Chine

 

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Luttes ouvrières en mouvement

Edward Cody *


Nous publions ci-dessous un article descriptif publié dans le Washington Post sur l'essor de luttes ouvrières en Chine. Dans le Sud du pays, la croissance de l'emploi industriel, la diminution du chômage sur le marché «local» comme levier de pression sur les travailleurs, l'expérience accumulée du travail surexploité, l'action de certains réseaux – très petits – syndicaux, tout cela crée les conditions d'un réveil et d'un éveil des ouvriers et des ouvrières.

La presse économique occidentale – comme The Economist ou Business Week – s'en est de suite "alarmée". Elle a indiqué que, pour certaines productions, les délocalisations au Cambodge ou au Vietnam seraient une forme de riposte aux actions des ouvriers et ouvrières. A moins que... le pouvoir poitico-militaire y mette de l'ordre; ce qu'il est prêt à faire, tout en craignant d'allumer un incendie.

L'essor brutal d'un capitalisme industriel (voir l'article "Département chinois de l'atelier mondial" consacré au développements capitalistes en Chine, paru dans La Brèche n° 6, www.labreche.ch) de vaste envergure, avec une configuration spécifique, annonce une longue marche des luttes entre Capital et Travail en Chine. cau


Annoncées par une série de grèves sans précédents, les premiers frémissements d'agitation commencent à se faire sentir parmi les millions de jeunes travailleurs migrants qui fournissent une force de travail bon marché apparemment inépuisable pour cette vaste étendue où se concentrent les usines du Delta de Pearl River (le delta industriel au Sud de la Chine), en pleine expansion.

Ces signes d'agitation émis par des travailleurs Chinois qui commencent à s'affirmer ont également surpris les propriétaires étrangers et Chinois de ces usines qui, depuis deux décades, ont produit toutes sortes d'articles, depuis les Nikes jusqu'à des poupées, à des prix de production imbattables. Certains en ont conclu que la période durant laquelle les villageois Chinois déracinés acceptaient n'importe quel travail, est en train d'arriver à son terme. Or, cela soulève des questions concernant l'avenir à long terme de la Chine comme principal pays fournisseur de sous-traitance bon marché.

"Avant on leur donnait un ou deux dollars, et ils acceptaient sans broncher. Maintenant c'est du passé", explique Tom Stackpole, originaire du Massachusetts, directeur au contrôle de qualité ici (à Dongguan) pour Skechers USA Inc., et qui s'occupe de manufacture de chaussures au Sud de la Chine depuis dix ans.

Stella International Ltd, une entreprise de manufacture de chaussures taiwanaise qui emploie 42'000 personnes à Dongguan et aux alentours, a dû faire face ce printemps à des grèves qui ont débouché sur des violences. A un moment donné, plus de 500 travailleurs déchaînés ont mis à sac les installations de l'entreprise et ont sérieusement blessé un cadre de Stella, ce qui a entraîné l'investissement de l'usine par des centaines de policiers pour détenir les dirigeants.

"Nous n'avions jamais vu quelque chose de semblable" avoua Jack Chiang, le principal cadre exécutif de Stella. Chiang suggérait que plusieurs facteurs ont contribué à ce changement d'attitude. D'une part il a admis que les salaires du travail à la chaîne n'avaient pas augmenté aussi rapidement au cours des dernières années que le coût de la vie. D'autre part, des détaillants US qui achètent les chaussures fabriquées à Dongguan se montrent plus soucieux de leur image, et demandent que les travailleurs soient mieux traités et leurs droits humains respectés, ce qui encourage ces derniers à présenter des revendications pour améliorer leur situation.

A son avis, le fait que les libertés aient augmenté dans le pays a réduit la crainte traditionnelle du peuple chinois devant l'autorité, et pas seulement parmi les ouvriers d'usine. Depuis quelques mois, les paysans et d'autres secteurs de la population dans tout le pays, protestent de plus en plus fréquemment - souvent de manière violente.

Cette tendance croissante des travailleurs à la chaîne à affirmer leurs droits a posé un problème politique particulier au Parti Communiste qui est au gouvernement. En effet, du point de vue idéologique il serait censé appuyer les travailleurs pauvres dans leur lutte contre les patrons capitalistes. Mais les gouvernements locaux sont devenus des actionnaires dans de nombreuses entreprises, ce qui pousse les cadres à se mettre plutôt du côté des directions dans les conflits sociaux. Comme l'expliquait Liu Kaiming, un analyste des rapports de travail et directeur de l'Institut d'Observation Contemporaine à Shenzen, une (localité) voisine: "En fin de compte le gouvernement est le plus grand patron de la région".

La Fédération des Syndicats de Chine, contrôlée par le gouvernement, et seul syndicat légal dans le pays, semble pressée de montrer sa solidarité avec les travailleurs agités. C'est ainsi qu'elle a récemment rappelé que la loi exige que les entreprises, aussi bien Chinoises qu'étrangères, acceptent la constitution de sections de la Fédération partout où les travailleurs le demandent. La Fédération a annoncé jeudi que Wal-Mart, le géant commercial Américain, avait accepté des syndicats dans ses usines en Chine.

Mais les patrons et les travailleurs de la zone en pleine expansion de Pearl River sont d'accord sur le fait que le syndicat officiel ne fait pas grand-chose pour défendre les intérêts des travailleurs, même dans les rares cas où des sections ont été crées, à cause de ses collusions avec les gouvernements locaux qui ont des intérêts dans les entreprises. Liu évoque d'ailleurs le cas d'une entreprise où le dirigeant syndical était à la fois directeur et membre du gouvernement local.

Et même lorsque les gouvernements locaux ne sont pas directement propriétaires des entreprises, ils ont tout intérêt à sauvegarder le rôle de Pearl River Delta en tant que aimant pour les entreprises étasuniennes, japonaises et autres qui sont à la recherche de force de travail bon marché et non entravée par des syndicats. Au cours des cinq dernières années, des compagnies étrangères ont investi plus de 50 milliards de dollars dans la région, contribuant à un taux de croissance de l'économie locale 14%, contre 9% dans le reste du pays.

Cette situation a débouché sur le fait que les intérêts des millions de travailleurs, dont la plupart des femmes entre 18 et 22 ans, qui travaillent à la chaîne plus de 60 heures par semaine pour des salaires qui se montent à environ $120 par mois, ne sont ne sont pour ainsi dire pas représentés. Selon l'usage courant, la plupart logent dans leurs usines dans des dortoirs fournis par les entreprises, et mangent dans des cantines de l'entreprise. C'est ainsi qu'un tiers de leur salaire est reversé à l'entreprise pour payer la nourriture et le logement.

Certains villageois mécontents sont rentrés chez eux, et, pour la première fois, les chefs d'entreprise ont commencé à subir une pénurie de main- d'oeuvre. Ils disaient que même si les recrues sont encore abondantes dans la plupart des régions, les travailleurs les plus recherchés, soit les jeunes femmes avec une éducation secondaire, sont devenues plus rares des derniers mois, surtout dans l'industrie de la chaussure de Dongguan, où les salaires sont traditionnellement bas.

Des entretiens récents avec les travailleurs autour des usines de Dongguan ont révélé chez eux un sentiment de frustration devant le fait qu'ils ne savent pas à qui adresser leurs doléances concernant les heures supplémentaires, les salaires ou la qualité de la nourriture. Les échanges - prudents, car les travailleurs craignent des représailles - montraient aussi peu d'espoir d'amélioration, car d'après eux les directions jouissent d'un pouvoir écrasant.

Selon Mao Wei, originaire de la province de Shaanxi et qui est venue à Dongguan il y a une année pour travailler dans une des nombreuses fabriques de chaussures de la région: "Il n'y a pas beaucoup de communication entre les échelons les plus élevés de la direction et les travailleurs". Elle ajoutait que les travailleurs ont peu de contact avec des cadres situés plus haut dans la hiérarchie de l'entreprise que leurs surveillants d'équipe, qui ne sont pas en mesure de transmettre des plaintes ou de réclamer des salaires plus élevés.

Une autre travailleuse âgée de vingt ans, se présentant sous le nom de Miss Chen expliquait: "La plupart des travailleurs migrants doivent renoncer à leurs droits pour garder leur emploi. Mais pour être honnête, nous ne sommes pas ici pour nos droits, nous sommes ici pour de l'argent. Je dois envoyer de l'argent tous les mois pour entretenir ma famille".

En l'absence de relais entre les travailleurs à la chaîne et la direction, les seuls débouchés pour l'insatisfaction des travailleurs sont les grèves et les confrontations. Selon Stackpole, l'industrie de la chaussure dans la région de Dongguan a déjà connu 10 ou 12 grèves au cours de l'année dernière, alors qu'il n'avait jamais entendu parler de cela au cours de sa longue expérience dans la région. Et il ajoutait " En fait c'est comme s'ils voulaient juste obtenir que quelqu'un les écoute".

Selon lui, les grèves étaient bien organisées à l'avance, mais pas par des groupes syndicaux ou des comités permanents de travailleurs, et la plupart se résolvaient en quelques heures, sans recours à la violence. Néanmoins elles signalent qu'on ne peut plus compter sur la docilité pour laquelle étaient connus les travailleurs migrants Chinois.

Lors des derniers incidents, environ 1000 travailleurs sont entrés en grève le 7 novembre à Shanlin Technology, une usine d'outillage dans le Guangzhou proche. Selon l'Agence Chine Nouvelles, contrôlée par le gouvernement, les grévistes exigeaient un tarif plus élevé pour les heures supplémentaires et davantage de jours de congé. Les travailleurs sont retournés à leur poste un jour plus tard, après avoir reçu des assurances que les heures supplémentaires seraient augmentées de 12 à 36 cents (centime de $) l'heure, et qu'il y aurait deux jours de congé supplémentaires pas mois.

Chiang a dit que la première des deux grèves de son entreprise a éclaté en mars suite à des plaintes concernant la nourriture dans la cantine de l'entreprise et d'une erreur dans les sommes versées pour la période de vacances durant le Nouvel An Chinois. La deuxième grève, qui a donné lieu à des émeutes violentes et des blessés, est survenue un mois plus tard, encouragée par des courtiers locaux qui jadis gagnaient des commissions pour les embauches, mais qui ont été remplacés par un bureau de l'emploi de l'entreprise.

"Ma tête était pleine d'idées sur comment faire de belles chaussures, je n'ai pas accordé suffisamment d'attention au secteur des Resources humaines", expliquait-il lors d'une interview.

La police a arrêté dix travailleurs cet été après avoir mené une enquête sur les deux grèves. Cinq d'entre eux ont été condamnés à des peines de prison et les autres attendent encore leur procès. Stella a proposé de verser des subsides à leurs familles et a annoncé qu'ils soutiennent leur avocat de Beijing, Gao Zhisheng, dans ses efforts pour obtenir un recours.

Pendant le procès d'un des travailleurs, Chen Nanliu, Gao a admis que ce qui se passait aux fabriques de Stella était inapproprié. Mais il a attribué l'explosion à "des raisons sociales claires et urgentes, et notamment au fait que notre société aujourd'hui permet et encourage les formes les plus brutales d'injustice sociale".

Dans une plaidoirie, Gao a comparé le sort des travailleurs de la chaussure de Dongguan à celui des travailleurs de la Chine d'avant le communisme. Ces derniers - disait-il - étaient les victimes de l'exploitation capitaliste sous le gouvernement Nationaliste soutenu par les US jusqu'au triomphe des communistes de Mao Zedong en 1949. "Ce qui caractérise cependant la situation présente, est qu'à l'époque le Parti Communiste se tenait aux côtés des travailleurs dans leur lutte contre l'exploitation capitaliste, alors qu'aujourd'hui le Parti Communiste se bat aux côtés des capitalistes impitoyables dans leur lutte contre les travailleurs".

D'après Robin Munro, un activiste du China Labor Bulletin basé à Hong Kong, des travailleurs dans les usines ont fait circuler des copies de cette déclaration de Gao pour les lire dans les dortoirs.

Entretemps, la direction de Stella a organisé une "boîte à lettres de la direction" dans laquelle les travailleurs peuvent déposer leurs plaintes. Elle a aussi lancé un journal pour permettre aux travailleurs d'exprimer leurs points de vue, et cautionné de nouveaux comités de travailleurs qui pourraient, selon Chiang, rencontrer la direction pour transmettre les préoccupations des travailleurs aux dirigeants.

"Il y a une année nous n'aurions jamais fait ce genre de choses", précisait-il.

Or il faut noter que les fabriques Stella ont, parmi les travailleurs locaux, la réputation d'être parmi les meilleures: elles sont situées sur des terrains soignés, les bâtiments sont bien entretenus, et les jeunes hommes et jeunes femmes qui y travaillent sont vêtus de blouses dont la couleur indique la fonction. Par certains aspects, les usines Stella ressemblent aux campus des universités chinoises.

"Beaucoup de travailleurs aimeraient trouver un poste ici - il y a une grosse concurrence" disait Chen Hua, âgé de 27 ans, un natif de la province d'Anhui, qui faisait la queue pour un entretien d'embauche devant une des entreprises Stella lundi passé.

*  L'auteur est correspondant en Chine du quotidien américain The Washington Post

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