Economie
La mondialisation de l’armée industrielle de réserve
La mise en concurrence des salarié·e·s par l’investissement direct et la sous-traitance internationale
François Chesnais *
Dans un passage où il laisse libre cours à son intuition, Marx évoque fugitivement dans le Capital l’hypothèse d’une Chine capitaliste. La manière dont il le fait a une importance considérable pour les problèmes contemporains puisqu’il s’agit du développement à l’échelle internationale de la concurrence entre les travailleurs autour du prix de vente de leur force de travail.
Il constate l’amorce d’une «concurrence cosmopolite dans laquelle le développement de la production capitaliste jette tous les travailleurs du monde». Il poursuit: «Il ne s’agit pas seulement de réduire les salaires anglais au niveau de ceux du continent, mais de faire descendre, dans un avenir plus ou moins prochain, le niveau européen au niveau chinois.» Et Marx de citer le discours d’un député anglais: «si la Chine devient un grand pays manufacturier, je ne vois pas comment la population industrielle de l’Europe saurait soutenir la lutte sans descendre au niveau de ses concurrents» (Le Capital, Editions Sociales, volume I, tome 3, pages 41-42). L’avenir plus ou moins prochain s’est avéré être un siècle et demi. L’hypothèse s’est transformée en réalité dans un contexte historique précis qui est celui du terrible bilan des politiques menées au nom du «socialisme» et du «communisme» au 20e siècle, mais aussi d’un état de grande impréparation des salarié·e·s des pays avancés face au processus qui a commencé à les frapper. Ils ont connu une assez longue période (plusieurs décennies) au cours de laquelle ils ont bénéficié (pour l’essentiel) de rapports politiques avec le capital et d’institutions (code du travail, système de retraite par répartition, Sécurité sociale) qui les ont protégés contre les agressions les plus graves. Aujourd’hui les salarié·e·s de ces pays, dont la France, sont confrontés à des problèmes gigantesques, dont ni les partis qui leur demandent leur vote, ni les syndicats ne leur présentent les causes et les enjeux.
Appréhender la nature du capital à son degré d’abstraction le plus élevé
La centralisation de très grands montants «d’épargne» et d’argent «oisif» du fait de l’accumulation presque ininterrompue sur plusieurs décennies entre les mains des banques, mais surtout des fonds de pension et de placement financier collectif ainsi que la montée en puissance des Bourses (en sommeil depuis 1929 dans la majorité des pays) ont permis au capital de placement financier de devenir la forme prééminente du capital, celle qui bat la mesure pour le capital industriel en particulier.
Ce qui a permis cette mutation, indépendamment des mesures politiques précises mise en œuvre depuis Margaret Thatcher et Ronald Reagan, est un fait souligné par Marx dans un de ces textes auxquels peu de gens ont prêté attention. Etant donné, dit-il, que «l’aspect argent de la valeur représente sa forme indépendante et tangible, la forme A-A’, dont le point de départ et le point d’arrivée sont de l’argent effectif, exprime de la façon la plus tangible l’idée ‘faire de l’argent’, principal moteur de la production capitaliste. Le procès de production capitaliste apparaît seulement comme un intermédiaire inévitable, un mal nécessaire pour faire de l’argent.» (Le Capital, livre II, Editions Sociales, t.4, page 54.)
Le mouvement de valorisation «court», A-A’, est le fait de capitaux qui ne quittent pas la sphère des Bourses et des autres marchés de titres (les bons du Trésor en particulier). Les gestionnaires des fonds de pension et de placement financier sur lesquels les banques s’alignent complètement personnifient un capital dont Marx dit qu’il est en situation «d’extériorité à la production» et qu’il pousse le fétichisme inhérent au mode de production fondé sur la propriété privée à son degré le plus élevé.
La libéralisation et la déréglementation des échanges, des investissements directs à l’étranger et les flux de «capitaux mobiles» et d’argent «liquide», ensemble avec les privatisations et le processus sans fin de concentration qui sont allés de pair, ont pour effet de rapprocher «l’existence du capital de son essence» comme à aucun moment précédent de l’histoire du capitalisme. Si on veut comprendre le capitalisme mondialisé pour apprécier l’importance des défis que doivent relever les salarié·e·s au même titre que pour tenter de saisir la question «socialisme ou barbarie» dans les formes où elle se pose à l’humanité aujourd’hui, il faut partir d’un examen de la catégorie du capital à son niveau d’abstraction le plus élevé, celui que Marx nomme «le capital en général» (Fondements de la critique de l’économie politique, Editions Anthropos, Paris, 1969, tome 1, page 412).
Dans un passage de la préface à l’édition française de La révolution permanente, que beaucoup d’entre nous ont souvent cité, Trotsky rappelle que l’économie capitaliste mondiale doit être saisie «non commeune simple addition de ses unités nationales, mais comme une puissante réalité indépendante», avant de définir celle-ci comme étant «créée par la division du travail et par le marché mondial qui domine tous les marchés nationaux». Aujourd’hui la «puissante réalité indépendante» est celle du capital se déployant planétairement comme entité dont «l’unicité» l’emporte sur les différences. «Libéré» des rapports politiques et des institutions qui ont mis des entraves à son déploiement – comme conséquence de la crise de 1929 et la grande dépression dans certains pays et des effets politiques de la fin de la Seconde guerre mondiale dans d’autres – le capital, sous la forme des groupes industriels transnationaux, des fonds de placement financiers et des grandes banques, peut maintenant se déployer pratiquement sans entraves à l’échelle de la planète. Les organisations qui viennent d’être citées représentent aujourd’hui ce que Marx nommait, en parlant du seul capitaliste industriel, «l’abstraction in actu» du capital, son abstraction comme «valeur en procès».
La formation philosophique hégélienne de Marx lui a permis, autant que sa maîtrise de l’économie, de poser les prémisses d’un mouvement du capital vers son essence. Il a certainement pensé que la révolution viendrait couper court à ce mouvement avant qu’il ne connaisse son plein développement. L’histoire de la lutte des classes, surtout celle dont l’Europe a été le champ de bataille, a fait que cela n’a pas été le cas. Dans la mondialisation actuelle, les attributs fondamentaux qu’il a dégagés à un moment où ils étaient bien plus une potentialité qu’une réalité, ont donc acquis un degré de développement inouï.
• Le premier attribut est celui que le capital possède lorsqu’il «s’oppose comme une puissance autonome à la force de travail vivante» et qu’il exerce dans toute sa plénitude sa capacité de «moyen permettant d’approprier le travail non payé». Ici, la «valeur en procès» matérialisé par le capital «est cette puissance parce qu’elle s’oppose à l’ouvrier en tant que propriété d’autrui» (Fondements, page 415). En mondialisant l’armée industrielle de réserve, moyennant la liberté d’établissement, les délocalisations, les relocalisations et la libéralisation des échanges, c’est comme bloc que le capital oppose cette puissance aux travailleurs. La concurrence que les capitaux individuels se livrent se fait sur la base de cette domination commune. La concurrence ne fait même qu’aviver celle-ci.
• En second lieu, ce que nous vivons actuellement à la suite de la libéralisation et la déréglementation, sur une échelle proprement planétaire, c’est le capital dans son attribut «d’automate», de «valeur en procès» tournée exclusivement vers son auto-reproduction. La recherche du profit érigée comme finalité première de la mise en valeur du capital reste le mécanisme le mieux identifié. Chacun pressent la nécessité d’élargir la compréhension d’une logique immanente dans laquelle l’objectif d’auto-reproduction l’emporte à peu près complètement, sinon absolument, sur d’éventuelles prises de conscience des implications sociales, humaines et écologiques radicalement destructrices que cette «rationalité» comporte. C’est de façon très, très pragmatique et parcellaire que les scientifiques honnêtes entrevoient les conséquences de processus qui sont ancrés dans la nature du capital et son mouvement saisis à leur niveau d’abstraction le plus élevé.
• Enfin et c’est là le troisième trait général du capital, «l’automate» est d’autant plus aveugle dans son mouvement qu’au terme d’un processus particulier – de plus en plus largement coupé de l’accumulation réelle – d’accumulation de masses d’argent cherchant à se valoriser comme tel, on connaît au plan mondial la domination du «capital porteur d’intérêt, ce fétiche automate est clairement dégagé: valeur qui se met en valeur elle-même, argent engendrant de l’argent». (Capital, Editions Sociales, livre III, tome, 7, page) Ici on retrouve tout ce qui a été écrit sur le «cycle raccourci du capital, A-A’», ainsi que sur la dictature des actionnaires, leur soif effrénée de dividendes et intérêts, leur «extériorité à la production» et leur culte du très court terme. Replacé dans le cadre plus large qui vient d’être esquissé, le fait que le capital-argent et sa figure de prou le gestionnaire des fonds de placement financier (la «finance») soient la composante dominante au sein de la bourgeoisie mondiale, revêt bien sûr une dimension plus terrible encore.
Voilà ce qui me pousse à soutenir que s’il faut continuer à analyser le capital simultanément dans son unité et dans ses différenciations, dont la division en Etats-nations est de loin la plus importante, c’est néanmoins comme un bloc qu’il doit être désigné aujourd’hui comme étant l’ennemi commun de l’ensemble des exploité·e·s et des dominé·e·s. Pas le capital étatsunien ou de tel ou tel autre pays, mais le capital dans le sens qui vient d’être dit et donc, de façon fondamentale, l’institution de la propriété privée des moyens de production sur lequel le pouvoir du capital repose, ensemble avec les autres institutions qui assurent sa domination économique (la Bourse et les autres marchés financiers) et politique (les appareils d’Etat). L’exploitation forcenée du prolétariat à une échelle mondiale et l’épuisement des ressources de la planète sont à la fois la face cachée et la condition de la valorisation et la reproduction du «capital en général» dominé par la forme A-A’.
La fonction de la mise en concurrence directe des travailleurs dans la mondialisation
Dans le texte du Capital cité au début, Marx parle de «concurrence cosmopolite entre les travailleurs». Rappelons le statut théorique de la question de la concurrence entre les travailleurs autour de l’emploi. L’état des rapports entre le capital et les travailleurs – ceux qui sont prolétaires au sens fondamental de n’avoir d’autre marchandise à vendre que leur force de travail – est très fortement déterminé par le degré auquel ils parviennent à limiter la concurrence que le capital instaure entre eux.
La question est si importante qu’elle domine la seconde partie du premier chapitre du Manifeste du Parti Communiste de 1848. Marx et Engels y suivent le cheminement du prolétariat depuis la phase où «il forme une masse disséminée à travers le pays et émiettée par la concurrence» au moment où au travers les coalitions et «l’accroissement des moyens de communication qui permettent aux ouvriers de différentes localités de prendre contact», on commence à voir se «transformer les nombreuses luttes locales […] en une lutte nationale à direction centralisée, en une lutte des classes». Cependant, «cette organisation du prolétariat en classe donc en parti, est sans cesse détruite par la concurrence que se font les ouvriers entre eux.»
A des degrés divers mais assez homogènes tout de même, les prolétariats des pays d’Europe occidentale sont parvenus, par phases successives d’avancée et de recul, entre le début du 20° siècle et les années 67-68 / 74-75, à réduire très fortement cette concurrence à l’intérieur des frontières de chaque Etat. Mais n’étant pas parvenus à «s’organiser en classe donc en parti» au sens du Manifeste, ils n’ont porté que des atteintes très, très limitées et temporaires à la propriété privée des moyens de production. Ce faisant ils ont permis aux bourgeoisies de «sauver la mise» et de reconstituer d’abord lentement, puis à partir de la «révolution conservatrice» à un rythme de plus en plus rapide, des rapports favorables au capital. Aujourd’hui les salarié·e·s se trouvent confrontés à une situation où le capital possède, à un degré qu’il n’a pas connu depuis les années 1930, les moyens de les obliger à se faire concurrence les uns aux autres autour d’une «offre d’emploi» limitée. Mieux, il peut les mettre en concurrence de pays à pays.
Car il est clair maintenant que l’un des aspects les plus décisifs de la mondialisation du capital issue de la libéralisation, de la déréglementation et des privatisations, est de permettre la mise en œuvre sur une très vaste échelle de stratégies capitalistes de mise en concurrence directe de pays à pays de salarié·e·s, de prolétaires au sens de gens qui sont obligés de vendre leur force de travail («trouver un emploi») pour vivre. Le mouvement du capital est façonné en permanence par les réponses que le capital est contraint de tenter de trouver pour contrecarrer la baisse du taux de profit qui est une tendance continue du capitalisme. Les phases de récupération du taux profit correspondent aux succès passagers des efforts menés de façon quasi permanente, succès transitoires dont les effets de surcroît sont généralement circonscrits à des groupes capitalistes déterminés. Le pouvoir du capital de placement et des gestionnaires financiers, les exigences de l’actionnariat et la pression des Bourses accentuent encore plus la contrainte mise sur le capital industriel de trouver des parades à la baisse tendancielle du taux de profit. Aujourd’hui celles-ci se centrent sur le travail productif de plus-value dans les conditions «industrielles» modernes, et cela à tous les niveaux de complexité et de qualification du travail.
La mise en concurrence directe obéit à la loi de la valeur qui veut que la valeur d’une marchandise soit déterminée par la quantité de travail socialement nécessaire à sa production. Elle est donc sélective. Elle concerne des salarié(e) s,
• ayant une productivité du travail sensiblement comparable, ce qui est le cas pour les branches de production technologiquement les plus simples et qui tend à le devenir assez vite dans un nombre croissant d’industries, mais
• connaissant des rapports politiques et sociaux internes qui permettent aux entreprises qui investissent de les payer, selon les pays, des salaires 5,10, voire 30 fois moins élevés que dans les pays dont elles sont originaires ainsi que de leur dénier les dépenses de protection sociale («salaire indirect») qu’elles doivent toujours payer dans les économies d’origine.
Il existe deux grands instruments de cette mise en concurrence de pays à pays de salarié·e·s à niveau de productivité convergents. Ce sont
• les zones de libre-échange (ALENA – Accord de libre-échange nord-américain) et les marchés uniques (Union européenne) où le mouvement des investissements directs et des marchandises est libre et s’accompagne d’un mouvement des travailleurs contrôlé (l’immigration «choisie» interne à l’Union européenne, codifié quand c’est possible par le biais de directives comme celle dite Bolkestein sur les entreprises de service) pour obtenir un alignement généralisé des salaires et des niveaux de protection sociale vers le bas, et
• les délocalisations par investissement direct ou par sous-traitance internationale à longue distance et les flux de marchandises à bas prix permis par la libéralisation à la fois des échanges, de l’investissement direct à l’étranger et des flux de «capitaux mobiles». Elles se sont d’abord faites dans des aires d’influence politique proches. Par exemple le Mexique pour les Etats-Unis, la Tunisie et le Maroc pour la France. Ensuite les pays à industrialisation récente de l’Asie du Sud Est, puis la Chine à partir de 1992-1993 et surtout de 1998, et maintenant l’Inde sont devenus les pays de choix des délocalisations.
Commencer par expliquer la situation clairement et désigner les principaux agents actifs
On est dans une situation où la concurrence créée entre les salarié·e·s par le capital autour d’un nombre insuffisant d’emplois s’étend. La concurrence s’insinue par mille et uns canaux, dont ceux de l’immigration et les situations de dépendance profonde des travailleurs immigrés à l’égard du capital, mais aussi celui des conditions que connaissent les précaires et des chômeurs. Elle nourrit le racisme en permanence et elle autorise une gamme infinie de stratégies patronales. La seule limite à ces stratégies est une limite politique, une estimation de ce que les salarié·e·s, les exploité·e·s, la jeunesse peuvent supporter sans révolte. Car sur le plan économique le processus de mise en concurrence a les caractères d’un bulldozer, d’un rouleau compresseur. Il ne touche pas seulement les salarié·e·s des secteurs directement soumis à la concurrence avec les salarié·e·s des pays à très bas salaires. Aucune activité n’échappe à ses effets.
Le but de cet article est surtout de contribuer à poser le problème clairement. Ce n’est pas un seul collectif politique, une seule revue qui peut y apporter la réponse. Cela supposerait se substituer à un débat qui n’a pas été ouvert avec les salarié·e·s, ni par les partis qui leur demandent leur vote, ni par les syndicats, un débat que les organisations d’extrême gauche tardent à ouvrir également et que Attac n’ouvrira que dans la perspective d’un capitalisme «plus humanisé», mieux régulé dans lequel le marché mondial ne serait pas complètement soumis au «libre-échange».
Ce dont nous sommes sûrs, c’est que des mesures de politique économique et sociale qui pouvaient encore avoir un petit effet avant le traité de Maastricht (entré en vigueur en novembre 1993) et l’intégration de dix pays à salaires très bas lors de celui de Nice (signé en février 2001) dans le cadre européen, et avant la pleine intégration de la Chine et de l’Inde dans le processus de mondialisation, ne valent aujourd’hui pas mieux que des placebos. Continuer à lancer des mots d’ordres dont ces mesures sont le support relève de l’inconscience politique la plus grande, quand ce n’est pas de la duperie.
Contribuer à poser le problème clairement, c’est souligner encore et encore
• que la mise en concurrence directe est le résultat de la libéralisation et la déréglementation des échanges, des investissements directs à l’étranger et les flux de «capitaux mobiles»;
• qu’elle est le fait dans une très large mesure des plus grands groupes industriels et bancaires mondiaux, ceux des «vieux pays industriels» qui forment l’essentiel de la liste «Fortune Global 500», en France les groupes du CAC40 (indice boursier portant sur 40 valeurs – France);
• enfin que les fonds de pension et de placement financier et les grands actionnaires privés sont les bénéficiaires de la mise en concurrence directe.
Prenons le cas de la Chine. Il aurait fallu des décennies avant que l’accumulation du surproduit créé par les ouvriers et les paysans et approprié par la caste bureaucratique ne lui permette d’engager la transition vers le capitalisme. Il n’est pas faux de faire remonter le point de départ de cette transformation à l’arrivée au pouvoir au même moment de Margaret Thatcher au Royaume Uni et de Deng Xiaoping en Chine (voir Erik Izraelewicz, Quand la Chine change le monde, Livres de Poche, Grasset, 20005). Mais si les grands groupes du secteur manufacturier et de la distribution concentrée ne s’y étaient pas mis il n’y aurait pas eu transformation de la Chine en «usine du monde» en quelque vingt ans. Ce sont eux qui ont permis, voire largement assuré, ainsi que Erik Izraelewicz l’illustre abondamment, notamment en ce qui concerne la grande distribution concentrée, le groupe américain Wal-Mart en tête, mais Carrefour (France) pas loin derrière. Dans l’encadré (voir ci-dessous), on trouvera quelques données d’origine universitaire sur le rôle de l’investissement étranger, américain d’abord, japonais ensuite et depuis quatre ans européen.
Il est paradoxal que certains théoriciens français «souverainistes de droite» disent les choses avec plus de clarté que quiconque à «gauche» ou même à l’extrême gauche. Les «souverainistes de droite» ont la hantise d’une situation où l’être-en-soi de la bourgeoisie cesserait de s’identifier à celui du capital comme catégorie centrale du mode de production capitaliste.
Jean-Luc Gréau constate ainsi qu’en Europe comme aux Etats-Unis «l’entrepreneur capitaliste, tel Hermès aux chaussures ailées, a emporté la patrie à la semelle de ses souliers». Pour les entreprises du monde occidental: «Les Eldorados de la délocalisation se situent désormais en Europe centrale et en Chine, en attendant l’Inde, qui doit entrer incessamment dans le groupe des sites de production à haut rapport productivité-coût du travail. Les écarts énormes de rémunération des travailleurs de tout type, entre les pays émergents convenablement dotés et les vieux pays industriels, impliquent des transferts progressifs d’activités et d’emplois vers les nouveaux venus dans la compétition mondiale. Les bases industrielles des premiers pays capitalistes sont d’ores et déjà en voie de démantèlement». (Jean-Luc Gréau, L’avenir du capitalisme, Collection Débats, Gallimard, 2005, page 33)
En délocalisant massivement les entreprises ne sont-elles pas en train de créer des tensions qui pourraient devenir insupportables et politiquement ingérables ? Le capital n’est-il pas en train de créer à la bourgeoisie, en tant que classe qui doit gérer la vie quotidienne de sociétés nationales fondées sur la propriété privée, de redoutables problèmes ? Que faire de «nations» dont la substance aura été vidée en terme d’emplois notamment ?
Jean-Luc Gréau attribue la responsabilité de cet état des choses aux IDE (Investissements directs à l’étranger) et aux opérations de sous-traitance internationale de la grande distribution concentrée. Il y voit surtout la conséquence de «la prise de pouvoir des marchés financiers dont le mouvement vers la mondialisation paraît indissociable». Et d’expliquer que cette prise de pouvoir: «a deux faces. Sous sa face pratique, il implique la subordination d’ensemble de la production et la subordination particulière de chaque société cotée aux objectifs des fonds d’épargne collectifs opérant en Bourse […]. Sous sa face idéologique, il pose le principe d’une unité formelle du capitalisme au vu de laquelle les différences ou les oppositions de cultures, de systèmes politiques, de mœurs économiques et financières ne peuvent exister qu’à l’état de survivances. La prétention des marchés financiers à réguler, donc à gouverner l’économie mondiale, implique l’unité du Capital et, sous son égide, l’unité du Travail. Il n’y a rien d’abusif à décrire le nouveau système comme une tentative explicite de réaliser le schéma marxiste enjambant les frontières entre nations et continents. Mais alors que l’unité en cause est aux yeux de Marx une unité de substance constatable dès le moment où le capital s’empare de la force de travail, elle est ici le résultat d’une mutation interne d’un système, accomplie sous l’impulsion du réseau des marchés financiers surplombant les Etats-nations et les entreprises.» (page 110).
Pour Marx, il ne s’est jamais agi d’une «unité de substance constatable», mais d’un trait contenu dans la catégorie du capital qui a pris deux siècles pour se développer pleinement. Il reste que des questions majeures sont posées par un auteur qui se situe en dehors du marxisme et qui dit sa détestation du mouvement ouvrier comme du mouvement altermondialiste.
Quelques pistes et points de repère
Il est indispensable de ne perdre de vue à aucun moment l’ampleur du rôle joué par l’IDE et les opérations de sous-traitance internationale de la grande distribution concentrée. C’est dans des conditions où ils réimporteront en France une partie des marchandises dont la production a été délocalisée et où les profits seront appropriés par les actionnaires, dont plus de 40 % sont des fonds de placement étrangers, que les groupes du CAC40 transfèrent leurs usines et sites à l’étranger. Le groupe SEB (électroménager) a délocalisé sa production à l’Est de l’Europe, mais il va continuer à faire appel à la fidélité de ses clients et à ses réseaux de commercialisation en France et ses profits accrus iront pour leur plus large partie aux actionnaires du groupe. Il faut donc cibler politiquement le fait même de l’appropriation privée de ce qui est le résultat d’un travail socialisé, œuvre de milliers, voire de dizaines de milliers de salarié·e·s sur plusieurs générations. C’est l’existence des entreprises en tant que capital privé et les actionnaires qui en ont la propriété qui est au cœur de tous les problèmes. Au stade actuel aucune loi extérieure aux rapports de propriété et qui cherche à les réguler sans y toucher, ne peut arrêter les délocalisations ou les licenciements boursiers.
Ensuite, il faut opposer un refus clair et net au «patriotisme économique» et refuser de se considérer dans «le même camp» que les dirigeants de groupes menacés d’absorption par une firme d’un autre pays. Le socle de ce refus est une «Europe des travailleurs» où la nature de la propriété des entreprises aura été modifiée. Les très fortes disparités des niveaux de salaire et des standards de vie entre les pays que le capital exploite, destinées à aiguiser la concurrence entre les travailleurs, ne pourront être surmontées que par des mesures qui assoient la solidarité et la coopération entre les salariés des différents pays sur des bases solides. La réponse la plus décisive à la concurrence croissante à laquelle les salarié·e·s sont obligés de se livrer de pays à pays est de faire vivre l’objectif de construction d’une véritable «Europe des travailleurs», une Europe des Etats-Unis socialistes et démocratiques du continent.
Aujourd’hui, les décisions d’investissement – produire quoi, pour quel marché en termes de niveau de la population bénéficiaire et de qualité des biens ou des services offerts ? produire où ? – sont totalement entre les mains du capital privé et du «marché». Mettre fin à la concurrence de pays à pays suppose de prendre des mesures pour commencer à la faire repasser entre celles des salarié·e·s. Un pas essentiel serait d’établir ou de rétablir des formes d’appropriation sociale sur les entreprises de service public, comme sur celles qui occupent une place stratégique importante. Aux stratégies de restructuration industrielle commandées par le profit et la maximisation de la «valeur pour l’actionnaire», il est nécessaire d’opposer l’organisation négociée de la coopération et de la division du travail entre systèmes de recherche et de production nationaux.
Mais il y a plus. La construction d’une véritable «Europe des travailleurs» est aussi le passage obligé pour la création des moyens économiques et politiques nécessaires pour répondre aux pièges de la concurrence avec les travailleurs chinois et indiens.
Soutenir des politiques protectionnistes contre les produits chinois, donc contre l’emploi des travailleurs chinois, ne peut avoir comme principal effet que celui de favoriser le développement du nationalisme, ici et là-bas. Une partie de la solution se trouve dans le changement de la propriété des groupes qui délocalisent vers ces pays.
Une autre se trouve dans une aide politique aux travailleurs de ces pays que les gouvernements de l’Union européenne se refusent à donner, même sur le plan de la défense des droits les plus élémentaires. La Chine attire les entreprises étrangères en écrasant les salaires au moyen notamment de la répression du syndicalisme indépendant ainsi que des organisations politiques qui ont tenté et tenteront de se former contre le pouvoir du Parti unique bureaucratico-capitaliste. Ce n’est qu’en aidant les travailleurs et les militants chinois à s’organiser contre celui-ci que les mouvements sociaux chinois seront capables de prendre l’initiative et combattre contre l’exploitation et l’oppression politique.
Une «Europe des travailleurs» rendrait possible l’émergence d’un mouvement ouvrier et politique chinois indépendant. On me dira que tout cela est utopique. De mon côté, j’attends qu’on m’explique quelle autre perspective opposer à la mise en concurrence féroce que le capital crée et créera toujours plus entre les travailleurs de Chine et d’Europe.
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Le rôle du capital étranger dans l’émergence de «l’usine du monde»
A titre d’exemple provisoire, quelques citations et données extraites de Françoise Hay et Yunnan Shi, La montée en puissance de l’économie chinoise, Presses Universitaires de Rennes, 2005 et du rapport des Nations Unies (CNUCED), World Investment Report, 2005.
«C’est au cours des vingt dernières années (et plus encore à partir de 192-1993) que se sont affirmés les avantages comparatifs de la Chine dans des secteurs donnés de l’industrie mondiale. Ce sont essentiellement des investissements directs étrangers (IDE) massifs reçus par le pays qui lui ont conféré cette supériorité. Aujourd’hui la plupart des grandes multinationales opèrent en Chine soit directement, soit par le biais des opérations de sous-traitance. Le label ‘made in China’ est omniprésent dans les consommations quotidiennes des habitants du monde entier». La Chine partage avec le Luxembourg l’indice de transnationalité
En effet, les IDE effectués en Chine sont passés d’une moyenne annuelle de 2,5 milliards entre 1985 et 1990, à 11 milliards en 1992, puis 27,5 milliards en 1993. La moyenne annuelle s’est ensuite située à plus de 42 milliards entre 1996 et 2000. En 2002 et 2003 les IDE ont atteint 53 milliards et 64 milliards en 2004.
La part des IDE dans la formation du capital chinois a augmenté de 0,9 % en 1985 à 10,5 % en 2001 et leur contribution dans le PIB chinois de 3,1 % en 1980 à 36,2 % en 2002. A titre de comparaison, le chiffre correspondant pour le Japon est de 2 %.
Depuis vingt ans, 2,7 points de pourcentage de la croissance totale de 9,7 % du PIB chinois a été assurée directement ou indirectement par les capitaux étrangers.
Les exportations des entreprises étrangères (filiales à 100 %, entreprises communes et contrats de sous-traitance) ont assuré les deux-tiers de la croissance des exportations chinoises. Elles en représentent plus de la moitié depuis 2000 contre un quart en 1992. Ces exportations sont pour moitié le fait d’échanges intra-firmes (entre les filiales et les maisons mère).
«La Chine tend à élargir ses productions à partir des activités intensives en travail vers des activités de plus en plus «haut de gamme»: ordinateurs, voitures, pétrochimie. Même si les technologies utilisées restent encore relativement simples […] cette montée en gamme a été au départ plus le fait des délocalisations d’entreprises étrangères que de progrès intrinsèques au pays».
«Il ressort d’une analyse des firmes de la liste «Fortune Global 500» que les investissements des plus grands groupes mondiaux se concentrent dans quatre industries de technologie avancée: l’électronique et les équipements de télécommunication, les machines, les équipements de transport, les matériaux et les produits chimiques. 486 des 500 multinationales observées ont investi dans ces quatre industries, pour un montant représentant 40 % des investissements en Chine. […] Avec l’entrée en scène des grandes entreprises transnationales, la structure du marché chinois a beaucoup changé depuis les années 90. Le résultat de la troisième enquête sur l’industrie nationale montre que dans 133 des 517 branches de la nomenclature la part des entreprises étrangères a dépassé 30 %».
«Un certain nombre d’entreprises transnationales ont déjà établi leurs instituts de recherche et de développement en Chine pour accompagner leur base de fabrication: c’est le cas de Microsoft, Général Motors, Intel, Hewlett Packard, IBM, Lucent, Motorola, Erickson et Nokia. Beaucoup d’entre elles se sont établies après 1997».
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* François Chesnais, économiste, est rédacteur de la revue Carré rouge. François Chesnais a dirigé ou participé, dernièrement, à la publication des ouvrages suivants: La finance mondialisée (Ed. La Découverte, 2004), La Finance capitaliste (PUF-Actuel Marx, 2006), Fin du néolibéralisme ? Actuel Marx, N° 40, PUF, 2006.
(5 janvier 2007)
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