Brésil

pauvreté

Pauvreté en Amérique latine: 1990-2004 (BID)

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La répugnante consommation de biens de luxe

Altamiro Borges *

Une fois encore, la journaliste Mônica Bergamo, dans un article impertinent paru dans le quotidien Folha de S. Paulo, doit avoir déçu de nombreux milliardaires qui cherchent des commérages et des scoops dans les pages déprimantes des rubriques mondaines.

A l’aide de chiffres et de faits impressionnants, elle épluche la «carte du luxe» du pays. De manière ironique, elle révèle que «s’il y a un secteur qui n’a pas besoin d’un Programme d’accélération de la croissance [PAC: programme du gouvernement Lula] c’est bien celui de la consommation du luxe haut de gamme. Le pays a connu une croissance de 3,7%, est-ce bien vrai ? Le  marché du luxe a quant à lui explosé: sa croissance a été de 32% l’année passée [2006]. Si en 2005, le chiffre d’affaires des entreprises de la branche a atteint les 2,9 milliards de dollars, en 2006 celui-ci a atteint 3,9 milliards de dollars… Et en 2007, on estime que ce chiffre atteindra 4,3 milliards de dollars».

Il y a quelques jours, la Banque Interaméricaine de Développement (BID) a publié une étude qui montre que 205 millions de personnes vivent au-dessous du seuil de pauvreté en Amérique Latine, ce qui équivaut à presque 50% de ce continent sinistré.

Ce fait alarmant prouve que ce ne sont que quelques personnes qui se sont appropriées de la croissance récente de la région, ceux qui se vautrent dans la consommation de luxe alors que la majorité souffre de devoir vivre avec moins de dix dollars par jour. «L’expansion de l’économie ne se reflète pas dans l’amélioration de la qualité de vie de la majorité de nos habitants», a reconnu le président de la BID, Luis Alberto Moreno.

Les deux faits illustrent le magnifique poème de l’Allemand Bertold Brecht: «L’on dit des fleuves qu’ils sont violents, mais personne ne dit des rivages qui les compriment qu’ils sont violents.»

Le prix du «petit sac»: R$ 7.000 ou 4155 francs suisses

Sur la base d’une étude non publiée, faite par le GfK Indicator, Bergamo indique que la consommation de produits de luxe s’est répandue dans le pays et qu’elle n’est plus exclusivement l’apanage des élites de la région de Rio de Janeiro/Sâo Paulo.

«L’année passée, 74% des presque cent entreprises interrogées pour les besoins de l’enquête ont fait leurs affaires à Sâo Paulo contre seulement 59% d’entre elles qui cette année annoncent la même intention. A Rio de Janeiro, le niveau des affaires a chuté de 32% à 22%. Surprise: 5% des marques vont développer leurs affaires à Recife (Etat de Pernambuco), ce qui n’apparaissait jamais auparavant dans les statistiques… Les explications sont diverses. L’année passée, au Nordeste, la consommation en général a observé une croissance de 18% contre 6% dans le reste du Brésil. Le phénomène, associé à l’augmentation du tourisme, par l’arrivée massive d’étrangers fortunés, est en train de renforcer et de stimuler le pouvoir d’achat de la classe moyenne haute.»

La journaliste illustre le reportage par le cas de la boutique Dona Santa/Santo Homem, qui représente le nec plus ultra du chic au Nordeste  [la région la plus pauvre du Brésil]: c’est un palais de quatre étages à Recife, où la collection de sacs Prada qui a été mise sur les étagères au mois de janvier a déjà été entièrement  vendue. Prix: R$ 7.000. «Certaines femmes viennent ici un jour pour acheter un chemisier tout simple. Puis elles reviennent le lendemain et achètent la garde-robe entière», raconte Celso Ieiri, le gérant du magasin. Petit détail: la blouse «basique» peut coûter R$ 2.600». «L’on compte déjà 9 mille clients de luxe au Nordeste. Il y a environ deux ans, ce n’était pas comme cela. Dona Santa ne vendait que des marques brésiliennes. Puis nous avons fait une enquête et avons constaté qu’il existait dans la ville une clientèle disposée à acheter  des importations haut de gamme», dit Juliana Santos. «Les ventes ont alors  triplé. Les meilleurs clients vont jusqu’à dépenser R$ 50 mille en une fois.»

Une autre preuve de cette ostentation est la construction de lotissements de luxe au Nordeste. La mode est maintenant aux terrains de golfe, comme celui qui est projeté par le bureau d’architecte Odebrecht sur la plage de Paiva (Etat de Pernambuco). «L’entreprise construira des hôtels, des terrains hippiques et des lotissements de maisons qui coûteront chacune R$ 1.36 millions. L’entreprise Queiroz Galvâo a construit un immeuble avec 34 appartements au prix de R$ 2 millions chacun. Elle a tout vendu en 15 jours». Si la situation est telle au Nordeste, imaginez ce qu'elle peut être dans les régions plus riches du Sud et du Sud-Est. Dans ces demeures, la bourgeoisie et les couches les plus aisées de la classe moyenne rient à gorge déployée.

A Florianópolis [haut lieu du tourisme], raconte la journaliste, «même celui qui est déjà habitué au monde merveilleux de la splendeur et de la somptuosité paulistes ne peut qu’être épouvanté par la quantité de Ferrari  qu’il voit dans la rue».  Marcos Campos ajoute: «C’est une chose amusante, comme on peut en voir à Miami. Il y a un millionnaire venant de l’Etat de Goias qui laisse sa Ferrari au garage, à Florianópolis, et qui l’utilise seulement pendant les week-ends et pendant les vacances.» Récemment construit, le lotissement Jurerê International est le plus cher du pays, avec ses terrains qui sont vendus à R$ 2,5 millions. «Et il n’y a là que des gens raffinés» se réjouit l’un de ces richards.

Les causes de l’inégalité révoltante

Le reportage de Mônica Bergamo, l’une des rares journalistes qui conserve encore un sens critique aigu dans son milieu «naturel» si déplorable, approfondit l’enquête en présentant le livre Les riches au Brésil, de l’économiste Marcio Pochmann (2004). Cette étude présente une radiographie détaillée de la caste des riches du pays, en révélant que seules 5 mille familles possèdent un volume patrimonial équivalant à 42% de tout le Produit Interne Brut (PIB). Face à cette aberration, illustrée maintenant par la «carte du luxe», la journaliste s’interroge: «Comment est-il possible qu’un pays qui compte plus de 177 millions d’habitants ne possède que 5 mille familles détentrices d’un volume de richesse équivalant au 2/5 de tout le flux des revenus géré par le pays sur la période d’une année ?» 

Pour répondre à cette incommode question, le livre aborde la question de l’injuste formation historique du Brésil depuis l’époque de la colonie jusqu’à aujourd’hui ; il analyse les mécanismes du pouvoir de l’élite ; et il identifie les îlots de richesse dans la «mer agitée» d’exclusion qui constitue ce pays que l’on nomme  Brésil. Déjà dans l’introduction, le lecteur est averti que «ce sont bien les riches qui détiennent  le plus grand pouvoir dans la société, en influant directement et indirectement sur les mécanismes de production et de reproduction de la richesse et de la pauvreté. Par l’intermédiaire des élites politiques et économiques, le segment riche interagit socialement et finit par orienter, dans la majorité des cas, la conduite des politiques économiques et sociales qui résistent alors à toute tentative de réduire l’inégalité.»

Cette capacité de l’élite à maintenir ses privilèges, en s’adaptant à tous les gouvernements, explique le maintien chronique des taux élevés de concentration de la richesse. «La stabilité des classes supérieures est surprenante… Selon le Recensement de 1872, par exemple, le Brésil comptait 10,1 millions d’habitants répartis sur 1,3 million de familles environ, et  seulement 23,4 mille familles riches. Ce qui faisait que le 1,8% du total des familles possédait à lui seul environ 2/3 des richesses disponibles et de tout le flux des revenus du pays… Et en 2000, ce n’étaient que le 2,4% des familles résidant dans le pays qui appartenaient aux classes supérieures.»

Les fils bâtards de la financiarisation

En ne tenant compte que de l’infime couche sociale composée par les 5 mille familles les plus riches, le livre arrive à la conclusion choquante que c’est ce groupe (0,001% des familles) qui dirige le Brésil. «Bien que leur composition se transforme un peu, ces familles ‘très riches restent imperméables aux tentatives de combat contre l’inégalité, en formant entre elles une alliance d’intérêts solide et puissante qui résiste à tout changement à l’intérieur de l’anachronique cadre existant». Le livre présente également des tableaux inédits sur la concentration de la richesse et des revenus. Avec des cartes en couleur, le livre localise «où se trouvent les riches au Brésil» et donne des pistes solides sur les métamorphoses qui ont lieu dans ce processus d’accumulation.

A la différence de ce qui se passait dans les autres phases historiques, lorsqu’elle naissait du latifundium ou de l’industrialisation intense, la richesse se forme aujourd’hui dans le circuit restreint des finances. La nouvelle caste des riches, fille bâtarde de la financiarisation, ne possède aucun projet de nation ni d’engagement envers le peuple. A partir des années 90, la vague néolibérale «a non seulement assuré aux élites des gains financiers énormes – gains qui échappent aux entrepreneurs du secteur productif et aux secteurs à hauts rendements (et dont l’énormité est prouvée par la modification du mode de consommation des riches) –, mais leur a également permis de se ‘primo-mondialiser’ sans sortir du pays».

Les riches toujours plus riches

«En réalité, les riches brésiliens sont de façon  générale toujours plus riches, sans adjectifs ni qualificatifs. Des riches globaux et financiarisés, un peu hors-sol… Mais ils continuent de se mouvoir dans les mêmes espaces, et défendent les valeurs et utopies du passé. La différence réside dans le fait que les nouveaux riches d’aujourd’hui n’ont effectivement plus de patrie. Ils ont renoncé partiellement au lourd fardeau qui consiste à faire d’eux des exploiteurs du travail qui doivent produire des marchandises dotés de valeur d’usage. Ils résident dans la sphère de la circulation, là où le capitalisme s’est toujours senti à la maison. Il s’agit d’une nouvelle élite et d’une nouvelle forme de richesse qui est indépendante de la production et de l’emploi, ou qui, pire encore, vit de leur assèchement».

Cette élite individualiste, consumériste et ostentatoire, décrite dans le reportage de Mônica Bergamo et théorisée dans le livre de Marcio Pochmann, ne se préoccupe aucunement du destin du pays et éprouve même du dégoût pour le peuple brésilien. Alors qu’elle n’a aucunement à se plaindre du gouvernement Lula qui permet que soient atteints de tels records dans la consommation de grand luxe, cette élite n’hésite pas à distiller son venin réactionnaire et raciste. Lors de la récente grève des contrôleurs aériens, «l’extinction aérienne» comme l’ont appelé les médias, j’ai assisté à une scène révélatrice de cette haine de classe. «Je ne suis pas ouvrier. Ce n’est pas un omnibus pour paysan. Ce Lula donne de l’argent aux pauvres, ne s’occupe pas de l’aviation et, de plus, il remplit les avions de gens qui n’ont jamais pris l’avion de leur vie», hurlait, hystérique et hydrophobe, un patron rondouillard dans la salle d’attente de Congonhas (l’aéroport situé quasi au centre de la ville de Sao Paulo) (Trad. A l’encontre)

* Itamiro Borges est journaliste et contribue à l’hebdomadaire Brasil do Fato. Membre de la direction du Parti Communiste du Brésil, parti qui est intégré au gouvernement Lula, tout en faisant des critiques. Cela explique, en partie, la fin de son article. (réd)

(10 mai 2007)

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