Raul Castro: transition (vers quoi) ou continuité?
Transition ou continuité ?
Haroldo Dilla Alfonso *
Au début de l’année 2007, le système politique cubain offre l’image confuse d’un ordre qui en même temps qu’il se recompose (se transforme), nie avec ferveur le fait qu’il est en train de le faire. Mais également, et de manière paradoxale, il fait l’opposé, c’est-à-dire qu’il avance justement là où son immobilisme est le plus patent. Une situation que Gramsci aurait qualifiée à très juste titre de morbide.
Autour de ce système, un jeu de slogans apparemment antithétiques s’articule – sur le thème de continuité versus transition – qui bouleverse tous les positionnements politiques de la rhétorique. Ainsi, tant la classe politique cubaine qu’une partie significative de l’intelligentsia de gauche latino-américaine – du moins ce secteur qui a choisi de défendre la révolution cubaine avec la même passion aliénante que celle d’un homme timide qui prendrait plaisir à un film porno – ont défendu l’idée de la continuité, du non-changement, de l’immobilisme. Alors que la droite conservatrice, elle, a préféré opter pour la transition vers le libéralisme, énoncé comme une démocratie, puis vers le capitalisme, qualifié en tant qu’économie de marché, ce qui lui a permis de se présenter comme étant le facteur de changement. Un contraste paradoxal qui, comme nous le verrons, parle indifféremment de la banqueroute de l’élite politique cubaine et de sa métamorphose post-révolutionnaire, de la stérilité politique des secteurs «fidélistes» de la gauche latino-américaine et du cynisme opportuniste de la droite.
Pour des raisons évidentes, je ne pourrai consacrer cet article à analyser tous les méandres de cette transition complexe. Plutôt que cela, j’opterai donc pour un objectif beaucoup plus modeste: discuter des conditions spécifiques dans lesquelles se reconstruit la «gouvernance» dans l’île à un moment particulièrement grave où le système est en train de perdre son centre ; dans ce sens, il s’agit d’étudier dans quelle mesure le système possède des «réserves socialistes» et quelles sont les possibilités réelles de survivance de ces dernières à l’heure du déclin de la Révolution Cubaine monumentale (historique). La thèse centrale de l’article est que l’unique manière de conserver ces contenus socialistes, c’est en générant des espaces autonomes d’organisation et d’action populaire, ce qui a été systématiquement réprimé par la structure bureaucratique et autoritaire du régime cubain.
Sur ce point, il est indispensable de clarifier ma position concernant la relation existant entre la réalité cubaine et la notion de socialisme en tant que système alternatif au capitalisme. Identifier le régime cubain avec le socialisme – le point de plus grand plaisir idéologique de l’intelligentsia «fidéliste» [par référence à Fidel Castro] – est une conclusion aussi incompatible avec le sens commun qu’avec l’idéologie socialiste elle-même. On pourrait argumenter qu’il existe des traits socialistes dans le système cubain, particulièrement dans la sphère de la distribution. Ou dire que la jeune Révolution Cubaine a été assiégée par la contre-révolution extérieure, par le sous-développement et par les propres «prétentions initiales et fondatrices» de la classe politique émergente. Tous ces arguments sont recevables et expliquent pourquoi nous nous trouvons face à une révolution modernisante, anti-impérialiste et à vocation socialiste qui n’a pas pu mûrir dans la dernière direction. Si la prémisse fondamentale du socialisme (et ce qui le convertit en une alternative potentielle au capitalisme) est la socialisation du pouvoir, et par conséquent l’émergence d’une nouvelle culture émancipatrice, alors il est difficile de définir le système cubain comme socialiste.
Les règles de la transition
En marge de la santé du président Fidel Castro [«ouvertement» depuis juillet 2006, avec un secret qui l’entoure], la transition cubaine a commencé il y a quelque temps déjà, et de fait, Cuba a commencé à vivre son ère Post-Castro avec Fidel Castro en pleines fonctions, «tenaillée» par la crise économique et par les exigences de l’insertion au marché mondial capitaliste. Le leader cubain et sa vieille garde ont pu manipuler des orientations, jouer avec les contrôles sociopolitiques et produire un discours schizophrénique qui parlait de «bourgeois solidaires» en même temps que l’on proclamait la mort comme unique alternative possible au socialisme [par référence au slogan: «le socialisme ou la mort»]. Mais tous ces gens n’ont pas été en mesure d’éviter la tendance principale: l’apparition tant du marché que d’un mécanisme autonome et relevant d’allocation des ressources économiques, comme de différentes formes de propriété, légales ou non.
L’effet de ce processus a été décisif dans la marche des événements et dans la configuration du modèle politique en place pour le futur national.
1° En premier lieu, le schéma de contrôle sociopolitique qui donnait à l’Etat et à la classe politique une condition presque monopolistique dans le maniement de l’économie s’est définitivement fendillée, que cela concerne la distribution d’emplois et de services, que dans la production idéologique et, par conséquent, dans l’administration de la mobilité sociale. Ce qui, en plus, pouvait les mettre dans une situation enviable d’autonomie par rapport au corps social dans la même mesure où la reproduction matérielle de la société dépendait plus des subsides soviétiques que de variables aussi élémentaires que la productivité et l’efficacité.
La classification monotone des emplois étatiques en une vingtaine de catégories a été substituée par une myriade d’occupations possibles, alternatives à l’emploi étatique ou complémentaires à celui-ci, et en relation avec les différentes formes de propriété qui ont commencé à émerger et à se répandre, sous des formes légales et illégales. Les envois d’argent par les émigrés cubains [pour l’essentiel depuis les Etats-Unis] quant à eux ont non seulement impliqué une source de vie autonome pour des millions de personnes (et donc d’inégalité sociale), mais ont signifié également une relégitimation de cette communauté émigrée en tant qu’autre acteur potentiel du complexe scénario insulaire.
2° En second lieu, cette ouverture partielle a motivé l’apparition d’un secteur technocratico-entrepreneurial. C’est un secteur hétérogène formé par des nouveaux gérants de firmes commerciales au régime de propriété mixte, des entrepreneurs du marché informel et illégal et d’administrateurs de grandes entreprises d’Etat dont les modes de vie, les aspirations et les modes opératoires ont peu à voir avec le citoyen commun austère et acquiesçant qui a été forgé par des décennies de planification sévèrement centralisée.
Même si c’est un secteur politiquement faible, on peut présumer que ses liens avec la politique lui confèrent des contacts comme des influences insoupçonnées et plus grandes que ce qu’une analyse politique formaliste pourrait montrer. En outre, sa localisation à des postes de commandement des activités économiques les plus dynamiques octroie à ce secteur un sceau d’ «indispensabilité» fonctionnelle par rapport à la reproduction du schéma du pouvoir politique. Finalement, ce groupe émergent possède une haute capacité de production idéologique dans la même mesure où sa propre vie montre à la population cubaine appauvrie que la clef de la réussite sociale est en relation directe avec le marché et le capitalisme international.
3° En troisième lieu, l’insertion de Cuba dans l’économie globale – même si celle-ci s’est produite avec réticence – a impliqué de sévères clivages autant dans le domaine sectoriel que spatio-territorial. Dans ce dernier sens, cette insertion a provoqué l’apparition de graves inégalités territoriales soit en redonnant vie à d’anciennes disparités, soit en en créant de nouvelles. Par conséquent, le pays vit un drame qui avait été en effet adouci par les politiques plus égalitaire de gestion du territoire (ce qui pouvait s’appuyer sur les ressources relativement abondantes provenant des subsides soviétiques). Cette inégalité se révèle aujourd’hui à travers la coexistence de zones hautement dynamiques, comme l’est la côte nord Havane/Matanzas, et de zones en franche dépression, au bord du collapsus écologique, comme la frange sud de l’est cubain. Autre conséquence, l’île est traversée par des flux migratoires qui ajoutent aux contradictions socio-économiques celles de nature ethniques, culturelles et idéologiques.
Pour une élite politique habituée à gouverner sans la moindre compétence et même à le faire de manière autonome par rapport au corps social grâce aux généreux subsides soviétiques, ce «chambardement» a été une potion amère qui, malgré la rhétorique, a toujours été considérée comme étant provisoire. Et le provisoire a paru prendre fin lorsque Hugo Chavez [président du Venezuela] est entré en scène avec sa révolution bolivarienne et surtout ses excédents pétroliers.
Le Venezuela a commencé à subventionner fortement l’économie de l’île, ce qui a semblé donner une énergie vitale au vieux leader cubain. Comme aux temps anciens de l’aide soviétique, Fidel Castro a alors commencé à orchestrer le retour à un système étatique centralisé et à faire marche arrière sur les maigres espaces d’ouverture économique qui avaient permis l’insertion cubaine dans l’économie mondialisée. En même temps, avec la décontraction que donne la combinaison lamentable d’omnipotence et de sénilité, le dirigeant cubain s’est occupé de dépenser l’argent dans des projets dont la viabilité est très douteuse (comme la dite révolution énergétique), d’apparaître durant des heures à la télévision pour parler de tous les thèmes du monde et de donner des conseils aux employées domestiques sur comment cuisiner les haricots noirs ainsi que de monter peu à peu un Etat parallèle au moyen de la dite «Bataille d’Idées», en recrutant des jeunes gens ambitieux dans ce que certains voulurent voir comme une réédition de la Révolution Culturelle Chinoise.
Ce dernier projet n’a jamais pu faire ses preuves. En juillet 2006, le président cubain est entré dans une clinique dans un état grave, non sans avoir réparti auparavant ses fonctions entre ses collaborateurs, comme l’aurait fait un monarque absolu du XVIIIe siècle. Bien qu’il soit possible que Fidel Castro retourne à ses fonctions publiques, il est fort peu probable qu’il puisse le faire avec l’énergie d’il y a une année, ni le faire pour longtemps. Ce qui certainement place la classe politique cubaine dans un contexte compliqué pour prendre des décisions au sujet du: que faire avec un système qui a, comme nous le disions plus haut, perdu son centre ?
Dans un système politique aussi fermé que le système cubain, on n’a jamais connaissance de ce qui se discute au sein et la classe politique et de ses institutions dirigeantes. On peut seulement avoir connaissance d’un discours public superficiel qui défend la «continuité» face à la prétention nord-américaine à une «transition», et qui laisse entendre que certains secteurs adhèrent sincèrement à la continuité d’une économie subventionnée et contrôlée bureaucratiquement sous un régime politique centralisé et autoritaire à l’idéologie unique, définie de façon pragmatique dans les cénacles du Bureau Politique du Parti Communiste. Mais à d’autres occasions, on pourrait simplement faire le calcul d’un camouflage rhétorique qui est en attente de meilleures conditions pour réaliser des changements dans le système économique, comme cela a déjà été tenté par des technocrates et des militaires dans la première moitié des années nonante [1].
De toute façon, ce que fait la classe politique cubaine consiste à essayer de gagner du temps pour sa propre recomposition et pour la réarticulation de ses relations avec la société. De plus, il s’agit de le faire dans un scénario qui, à première vue, apparaît comme étant particulièrement favorable en raison de l’existence de trois conditions:
• un ordre international très faible;
• une économie en phase de récupération ;
• une très haute autonomie par rapport au corps social.
Mais cela ne rend pas la situation moins complexe, puisque – comme nous le verrons – ces mêmes conditions, qui aujourd’hui constituent des éléments favorables, peuvent se révéler être très coûteuses à moyen terme.
Un monde plus sûr
La Révolution Cubaine a vécu son pire moment quand l’Union Soviétique et son bloc de l’Est de l’Europe ont disparu. La disparition subite des appuis internationaux a mis l’île dans une situation alarmante d’orphelin à l’échelle internationale et a montré à tous que le système économique, proclamé comme étant historiquement supérieur, était incapable de garantir sa simple reproduction.
Cependant cette situation a commencé à varier depuis le commencement du XXIe siècle pour diverses raisons:
1° Le principal facteur est sans aucun doute que depuis le milieu des années 1990 l’économie cubaine a cessé son fort déclin et a commencé à se reprendre grâce à une certaine ouverture économique (réception d’argent de l’étranger, marchés libres pour certains produits, stimulation du tourisme, investissements étrangers dans diverses activités, etc.) Bien que cette récupération ait été modeste et qu’elle ne se soit pas appuyée sur des réformes internes profondes qui auraient permis des augmentations systémiques de l’efficacité et de la productivité, cela a représenté un facteur clef pour les conditions de «gouvernabilité», pour certaines améliorations de la consommation populaire et pour la récupération de l’auto-estime de l’élite.
2° En second lieu, des gouvernements de centre-gauche et de gauche ont commencé à surgir Amérique Latine, créant ainsi une situation continentale ouvrant sur des relations que le pays n’avait pas connues depuis 1959. Cela a impliqué la création d’un entourage politique hémisphérique plus sûr et des relations avec des gouvernements plus radicaux, l’établissement d’alliances et de concertations qui connu eu leur meilleure expression dans l’Alternative Bolivarienne pour les Amériques (ALBA). Un de ces gouvernements – le Venezuela – ne s’est pas seulement caractérisé par son radicalisme politique, mais aussi par la possession de ressources pétrolières et par la volonté de les utiliser à l’avantage de la révolution continentale. Cela a valu à Cuba un soutien spécial avec la signature pour l’année 2007 de 355 accords de coopération qui échangeaient des «ressources humaines» cubaines (principalement des médecins, des enseignants et des entraîneurs sportifs) contre du pétrole, en quantités telles que cela permet à l’île d’en [pétrole] réexporter une partie. En même temps, l’île obtenait d’autres bénéfices additionnels comme des crédits sans intérêts pour des importations et des investissements, la création d’entreprises mixtes et la protection pour certains des produits sur le marché vénézuélien dans le cadre des Traités de Commerce de los Pueblos.
Au total, selon des données officielles, cela procurera à Cuba quelque 1500 millions de dollars. Certains fonctionnaires et intellectuels «organiques» (probablement beaucoup trop organiques pour être véritablement des intellectuels) ont voulu voir dans cette relation la matérialisation d’un nouveau modèle économique qui serait basé sur l’exportation de services professionnels [médecins, etc.].
Mais la réalité pourrait être moins favorable, puisque ces services professionnels se convertissent seulement en biens servant à des transactions» (et c’est de cela dont nous parlons maintenant) que lorsqu’ils entrent en contact avec des facteurs peu courant comme un associé (pays) ayant suffisamment d’argent pour se les payer, ou dans le cadre d’une relation politique où le système pourvoyeur des services (Cuba) peut garantir le contrôle strict des «ressources humaines» exportées. Sinon, ces ressources humaines – évidemment excédentaires dans un contexte tiers-mondiste comme le contexte cubain [bien que le nombre de médecins suite à leur exportation semble créer des difficultés au système de santé interne] – auraient émigré d’elles-mêmes ou auraient simplement fait ce que beaucoup continuent de faire à Cuba: travailler dans les secteurs dynamiques de l’économie, surtout dans le tourisme, dans des emplois de moindre qualification, mais avec des salaires plus élevés [que ceux offerts dans le secteur lié à leur profession: santé, enseignement…].
3°En même temps, depuis 2004, l’île a pu matérialiser une série d’accords très avantageux avec la République Populaire de Chine. Bien que ces accords aient été dépendants de la générosité de la coopération vénézuélienne et que les relations avec la Chine aient toujours été encadrées dans une relation de marché, ils ont été très importants pour pouvoir accéder à des produits chinois fort importants pour l’amélioration de la consommation populaire, tels que des équipements électro-domestiques, des bus, des trains, etc. A la fin de l’année mentionnée, le président chinois Hu Jintao a visité l’île pour présider un «Forum d’Investissement et de Commerce» où une centaine d’entreprises se sont donné rendez-vous et se sont mis d’accord ou ont ratifié des accords communs dans 11 domaines commerciaux, parmi lesquels l’agriculture, les télécommunications, la biotechnologie, le tourisme et l’industrie légère.
De la même manière, les Chinois se sont engagés à acquérir 4 mille tonnes par année de sinter d'oxyde de nickel et ont initié un investissement d’un montant proche de deux milliards de dollars pour l’exploitation des gisements métallifères dans la province de Camaguey avec une production annuelle planifiée de 23 mille tonnes. L’alliance stratégique avec la Chine a pour Cuba une importance qui dépasse la relation purement économique, en raison du poids politique croissant de ce pays dans l’arène internationale.
4° Finalement, durant des années l’hostilité nord-américaine a constitué un pivot clef du consensus politique dans l’île. Les Etats-Unis n’ont jamais renoncé à leur prétention d’être un acteur politique interne dans la nation cubaine, ni de tenter une escalade contre-révolutionnaire. Le gouvernement cubain, de son côté, a su utiliser cette menace réelle en amplifiant ses possibles effets et en mobilisant la population contre elle sur des bases nationalistes. Le contexte actuel – comme expliqué plus haut – est idéal, puisqu’il s’agit d’une administration ultra-droitière [Bush] franchement «imprésentable», porteuse d’un discours revanchard particulièrement grossier, mais en même temps embourbée dans une série de causes perdues au niveau mondial et en déclin de popularité patent.
Ce n’est pas un hasard que malgré son intense discours anti-Cuba, la capacité d’action de l’administration nord-américaine a été limitée, et que, de fait, elle n’a pu revenir sur le pas le plus important en direction de l’ouverture qui avait été fait sous l’administration Clinton (l’autorisation de ventes de produits alimentaires et pharmaceutiques). Et cela en même temps que croît l’intérêt économique pour Cuba lié à la reprise économique de l’île et à la probable existence de réserves de pétrole de haute qualité dans les eaux nationales cubaines du Golfe du Mexique. Tout cela tend à créer une situation désirée par les dirigeants cubains afin de pouvoir gérer une levée du blocus sans conditions politiques préalables.
Dans ce sens, par exemple, des compagnies de sept pays sont en train d’explorer ou de faire des forages dans la zone mentionnée. Selon le Geological Survey des Etats-Unis il y aurait des réserves s’élevant à 4,5 milliards de barils de pétrole de qualité acceptable, de même que plusieurs milliards de mètres cube de gaz. Pour l’année 2007, la compagnie canadienne Sherrit, qui a de forts intérêts dans l’industrie minière cubaine, commencera à exporter du pétrole cubain ; pour cela elle doit vaincre les mécanismes complexes du blocus. Deux parlementaires états-uniens, de leur côté, préparent un nouveau projet de loi pour faciliter la participation de compagnies nord-américaines dans ce marché ; à ce projet se sont unies de manière enthousiaste de gigantesques compagnies de pétrole comme Halliburton et Chevron. Je crois que le lecteur n’a pas besoin de beaucoup plus d’arguments pour être convaincu du fait qu’au cas où ces découvertes se matérialisent, les législateurs et dirigeants politiques du sud de la Floride qui ont fait carrière en faveur du blocus devront chercher de nouveaux thèmes et éventuellement de nouveaux emplois.
La conjonction de ces facteurs, et en particulier les contacts avec le Vénézuela et la Chine, a contribué de façon décisive à la reprise (comme nous le disions, commencée depuis la fin des années 1990) de l’économie cubaine. La relance s’est effectuée de manière soutenue, depuis 2002, à des taux élevés, bien que substantiellement plus faibles que les résultats radieux à deux chiffres que le gouvernement cubain a donnés.
Cette embellie n’a pas réussi non plus à faire passer le Produit intérieur brut cubain au niveau d’avant la crise, ni résolu définitivement les graves problèmes d’inefficience et de basse productivité de l’économie interne. Mais elle a eu un effet très positif vers l’extérieur – en créant une perspective plus optimiste dans les milieux financiers qui jusqu’à ce moment s’étaient refusés à considérer l’île comme un possible créancier – et à l’intérieur, en augmentant un peu la consommation populaire très limitée et à travers cela également les bases d’appui du régime.
La faiblesse des interlocuteurs
Il n’y a pas de doute que le régime politique révolutionnaire a fonctionné avec des taux très élevés de consensus populaire alimenté par l’appui aux mesures redistributives, par le nationalisme, par l’encadrement organisationnel de la population et par la promesse d’un futur socialiste meilleur. Au cours des années, l’alliance avec les Soviétiques a procuré des ressources relativement abondantes qui ont permis à l’Etat d’administrer le processus de mobilité socio-économique et de socialisation idéologique dans des conditions quasi monopolistiques. Cela en même temps que l’émigration vers les Etats-Unis – par grandes vagues dans certains cas, comme celle du Mariel en 1980 – a agi comme une valve de sécurité efficace contre le mécontentement et la formation d’une opposition.
Les années 1990 ont été marquées par un changement radical de la situation et une fracture du consensus. Bien que l’émigration ait continué à fonctionner comme soupape politique (en 1994 encore le pays a vécu une vague d’émigration massive), la classe politique dirigeante cubaine a dû, depuis, faire face à un échiquier politique très fragmenté qui comporte des appuis politiques qui entrent en contact avec secteur antisystémique, et l’existence d’un autre secteur à l’appui très actif ainsi qu’une frange intermédiaire plus large exprimant consensus passif.
Tout au long de la décennie, la classe politique cubaine a eu à lutter contre cette situation et elle l’a fait avec une grande habilité pour sortir gagnante à court terme. Ainsi, en même temps qu’elle maintenait les politiques sociales qui avaient servi de base à la subordination négociée de la société et qu’elle exacerbait la rhétorique et les mobilisations nationalistes, elle a su intensifier la répression et jeter l’anathème non seulement contre les groupes d’opposition au système, mais aussi contre les organisations académiques et l’activisme social, et même contre des personnes isolées qui avaient suggéré des propositions alternatives à l’intérieur même du socialisme et de la révolution.
Comme dans les années «soviétiques», la société cubaine est restée sévèrement contrôlée, sans espaces autonomes d’expression et atomisée dans une série d’organisations [les organisations dites de masse] qui – selon le vieux schéma des courroies de transmission – n’avaient pas de relation entre elles, mais avaient toutes des rapports avec un centre qui ne peut être mis en question où s’amalgamait politique et morale, législateur et «demos» [peuple].
Le dépassement progressif de la crise a permis au gouvernement cubain de lubrifier ces politiques de contrôle et de répression à travers des allocations de ressources au bénéfice de la consommation populaire et en particulier en direction des groupes les vulnérables et les plus pauvres de la population. Avec cela, le gouvernement a réussi à interrompre le recul du consensus et à augmenter le poids de l’appui donné par le groupe de consensus actif particulièrement favorisé par ces politiques.
En d’autres termes, la classe politique cubaine est arrivée à ce moment inévitable de l’érosion/disparition de son centre politique [Fidel] avec une société fragmentée, contrôlée, atomisée avec laquelle il n’est pas nécessaire de négocier.
Cette situation est particulièrement favorable pour la cohésion de l’élite. En plus du facteur danger extérieur, qui indubitablement est essentiel pour comprendre la cohésion de figures aussi différentes que celles qui cohabitent au sein du politbureau cubain, il faudra maintenant prendre en compte d’autres variables, telles que la propre position individuelle non-consolidée des politiciens cubains, dont aucun d’entre eux n’a de base propre de pouvoir. Une caractéristique que le système lui-même s’est chargé d’administrer en extirpant les figures qui avaient essayé d’avoir cette qualité, soit dans le domaine militaire (le cas très connu du Général Ochoa fusillé en 1989), soit dans le domaine civil, comme le montrent les expériences moins douloureuses de Carlos Aldana, Roberto Robaina et de Marcos Portal [dirigeants et y compris ministres écartés au cours des dernières années]. Ou alors en l’autorisant, quand cette relation ne peut affecter le cadre général d’ordre du pouvoir, comme c’est le cas du Ministre de la Culture Abel Prieto [ministre de la culture depuis 1997, ancien président de l’Union nationale des écrivains et des artistes] et de ses positions de «régulier» et libéral dans le monde artistique.
Mais vue sous un autre angle, il s’agit d’une élite politique entraînée, qui opère dans un cadre institutionnel pas encore épuisé et face à laquelle se place maintenant un homme aux lumières limitées, mais qui est un bon connaisseur de la politique locale, qui est couvert par l’auréole des fondateurs (ce qui est primordial pour l’appui d’un noyau dur de la population), remarquablement pragmatique et qui pendant quatre décennies a été à la tête de l’institution étatique la plus efficace, couronnée de succès et ayant une légitimité dans le pays: les forces armées. Une figure historique, récemment ressuscitée et placée dans une position clé: Raúl Castro. Fidel l’a nommé le «Cerbère de la révolution» , ignorant certainement que cette figure littéraire correspond à un chien avec trois têtes qui montait la garde devant la porte de l’enfer. Et c’est que Raúl s’est chargé personnellement de prendre la tête des actes répressifs les plus graves qui se sont produits à Cuba. Sans nul doute, en termes démocratiques – rappelant un chant (un merengue) biblique de Juan Luis Guerra [chanteur dominicain de merengue, musique traditionnelle de la République dominicaine] –, Raul Castro n’a pas les papiers prouvant qu’il est solvable ; mais dans un scénario de transition/continuité comme celui qui s’annonce à Cuba, il n’en a pas vraiment besoin.
Les dangers du long terme
Bien que les politiciens et la politique en général tendent à se comporter dans le court terme (dans le long terme, comme le disait Keynes, nous serons tous morts), il faudrait préciser que la commodité du court terme n’implique pas la viabilité du long, ni même du moyen terme. Cela est évident dans le cas cubain, où beaucoup des tendances décrites pourraient générer des effets perturbant pour ceux qui auront à lutter contre les successeurs du commandant. Sans intention d’être exhaustif, je voudrais m’arrêter sur la signification de trois effets des éléments mentionnés.
Il est certain que cette possibilité de compter sur une société fragmentée encadrée dans des organisations contrôlées par le sommet politique est une tentation pour tout politicien. Cela a impliqué pour les dirigeants cubains un contrôle sévère sur les revendications et bien sûr sur la mise à l’écart de l’opposition, au point que les fonctionnaires cubains eux-mêmes aiment à dire – et la gauche fidéliste à répéter en toute candeur- qu’à Cuba Fidel Castro assume sa propre opposition, jeu rhétorique qui aurait fait rougir Hegel lui-même.
Mais c’est un jeu politique viable tant qu’il existe des conditions d’exceptionnalité comme les celles qui prévalent à Cuba depuis des décennies – un leadership charismatique perçu par les gens comme un principe fondateur, une société peu éduquée et «ligotée» par une culture politique clientéliste, un danger extérieur réel – ou du moins perçu comme tel – par la population, et finalement, certaines capacités économiques pour administrer de manière efficace la mobilité sociale. Quand ces conditions cessent d’exister – c’est-à-dire que disparaît le leader fondateur, que le danger réel s’atténue, que la population devient socialement et culturellement plus sophistiquée, etc., la société désorganisée et atomisée est alors un obstacle pour la gouvernabilité, tout simplement parce qu’il n’y a personne avec qui négocier, parvenir à des accords, garantir leur application et finalement établir des priorités respectées par tous. Qui a suivi l’histoire de la chute des régimes en Europe de l’Est aura perçu combien peut coûter cher une telle situation.
Dans le cas cubain, cela a une particularité encore plus dramatique, puisque la direction politique cubaine s’est chargée systématiquement de diffamer tout embryon de pensée socialiste ou de gauche alternative. Ce qui met le pays dans une situation très opportune pour la manipulation à court terme, puisque il peut seulement offrir des interlocuteurs potentiels issus la droite telle que l’église catholique, la majorité des minuscules groupes d’opposition, les secteurs immigrés, etc. Mais à partir de là, peut se déclencher une situation dans laquelle la classe politique, frappée d’indigence par sa propre arrogance, n’a pas d’endroits où s’enfuir ou se cacher.
Un autre exemple est la situation de relative prospérité appuyée par les transferts vénézuéliens. Un indice clair de l’impact de ces subsides a été la régression de la réforme économique, de la décentralisation d’entreprises, des espaces pour l’activité privée à petite échelle et de ces activités qui comme le tourisme avaient marqué la réinsertion de Cuba dans l’économie mondialisée. Avec des ressources suffisantes, la classe politique a repris le vieux style de distribution verticale des ressources et sans compétences les qualifiant. Ce n’est pas par hasard si le tourisme a dégringolé en 2006 en même temps qu’il augmentait substantiellement dans le reste des Caraïbes.
Si je pensais encore que cette relation économique a une longue vie devant elle, je continuerais à repousser certains pas dans le sens de la réorganisation de l’économie interne qui sont indispensables en vue d’obtenir de réels progrès en termes d’efficience économique, de productivité et de sécurité alimentaire. Quand les subsides, comme à Cuba, entrent en contact avec un leader qui ne peut être mis en question, comme c’est le cas de Fidel Castro, ils ont alors d’autres effets pas moins dommageables tels que le gaspillage des ressources dans des programmes coûteux et de viabilité douteuse ainsi que le renforcement du pouvoir personnel du caudillo au détriment de l’institutionnalité existante. Et au final, il y a toujours bien sûr une dette économique qu’il faut payer.
Mais rien n’indique que le «modèle bolivarien», comme l’a appelée un économiste cubain connu, durera longtemps, ou au moins autant que ce qu’a duré ce «bastion imprenable de la révolution mondiale» que fut l’Union Soviétique. Et quand celle-ci a disparu, la société cubaine est alors tombée dans une situation d’appauvrissement généralisé que la gauche fidéliste a salué comme étant une manifestation de la force du socialisme cubain. Cela bien sûr depuis les loges du pouvoir.
Finalement – et pour faire image – il n’y a pas de doute que la fin du blocus américain signifiera une victoire mémorable du peuple cubain qui a su affronter avec stoïcisme tous les avatars provenant de cette pression impérialiste énorme. Et bien que, selon une prévision raisonnable, il soit destiné à mourir de sa belle mort, la fin du blocus aura une conséquence majeure sur le système politique, en éliminant la raison principale de polarisation politique –en certaines occasions manipulée par la classe politique cubaine afin de pouvoir jeter plus facilement l’anathème contre les options différentes – et ainsi atténuer l’usuel rétrécissement de l’environnement politique cubain.
Précisément un scénario dans lequel une partie de la classe politique – éduquée dans un climat de confrontation et incapable d’agir dans d’autres conditions – sera vraisemblablement appelée à vivre en se retirant.
Les réserves socialistes
La révolution cubaine fut une expérience courageuse de modernisation et de libération nationale qui a eu certains traits socialistes, principalement dans la distribution, mais n’a pas réussi son véritable objectif de se convertir en une alternative au capitalisme. Cette prétention fut enterrée par l’agression impérialiste, par son alliance avec le bloc soviétique, par les tendances autoritaires de son leader, entre autres facteurs. Ce qui a guidé cette révolution, plus qu’une doctrine ou une manière de voir le monde, c’est un pragmatisme de survie à toute épreuve qui lui a permis de s’approcher des différents modèles anticapitalistes et même d’ouvrir partiellement les portes au capitalisme mondial au nom de la survie. Aujourd’hui le jeu de la révolution continentale reprend dans un contexte politiquement favorable.
Ce n’est bien sûr pas une donnée fatale. Les dirigeants cubains pourraient appliquer beaucoup de mesures au bénéfice de ce contenu socialiste dont le but doit être, comme cela fut pensé par Marx, la socialisation du pouvoir, la construction d’un ordre démocratique et pluraliste. Et au moins, poser une barrière face à l’offensive du capitalisme mondial à travers la mise sur pied d’espaces de pouvoir populaire authentique, même si pour faire cela il faut sacrifier des parts décisives du pouvoir bureaucratique que détient une classe politique qui se fait de plus en plus post-révolutionnaire.
A nouveau sans prétention d’être exhaustif, je pourrais suggérer cinq de ces actions qui pourraient avoir des incidences sur le chemin indiqué:
1° Création d’espaces autonomes pour l’organisation des secteurs populaires dans leurs différents profils (femmes, jeunes, travail, environnement, consommateurs, etc.) ce qui contribuerait à créer une base de pouvoir réellement démocratique. Cela pourrait impliquer éventuellement la revitalisation, l’autonomisation et la dynamisation des organisations de masse qui aujourd’hui fonctionnent comme des mécanismes de contrôle.
2° Décentralisation étatique et dynamisation des mécanismes de participation à la gestion locale du développement, incluant l’encouragement à la formation d’organisations communautaires autonomes. Il existe des expériences très intéressantes à ce sujet, mais toutes ont langui en raison du zèle et des intromissions étatiques dans leurs fonctionnements.
3° Encouragement à la propriété coopérative, particulièrement dans l’agriculture et dans les services. Il existe dans ce domaine un potentiel incalculable dans des expériences qui aujourd’hui gisent dans la banqueroute en raison des pressions, des contrôles bureaucratiques et du manque d’appui. Un cas est celui des inefficaces Unités Basiques de Production Coopérative, unités créées en 1993 où se regroupe un pourcentage élevé des terres agricoles cubaines. Un autre exemple est celui des micro-entreprises de services, également autorisées en 1993, et où la «coopérativisation» est expressément interdite.
4° Etablissement de mécanismes de démocratie dans le monde du travail avec l’encouragement de formes et de mécanismes de participation des travailleurs dans les prises de décisions des entreprises et des lieux de travail, avec éventuellement l’introduction de formes de cogestion et d’autogestion.
5° Démocratisation interne du Parti Communiste de Cuba, en autorisant l’existence de groupes et de tendances. En même temps, établissement d’un système multipartiste.
Comme on peut l’observer, aucune de ces propositions ne remet en cause le pouvoir établi. Et jamais d’ailleurs cela ne pourrait l’être si la classe politique révolutionnaire pensait son rôle comme une «direction éthico-politique» et non comme une imposition dictée par l’histoire. Cela n’est pas non plus une discussion nouvelle.
Ces propositions constituent – pour utiliser des expressions en vogue – un programme inachevé d’un socialisme du XXe siècle, mais duquel pourra difficilement se passer le dit socialisme du XXIe siècle. Un socialisme dans lequel, si l’on se souvient d’une proposition de Rosa Luxembourg, il devra exister la liberté pour ceux qui pensent différemment. En réalité, l’unique manière honnête et décente de penser la liberté est la démocratie. (traduction A l'encontre)
* Cet article a été envoyé par l’auteur à la revue Herramienta (Argentine), avec laquelle le site de A l’Encontre collabore. Haroldo Dilla Alfonso est cubain et docteur en sociologie urbaine. Actuellement, il réside en République Dominicaine où il dirige le groupe Villes et Frontières Il est l’auteur de plusieurs livres et de nombreux articles sur les questions ayant trait à Cuba et à l’Amérique latine.
1. Au sujet du futur du système que certains appellent (probablement en confondant la réalité et leurs désirs) le «socialisme cubain», il est possible de trouver aussi des propositions innovatrices, certaines d’entre elles qui proposent un socialisme du XXIe siècle sans plus de définitions. Mais ce sont des propositions inapplicables, en termes pratiques, pour certains groupes intellectuels organiques au système, et, en moindre mesure, dans toute la rhétorique sur l’ouverture de certains politiques cubains visibles mais qui ont peu de pouvoirs effectifs. A cause de cela, les discours politiques prédominants sur la transition se sont caractérisés par la simplicité dichotomique mentionnée plus haut.
(28 août 2007)
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