissement étranger à Cuba est sous la forme de partenariats. Et ça veut dire qu'il y a des gens du côté cubain qui sont les partenaires des investisseurs étrangers. Le plus important à ce niveau est l'armée, qui est impliquée dans des partenariats substantiels dans le secteur touristique.
Un événement très important vient juste de se produire récemment, et il est, pour moi, annonciateur des développements futurs. Le ministre cubain du tourisme, qui est un civil, vient d'être remplacé récemment par un officier de l'armée qui était à la tête de Gaviota [hôtel de luxe]. Donc l'homme qui était à la tête des affaires touristiques de l'armée gère maintenant tout le secteur touristique de l'économie. La même chose s'est passée il y a quelques années dans l'industrie sucrière quand un général a été nommé pour diriger ce très important secteur de l'économie.
Il y a d'autres entreprises semi-privées, semi-publiques qui sont gérées du côté cubain par des managers qui, à mon avis, vont jouer un rôle clé dans toute transition future à Cuba. Il s'agit de Cubacel, Etecsa, Cubalse, et beaucoup d'autres. Il y a tout un tas d'acronymes qui sont les noms des entreprises partenaires. L'une des plus grandes plantations d'agrumes du monde est située au centre de Cuba et appartient à un partenariat cubano-israélien, la même compagnie qui possède le Miramar Trade Center à La Havane, le plus grand complexe de bureaux de l'île. C'est assez paradoxal puisque Israël n'a pas de rapports diplomatiques avec Cuba depuis les années 1970 et c'est l'un des deux, trois pays qui continuent à soutenir les USA lors du vote annuel des Nations Unies condamnant le blocus de Cuba. Je pense que Fidel Castro, pour assurer sa survie, a ouvert la boîte de Pandore, puisque les cadres cubains qui sont censés travailler pour l'Etat cubain sont en même temps en train de nouer des liens avec du grand capital international. Et il y a des entreprises américaines qui voudraient très volontiers s'y joindre. Ça soulève une autre question sur l'exportation massive de nourriture ces trois dernières années, sous forme de produits agricoles ou déjà manufacturés, vers Cuba. On parle là de centaines de millions de dollars de produits, notamment du Midwest [des USA] et embarqué au port de la Nouvelle Orléans. Donc là aussi, les partenariats sont déjà en train de créer un groupe de personnes qui seront des acteurs de premier plan une fois que Fidel Castro aura passé la main. Pendant ce temps, Fidel Castro ne permet pas à ces gens, ni à personne d'autre d'ailleurs, de mettre en avant ouvertement leurs perceptions et perspectives. En d'autres termes, les divergences sont écartées, mais ça ne veut pas dire qu'elles sont éliminées. Je ne crois pas que Raúl Castro sera dans la position d'avoir le pouvoir, l'influence et le prestige de son grand frère pour empêcher les groupes d'intérêt de s'organiser politiquement. Par ailleurs, il y a des raisons de croire que Raúl Castro lui-même est fortement orienté vers ce qui pourrait être appelé le modèle chinois – c'est-à-dire la répression politique combinée avec une plus grande ouverture aux entreprises capitalistes.
Que peux-tu dire sur les droits politiques à Cuba ?
Si tu mets en avant des idées indépendantes, tu vas avoir des problèmes à Cuba. Je connais personnellement des personnes qui ont été envoyées en programmes d'échange académique à l'étranger et qui ont eu des problèmes quand ils sont rentrés à Cuba à cause de choses qu'elles ont dites publiquement qui s'écartaient de la ligne du parti. Et il ne s'agissait pas là d'opposants au régime, simplement de personnes indépendantes d'esprit. Donc c'est un régime politiquement oppresseur. Si tu n'es pas quelqu'un de politique et que tu baisses la tête simplement pour survivre d'un jour à l'autre, alors c'est peu probable que tu aies un quelconque problème sérieux à Cuba. Mais un penseur politiquement conscient mais indépendant – je ne suis même pas en train de parler d'un opposant – aura tôt ou tard des problèmes à Cuba, à moins bien sûr qu'il n'accepte les limites imposées par le régime.
Qu'est-ce que tu entends par «problèmes» ?
Ça peut vouloir dire toute une série de choses, qui vont de l'interdiction de voyager à l'étranger – typiquement une interdiction de cinq ans imposée par le parti, et non par les autorités judiciaires – jusqu'à être rétrogradé et perdre son emploi, ou pour le moins de ne pas pouvoir être promu pour cause de «mauvaises» attitudes politiques, ce qui comprenait jusqu'en 1991 l'engagement dans des activités religieuses. Il faut avoir à l'esprit les conséquences très sérieuses qui découlent d'un licenciement par l'Etat, le principal employeur du pays, et qui était pratiquement le seul jusqu'à il y a une dizaine d'années. Si tu deviens un opposant actif ou un dissident, alors tu cours un certain nombre d'autres risques, y compris bien sûr l'emprisonnement. Il y a quelques années, le gouvernement avait l'habitude d'organiser des actos de repudio – actes de répudiation – où des gens se rassemblaient «spontanément» et lançaient des pierres aux maisons de dissidents. J'ai écrit un article pour Against the Current en 1983 dans lequel je faisais la liste de quelques-uns des groupes qui avaient été supprimés au cours du temps. Cela allait de supporters des Black Power à des communistes pro-soviétiques, pro-Moscou. Le petit groupe de trotskystes cubains [un groupe idéologiquement lié dans les années 1950-60 au courant trotskyste argentin dont la figure de proue était le militant syndicaliste Posadas; ces militants trotskystes ont eu une activité syndicale; ils ont été réprimés; puis libérés] était en prison durant plusieurs années après que leur littérature et leur imprimerie furent saisies par le gouvernement. Ils furent finalement relâchés à condition d'arrêter toute activité politique indépendante. C'est un cas exemplaire. On leur dit quelque chose du genre, «Nous savons que vous n'êtes pas des contre-révolutionnaires, mais on ne peut pas vous autoriser d'agir de manière indépendante. Donc on vous laissera sortir si vous promettez de restreindre vos activités aux organisations officielles existantes approuvées par l'Etat.» Ils n'avaient pas d'autre choix que de respecter leur part de l'accord, et on les a laissés tranquilles depuis lors. Mais ils ne peuvent pas s'organiser de manière indépendante. C'est ça la question, qui est évidemment bien plus importante encore lorsqu'il s'agit de la capacité de travailleurs/-euses, femmes, Noirs, gays, et autres de créer leurs propres organisations.
Ce qui m'ennuie depuis des décennies ce sont les gens progressistes à l'étranger qui ne toléreraient jamais de telles interdictions dans leur propre société, mais qui regardent très volontiers ailleurs – s'ils n'applaudissent pas – quand il s'agit de Cuba. Je trouve cette attitude soit cynique soit moralement et politiquement lâche et irresponsable.
Qu'en est-il du statut des Noirs, des femmes, et des gays à Cuba ?
Prenons d'abord la question de la race. Depuis les années 1990, les Noirs cubains ont eu des problèmes spécifiques puisqu'ils tendent à être, bien sûr, beaucoup plus pauvres, et à avoir un accès moins probable aux dollars. Donc comme groupe ce sont les Noirs ont souffert le plus dans la période après l'effondrement du bloc soviétique.
La politique du gouvernement cubain peut être définie, en termes américains, comme daltonienne [littéralement «aveugle aux couleurs»], vraiment daltonienne et non pas «comme si» [comme on prétend qu'elle l'est aux USA]. Ils n'ont pas une politique préférentielle pour les Noirs [discrimination positive]. Les Noirs ont profité de cette politique daltonienne dans le sens que la ségrégation dans certains types d'emplois et l'accès aux plages et autres espaces publics ont été éliminés dans les premières années de la révolution. Puisque les Noirs constituaient une partie disproportionnelle des Cubains pauvres, ils ont profité des mesures prises en faveur des pauvres, en particulier au niveau de la santé, de l'accès à l'éducation supérieure, etc. Le résultat est qu'il y a, proportionnellement, beaucoup plus de Noirs dans des positions d'influence et de pouvoir qu'il n'y en avait avant la révolution.
En même temps, toutefois, l'absence d'une politique préférentielle pour les Noirs dès le tout début de la révolution a eu un effet très net et négatif. Les plus hauts niveaux de gouvernement sont toujours largement blancs, bien au-dessus de la proportion de Blancs dans la population dans son ensemble. Un récent article de Henley C. Adams dans la Latin American Research Review (Février 2004) documente en détail la proportion relativement modeste de Noirs dans le Bureau Politique et le Comité Central du Parti Communiste Cubain, tout comme au conseil des ministres et parmi les hauts gradés de l'armée. Je regarde les photos qui sont publiées dans Granma et quand ils rendent compte de congrès scientifiques cubains, je vois relativement peu de visages noirs. Mais quand je regarde les photos de joueurs de base-ball et de boxeurs, ils sont pratiquement tous Noirs. D'autres sports comme la natation sont largement blancs. Donc ça commence à être un peu comme aux USA.
Est-ce que ce racisme est simplement un problème d'éducation et d'attitude, comme le prétendent beaucoup de supporters du régime cubain ? Non, c'est beaucoup plus que cela, puisque c'est enraciné dans la position inférieure et inégale que les Noirs occupent toujours dans la société cubaine.
L'oppression des gays a connu des améliorations ces dernières années, à cause de la libéralisation – culturelle, non politique – qui s'est déroulée à Cuba. Et il y a quelques magazines intéressants qui sortent de Cuba – La Gaceta de Cuba publiée par UNEAC, le syndicat des écrivains et des artistes, et Temas, publié par un centre de recherche. Malheureusement, ces magazines sont à destination exclusive d'un lectorat d'élite d'intellectuels, chercheurs en sciences sociales, artistes, mais ils ont publié des articles et même des couvertures sur des thématiques gays sous un angle sympathisant et bienveillant.
Il y a eu aussi une certaine détente sur la question des malades du SIDA. Comme tu le sais, le gouvernement cubain avait par le passé imposé la mise en quarantaine forcée des malades du SIDA.
Est-ce que ça veut dire que les gays à Cuba dans leur ensemble peuvent vivre ouvertement et librement ? Non. Là encore, la question centrale est que ni les gays, ni les Noirs, ni les femmes, et en aucune façon les travailleurs, ne peuvent s'organiser indépendamment des organisations d'Etat officielles.
Je viens de lire il y a quelques jours que la fille de Raúl Castro avait proposé un amendement à la constitution cubaine pour garantir l'égalité des droits pour les gays. Ne retenez pas votre souffle, mais on verra.
Il y a malheureusement beaucoup moins à dire sur la question des femmes. La très officielle Fédération de Femmes Cubaines (FMC), dirigée par Vilma Espín – l'ex-femme de Raúl Castro – continue de monopoliser l'organisation des femmes. Le résultat c'est que les femmes cubaines sont aujourd'hui malheureusement loin derrière le développement organisationnel et politique des mouvements de femmes en Amérique Latine et pratiquement partout dans le monde.
Jusqu'à quel point l'économie cubaine dépendait-elle de subsides de l'URSS ? Et que s'est-il passé avec le coût de ces subsides ?
Dans mon interview sur Cuba dans la revue New Politics (été 2003), je soulignais que le marché mondial n'est pas un phénomène naturel, mais plutôt un arrangement social basé sur des réalités objectives – la loi de la valeur avec toutes ces implications. C'est un arrangement très puissant et écrasant, mais ça reste un arrangement social par rapport auquel il y a potentiellement un arrangement social alternatif – c'est-à-dire un socialisme international démocratiquement planifié. Donc, quand nous parlons de subsides, nous parlons dans le cadre d'un marché mondial réellement existant. Selon les critères du marché mondial, il y avait évidemment des subsides massifs de l'URSS pour l'économie cubaine. Il y a deux enjeux là. Le premier est celui de l'équité – ce que les gens devraient payer pour des produits agricoles manufacturés comme le sucre, et l'autre est celui du marché mondial, qui n'a rien à voir avec l'équité et la moralité.
D'après les critères du marché mondial, l'économie cubaine était massivement subventionnée. Dans les années précédant l'écroulement du bloc soviétique, cela prenait souvent la forme de l'URSS échangeant du pétrole contre du sucre cubain. Ce pétrole était en trop grandes quantités pour pouvoir être entièrement consommée à Cuba, et était revendu contre des devises sur le marché international. En d'autres termes, il s'agissait d'un subside indirect à travers l'échange de pétrole pour du sucre, où Cuba revendait le surplus de pétrole à d'autres consommateurs. Depuis les années 1960 il y eut plusieurs voies par lesquelles l'URSS subventionnait l'économie cubaine, même s'il faut aussi savoir que l'URSS et les satellites d'Europe de l'Est se déchargeaient aussi à Cuba beaucoup de choses quasi sans aucune valeur.
Mais tu comprends le problème quand on utilise ce vocabulaire. Parce que dans quel contexte parlons-nous de subsides ? Nous sommes en train de parler dans le contexte évident du chaos capitaliste non-planifié de l'économie mondiale. Et, évidemment, une fois que cette «subvention» disparut, il y eut une crise économique massive à Cuba, avec une chute du PIB de plus de 35 pour-cent sur une très courte période. L'économie cubaine touchait le fond dans les années 1992-1994. Quand j'étais à Cuba en janvier 2000, l'une des choses frappantes et inattendues que je rencontrais c'était que tout le monde, quelle que soit son attitude à l'égard du gouvernement cubain, parlait de la période 1992-1994 comme d'une période traumatisante pour eux, de difficultés incroyables. C'est alors que les choses ont touché le fond et que des gens n'avaient parfois rien à manger. On m'a raconté des histoires terrifiantes. Un ami m'a raconté qu'il y eut des périodes où tout ce qu'il avait à manger c'était un morceau de chou blanc. Et il y eut des maladies, même une épidémie, à cause de la malnutrition.
L'économie cubaine a émergé un tant soit peu de cela, mais il n'y a certainement pas eu de rupture depuis en termes de performance économique. Je communique avec des gens à Cuba et c'est toujours un enjeu d'avoir assez à manger – non pas comme en 1992-1994 – mais c'est toujours un investissement majeur de temps et de ressources de rester suffisamment nourri. En particulier pour des gens que je connais en dehors de La Havane, il y a des coupures constantes. Il y a aussi souvent des coupures d'eau. C'est une vie très difficile. Et quelque chose qui m'impressionne énormément, et qui est central quant à la question de la transition, ce sont les frustrations énormes, en particulier des jeunes, qui ne voient rien changer. Et ils voient que – je les cite – "ma vie est gâchée parce que je ne vois pas d'éléments de changement dans le futur. Et je ne veux pas continuer à vivre comme ça pour toujours" – pénuries incessantes, privations, coupures de courant, détérioration des logements, énormément d'efforts pour se nourrir convenablement, coupures d'eau, voyages à répétition à l'hôpital pour avoir des médicaments promis, etc. Donc pour les jeunes la crise a eu un impact particulier qui pourrait être utilisé démagogiquement à l'avenir, de manière terriblement manipulatrice. Je suis assez préoccupé de cela comme étant un aspect particulièrement important dans la transition future après la mort de Fidel Castro. J'ai franchement une perspective pessimiste.
Es-tu pessimiste parce que tu ne vois aucune possibilité pour une alternative de gauche ou de la classe ouvrière au régime de Castro?
Le centre de gravité de l'éventail politique formé des dissidents à Cuba est très à droite du centre, même s'il faut savoir qu'ils sont un petit groupe marginal. Il n'y a là aucune différence d'avec l'URSS et l'Europe de l'Est à la fin des années 1980 et début des années 1990. Il y a deux petits groupes sociaux-démocrates. Et il y a des individus par-ci, par-là qui sont des gauchistes indépendants et il y a littéralement une poignée de trotskystes. Mais le tournant va se faire dans une direction pro-marché. D'ailleurs, la principale poussée pro-marché ne viendra pas des dissidents qui ont été injustement jetés en prison, mais des Boris Eltsine et Vladimir Poutine encore invisibles au sein du gouvernement cubain. Et bien sûr, le scénario clairement pessimiste que je prévois est que des sections déterminantes de l'armée qui sont partie prenante des partenariats avec le capital étranger arriveront à un accord avec au moins quelques secteurs du capitalisme cubain à Miami. Nous avons des précédents comme au Nicaragua. Si au Nicaragua, le président Chamorro et les autres éléments pro-capitalistes devaient se mettre d'accord avec l'armée sandiniste dirigée par Humberto Ortega, ce sera encore plus fortement le cas à Cuba, puisque l'armée cubaine est une institution bien plus développée et puissante que l'armée sandiniste ne l'ait jamais été.
Donc il y aura vraisemblablement une sorte de marché entre au moins quelques-uns des capitalistes cubains importants à Miami et les forces armées à Cuba. Et la forme que ça va prendre découlera du fait que ceux des forces armées de Cuba vont dire aux autres: "Vous êtes les bienvenus pour venir à Cuba et vous faire tous les dollars que vous pouvez, mais c'est nous qui menons la danse." Et je pense qu'une bonne partie des capitalistes américano-cubains à Miami, qui n'ont aucune racine à Cuba, puisque beaucoup d'entre eux sont nés aux USA, vont accepter ce marché.
Evidemment, je ne sais pas exactement quand ça arrivera. Et c'est sûr que j'espère que quelque chose de mieux arrivera à Cuba.
Pourquoi Miami ne dominerait-il pas une fois Castro parti?
Pour que les Cubains de Miami prennent en main Cuba, il faudrait une invasion US de l'île, ce qui impliquerait nécessairement l'engagement de centaines de milliers de troupes US. Le seul moment où une invasion US de Cuba a été sérieusement envisagée était durant la crise des missiles en octobre 1962. C'est important de souligner qu'à ce moment-là le Pentagone prépara une estimation pour la Maison Blanche qui indiquait qu'il y aurait une perte de 18'484 troupes US (morts, disparus, blessés), dont 4'462 le premier jour de l'invasion. Evidemment, les conditions technologiques et politiques actuelles modifieraient probablement cette estimation, mais ça donne une première idée de ce que cela impliquerait. Je n'exclus pas cette possibilité, mais je pense que c'est peu probable, sauf si une guerre civile et le chaos devaient éclater à Cuba, et que le gouvernement US prévoyait une grave crise de réfugiés à moins d'une intervention militaire sur l'île.
Ce que beaucoup de personnes de la gauche US n'arrivent pas à comprendre c'est que depuis l'écroulement du bloc soviétique, l'importance de Cuba aux yeux de Washington a drastiquement décliné. Ce qui rend cette question d'actualité c'est le poids électoral de l'Etat de Floride, équitablement partagé entre Républicains et Démocrates. En ce qui concerne la classe dominante US, elle en finirait demain avec le blocus et s'engouffrerait dans des investissements sur l'île pour que les Européens et les Canadiens n'aient plus où investir.
Comment interprètes-tu les récentes mesures de Bush de restreindre les flux vers l'île de Cubano-Américains et de dollars? Est-ce que c'est juste de la tactique politicienne pour les électeurs cubains de droite au Floride, ou y a-t-il quelque chose de plus là derrière? Comment vois-tu la réponse de Castro?
Tout d'abord, les récentes mesures de Bush sont monstrueuses et doivent être inconditionnellement dénoncées. Le fait qu'elles soient essentiellement, mais non exclusivement, électoralement motivées ne les rend pas moins exemplaires de l'arrogance impérialiste. J'ai dit depuis un certain temps que c'est sur la question des versements de fonds et des visites à Cuba que l'administration [Bush] frapperait Cuba et non par une invasion supposée que beaucoup de supporters de Castro à l'étranger ont évoquée pour faire chanter et faire taire les critiques du gouvernement cubain. Dans la même veine, Castro a entièrement raison de dénoncer ces mesures, mais utilise la menace d'une invasion supposée pour justifier la répression au pays. Le fait que l'invasion n'est pas sur la table ne veut pas dire que la gauche US doive être suffisante. Nous devons être vigilants et rapides dans nos protestations contre les efforts ininterrompus de cette administration, comme toutes les autres, de violer le droit à l'autodétermination de Cuba.