Chine
Hua Linshan et Isabelle Thireau
Protester en Chine
Entretien avec Hua Linshan et Isabelle Thireau *
Comment avez-vous commencé votre recherche ?
Nous avons choisi de façon aléatoire plus de 120 dossiers dans ce premier corpus. Ces lettres étaient accompagnées de photocopies des documents joints par ces salariés migrants pour attester de la véracité de leurs propos (contrats, avertissements écrits, règlements internes concernant les ateliers ou les dortoirs jugés abusifs…) Elles étaient précédées d’un document administratif montrant comment elles avaient été classées mais aussi comment elle avait cheminé dans différents services et quelle solution leur avait été donnée. Ces lettres étaient manuscrites ou tapées à l’ordinateur, elles faisaient quelques lignes ou plusieurs pages. Elles se présentaient comme une plainte, comme une lettre ou comme un tract. Elles nous ont semblé extrêmement intéressantes, tant sur le plan de la forme que du contenu, et nous avons donc entrepris de poursuivre l’enquête.
Quel type de données avez-vous rassemblé ?
Nous avons alors entrepris de rassembler trois types de données. Tout d’abord, nous avons essayé d’avoir accès à d’autres corpus de lettres rédigées pendant différents moments de l’histoire de la République populaire de Chine. Il fallait à la fois remonter vers les premières décennies du régime et prolonger le premier corpus réuni en localisant des archives contenant des lettres plus récentes. Il fallait également essayer de faire varier les lieux, réunir des documents provenant de villes de plus ou moins grande importance comme de régions rurales.
Deuxièmement, nous avons entrepris d’entrer en contact avec les responsables de quelques bureaux des Lettres et des visites et d’obtenir leur soutien pour discuter avec le personnel de ces bureaux, observer l’arrivée et la réception des visiteurs. Enfin, nous avons essayé d’identifier des personnes ayant adressé des lettres ou accompli des visites à cette administration, ou s’apprêtant à le faire. Cela, pour essayer de comprendre ce qui avait motivé leur initiative mais également la façon dont ils avaient entrepris la rédaction de la lettre ou l’organisation d’une visite, en se concertant avec autrui lorsque ces gestes étaient collectifs
Sur quelle période porte votre travail ?
Nous avons fait le choix d’évoquer cet espace d’adresse directe depuis la création en 1951 du dispositif des Lettres et visites, en opérant pour les besoins de l’analyse des distinctions quelque peu artificielles entre les périodes 1951-1982; puis de 1983 à nos jours. En effet, faire débuter cette étude à la fin des années 1970 n’aurait, à nos yeux, pas eu de sens. Parce qu’il est impossible d’ignorer les liens variés qui existent entre le présent et différents moments du passé. Mais aussi parce qu’il serait devenu beaucoup plus malaisé de saisir le mouvement de transformation et d’extension de l’espace de parole observé et d’appréhender comment il a été progressivement détourné de sa visée initiale par ceux qui l’ont investi. Cet espace est devenu à la fois plus large et plus complexe. Aujourd’hui, les auteurs de témoignages parlent de plus en plus avec autrui, ou au nom d’autrui ; ils allongent la liste des situations jugées négatives et qui nécessitent l’action de l’État ; ils multiplient les principes et les normes à la lumière desquels ces situations peuvent être évaluées.
Quelles difficultés avez-vous rencontrées ?
Les difficultés ont été nombreuses. A partir de 2004, l’administration des Lettres et des visites est sortie de la relative confidentialité qui était la sienne du fait du nombre élevé de témoignages oraux et écrits adressées cette année-là à cette administration: plus de 13 millions. Une nouvelle réglementation a été promulguée en 2005 pour contenir cet espace. Du coup, cette question est devenue plus sensible et avoir accès aux données dont nous avions besoin est devenu de plus en plus malaisée. Une autre grande difficulté a été l’impossibilité d’observer directement les entretiens formels entre les visiteurs et les membres de cette administration. En effet, les visiteurs arrivent en général dans une grande salle, un espace public où ils sont reçus, redirigés vers une autre administration, conseillés, ou alors reçus dans un bureau pour un entretien privé. Ces entretiens, au cours desquels ils expriment une demande d’assistance, exposent les torts qu’ils ont subis, désignent ceux qui en sont responsables, se déroulent de façon confidentielle et nous n’avons donc pas pu y assister.
* Les propos recueillis et reproduits ci-dessus l’ont été pour le CECMC (Centre d’études sur la Chine moderne et contemporaine), dans le cadre de la présentation de l’ouvrage des deux auteurs – Hua Linshan
Bibliographie des auteurs:
Isabelle Thireau et Chang Shu, « La parole comme arme de mobilisation politique », D’une illégitimité à l’autre dans la Chine rurale contemporaine. Études Rurales, septembre 2007, numéro 179, p. 35-58.
Hua Linshan et Isabelle Thireau, “The Critical Competence of Chinese Citizens: From Lodging Complaints to Assessing Social Reality and Public Institutions” (avec Hua Linshan), in Restructuring China. Party, State and Society after the Reform and Open Door, sous la direction de Katsuji Nakagane et Tomoyuki Kojima, Tokyo: The Toyo Bunko, 2006, p. 96-126.
Hua Linshan et Isabelle Thireau, «One Law, Two Interpretations: Mobilizing the Labor Law in Arbitration Committees and Letters and Visits Offices». In Neil J. Diamant, Stanley B.Lubman et Kevin J. O’Brien (eds.), Engaging the Law in China: State, Society and Possibilities for Justice. Stanford: Stanford University Press, 2005, p.84-107.
Hua Linshan et Isabelle Thireau, «The Moral Universe of Aggrieved Chinese Workers: Workers’ Appeals to Arbitration Committees and Letters and Visits Offices». The China Journal, 50, Juillet 2003, p.83-103. Texte intégral de l’article disponible sur JSTOR
Hua Linshan et Isabelle Thireau.«Le sens du juste en Chine. En quête d’un nouveau droit du travail». Annales, novembre-décembre 2001, 6, p.1283-1312. Texte intégral de l’article disponible sur JSTOR
(4 août 2010)
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