Brésil

Dom Luis Cappio

 

Version imprimable



La légitimité de la grève de la faim
de l’Evêque qui jeûne pour nous

Valério Arcary *

Mgr. Luiz Cappio [1] manie avec un courage admirable l’arme de la grève de la faim afin d’exiger du gouvernement Lula la suspension des travaux de détournement du fleuve São Francisco [voir sur ce site l’article du 16 décembre 2007]. Sa lutte mérite l’appui de tous. Ce détournement est un projet plus que controversé et de nombreuses critiques très sérieuses démontrent que les milliards de reais investis ne seront pas suffisants pour garantir l’accès à l’eau potable [2]. Ce sont en réalité des intérêts d’entreprises qui se cachent derrière le discours portant sur le fait d’«amener l’eau à ceux qui ont soif».

Mais il existe une autre dimension dans la grève de la faim de Mgr. Cappio. La légitimité de la grève de la faim en tant que forme de lutte a été mise en doute par les forces qui appuient le gouvernement, en tout premier lieu par les dirigeants du PT [Parti des Travailleurs] qui ont mobilisé Patrus Ananias, un militant catholique, pour accuser D. Cappio d’être extrémiste et radical. Cette accusation n’est pas innocente. Elle a pour objectif de diminuer son capital de sympathie sociale, de réduire son audience politique et d’étouffer la répercussion internationale que connaît sa grève de la faim.

Sur tous les continents, les grèves de la faim ont constitué au cours du XXe siècle l’une des formes de lutte défensive pour les droits démocratiques élémentaires. Sa légitimité, autant historiquement que politiquement, est irréfutable. Elle a gagné une visibilité mondiale à partir des grèves de la faim de Gandhi contre l’oppression coloniale anglaise en Inde avant l’indépendance, et ces grèves ont été menées dans une stratégie de désobéissance civile. En Bolivie, il existe également une longue tradition de grèves de la faim, et l’une d’elles a mis le feu au pays en conduisant jusqu’à une grève générale qui a renversé la dictature Banzer en 1978. Toujours en 1978, mais au Mexique, 84 femmes et quatre hommes ont commencé un jeûne dans la Cathédrale pour exiger la libération de 1500 prisonniers. Leur action a obtenu la première amnistie politique qu’a connue le pays. Finalement, au Brésil, en 1978 également, presque deux dizaines de militants de la toute jeune Convergência Socialista [courant marxiste-révolutionnaire qui participera à la création du PT] ont fait une grève de la faim à la PUC/SP [l’Université Pontificale Catholique de São Paulo] lorsque tout le Comité Central – à l’exception de trois membres – a été mis en prison au mois d’août avec Nahuel Moreno [dirigeant trotskyste argentin, 1924-87]. Ils ont ainsi pu empêcher la déportation du leader argentin vers Buenos Aires, où une mort quasi certaine l’attendait.

En Irlande, en 1981, des leaders prisonniers de l’IRA ont fait des grèves de la faim qui ont été jusqu’au sacrifice de la vie de Bobby Sands [républicain irlandais, membre de l’IRA, mort en 1981 après une grève de la faim de 66 jours], qui exigeait la reconnaissance du statut de prisonnier politique. Au Chili, des prisonniers mapuches [peuple indien vivant dans la cordillère argentino-chilienne] ont fait une grève de la faim il y a quelques mois. Les grèves de la faim émeuvent la société parce qu’elles démontrent une disposition au sacrifice ultime pour défendre une cause. Quant aux ennemis des luttes populaires, ils les dénoncent comme étant un geste radical, messianique ou encore millénariste.

Il est vrai que dans la lutte contre l’exploitation, les masses populaires se sont plus d’une fois laissé séduire par des discours millénaristes ou messianiques (des discours eschatologiques qui prévoient un épuisement «naturel» de l’ordre du monde et la rédemption d’une vie de souffrance par un agent salvateur) faisant écho à leurs aspirations à la justice. Ce sont des illusions selon lesquelles le monde pourrait changer vers le mieux sans lutte ou sans prendre de grands risques.

Mais ce langage mystique ne devrait pas détourner notre attention. La vie matérielle des masses populaires tout au long de l’histoire s’est réappropriée l’image de la vallée des larmes. Celui qui vit sous le règne de l’exploitation a besoin de croire qu’il est possible de transformer le monde ou qu’au moins, il y aura des récompenses et des punitions dans une autre vie, et il a de bonnes raisons pour désirer cela. L’espérance en un changement imminent, ou la foi en la force d’un commandement salvateur, répond non seulement à une intense nécessité subjective – les sceptiques diront que ce n’est qu’une consolation – mais également à une expérience. Ceux qui vivent du travail ont toujours constitué la majorité. Et les exploité·e·s savent qu’ils seront toujours la majorité, tant qu’il y aura l’exploitation. C’est de cette expérience que se renouvelle l’espérance selon laquelle on peut changer de vie.

Toutes les classes dominantes ont été hostiles aux doctrines utopiques qui prévoient la subversion de l’ordre et elles ont combattu sans hésitation les mouvements de masses qui ont embrassé le pronostic – ou la prophétie – d’un imminent écroulement du pouvoir en place. Le peuple s’exprime dans le vocabulaire qui est le sien, et des croyances révolutionnaires, quand elles conquièrent les voix des gens des rues, peuvent parfois s’exprimer dans un langage religieux. Ce sont les dépossédés, les opprimés et les radicaux politiques qui vivent avec la perspective qu’il est possible de changer le monde. Les réactionnaires de tous les temps, eux, ont toujours insisté pour disqualifier les utopies en les présentant comme des théories et des projets de gens égarés inspirés par des fanatiques et des bigots.

Mais comme pour tout, on ne doit pas exagérer, et il serait faux d’établir une équation simple entre croyances millénaristes et mouvements égalitaristes. Dans la plupart des pays, les mouvements ouvriers et syndicaux modernes ont été essentiellement laïcs et ont constitué l’une parmi les plus importantes expressions sociales de la sécularisation des sociétés urbanisées et industrialisées. Autant les réformistes que les révolutionnaires ont lutté pour un programme de revendications immédiates qui portaient sur les nécessités concrètes des travailleurs. La différence entre eux n’était pas dans le refus des radicaux de lutter pour des réformes, mais dans celui des modérés d’assumer un programme anticapitaliste.

La dimension dite utopique de l’idée socialiste – la promesse d’une société sans classes, ou du moins le pari sur la liberté humaine – a eu et a encore sa place dans l’exaltation idéologique. Les rêves alimentent la lutte pour un monde meilleur. Le rêve d’une nouvelle société qui garantirait des droits et des devoirs égaux est nécessaire. L’idée d’égalité sociale et de liberté humaine continue à nourrir les aspirations civilisatrices les plus élevées de l’époque qu’il nous appartient de vivre. Le mouvement politique socialiste-révolutionnaire s’est donné des objectifs tels que la défense de droits dans des situations défensives et la conquête du pouvoir dans des situations révolutionnaires – objectifs qui ne pourront d’ailleurs être atteints par les militants que s’ils sont vivants…

Il n’y a pas à regarder tout cela avec condescendance. La relation entre la misère extrême, le désespoir social, la pauvreté culturelle et les désirs ardents d’apocalypse a été historiquement antérieure à l’influence du marxisme dans les classes populaires, et tout cela n’a jamais cessé d’ailleurs d’exercer son influence sur les marxistes eux-mêmes.

Elles sont puissantes les pressions d’inertie sociale et culturelle qui emprisonnent les grandes masses travailleuses, urbaines et rurales, dans la somnolence, dans l’apathie ou dans la soumission, mais dans des situations révolutionnaires, ces pressions se font encore plus fortes. Il n’y a pas de force sociale plus puissante dans l’histoire que la révolte populaire quand elle s’organise et se mobilise. La peur que le changement ne se produise jamais ou la peur du travailleur découragé par la crainte des représailles s’affrontent à une peur plus grande encore: celle désespérée des classes propriétaires de tout perdre. Dans la chaleur des processus révolutionnaires, le manque de confiance des travailleurs en leurs propres forces et leur incrédulité devant les rêves égalitaristes ont été vaincus par l’espérance de liberté, un sentiment moral et une aspiration politique bien plus élevée que la mesquinerie réactionnaire et l’avarice bourgeoise.

La place des socialistes est indiscutablement aux côtés de D. Luiz Cappio. La grandeur de son sacrifice doit servir à ce que nous nous levions tous pour lutter. (Traduction A l’Encontre)

* Valério Arcary est professeur d’histoire au Centre Fédéral d’Education Technologique de São Paulo. Il est l’auteur de As Esquinas Perigosas da História, situações revolucionárias em perspectiva marxista (Les Virages Dangereux de l’Histoire, situations révolutionnaires dans une persepective marxiste).

1. L'évêque de Barra, situé dans l’Etat de Bahia (nord-est), Mgr Luiz Cappio est âgé de 61 ans. Mercredi 19 décembre, il s'est évanoui et a été hospitalisé mercredi, à son 23e jour de grève, après que la Cour Suprême du Brésil se soit prononcée en faveur de la poursuite des travaux. Lula n’a pas manqué de souligner que lui aussi avait, dans les années 1980 fait une grève de la faim, mais que ce projet de barrage était tout à fait valable. Mgr Luiz Cappio avait déjà fait une grève de la faim du 24 septembre 2005 au 4 octobre 2005. Selon l’hebdomadaire français Témoignage chrétien: « Devant la petite chapelle de Sobradinho, surplombant le rio Sao Francisco, plusieurs centaines de personnes forment une longue file d’attente. Les mines sont graves et les conversations à voix basse oscillent entre admiration et colère. A l’intérieur de l’édifice, assis dans la sacristie, Mgr Luiz Flavio Cappio reçoit ses visiteurs du jour, anonymes ou pas, avec une égale gentillesse. Le visage éclairé par un sourire un peu las, il les salue un à un, donne parfois sa bénédiction, mais reçoit surtout des marques d’encouragement et de soutien. « Nous sommes avec vous » ; « votre combat est digne et respectable » ; « grâce à vous nous ferons plier Lula » ; « merci de lutter pour nos vies et celles de nos enfants » ; « vous êtes un saint »... À ceux qui s’inquiètent pour sa santé… [il] répond : « Si physiquement je me sens affaibli, mon esprit, lui, est fort. » Avant d’ajouter sur un ton très ferme : « Cette fois-ci, je ferai la grève de la faim tant que le projet de transposition du fleuve Sao Francisco ne sera pas abandonné. Et je suis prêt à mourir pour ça. » (réd.)

2. Les dangers liés au projet de transposition du fleuve Sao Francisco – le troisième cours d’eau le plus important du pays – qui est long de 2 600 km et traversant cinq États. Ce «détournement partiel» est destiné officiellement à «acheminer l’eau potable à 12 millions de Brésiliens vivant dans la région semi-aride du Sertao pour faciliter le développement économique de la région». Et cela grâce à la construction de deux canaux principaux se subdivisant ensuite en 720 km de canaux et de galeries. Outre son coût pharaonique – estimé à près de 8 milliards d’euros –, de nombreuses associations de l’environnement ainsi que des mouvements sociaux, religieux et communautaires assurent en effet que le détournement de 1,4 % des eaux du fleuve aura de graves conséquences économiques, sociales, environnementales et culturelles. Certes, la sécheresse frappe régulièrement la région du Sertao (qui fait partie de ce gigantesque «polygone de la sécheresse»), mais ce n’est pas qu’un «produit» des conditions climatiques, c’est un phénomène étroitement lié à l’histoire comme à la structure économique et sociale du Brésil. Avec des conséquences souvent dramatiques en termes de vies humaines et des exodes massifs de populations vers les grandes villes du pays et ses favelas misérables. D’où l’évocation régulière, depuis... 1877, de la transposition du fleuve Sao Francisco. Lula, originaire du Sertao, a fait sien ce projet en affirmant que son « vœu le plus cher est de donner une chance à 12 millions d’êtres humains de vivre enfin dignement ». Une volonté partagée sur le fond par les opposants au projet de transposition. Mais pas sur la forme. « L’objectif de rendre l’eau accessible à tous grâce à la transposition est un énorme mensonge» affirme Ruben Siqueira, responsable du dossier au sein de la Commission Pastorale de la Terre (CPT). Pourquoi:«Car le gouvernement se garde bien de dire qu’avant d’atteindre les populations concernées, ce projet est d’abord destiné à irriguer des terres qui appartiennent à des multinationales désirant développer une agro-industrie pour produire des biocarburants.» Le «Polygone de la sécheresse » pourrait bien devenir une terre de prédilection pour les agro-industriels qui cherchent d’immenses étendues pour produire de la canne à sucre, afin de fabriquer l’éthanol, ce «biocarburant» dont le Brésil est déjà le premier producteur mondial avec les Etats-Unis (voir à ce sujet le dossier publié dans le N°1 de la revue La Brèche-Carré Rouge, abonnement en ligne sur ce site). Une hypothèse qui a quelques fondements lorsque l’on prend en considération l’accord signé, en juillet 2007, entre, notamment, Petrobras, la compagnie nationale des pétroles, les gouverneurs des États du Pernambouc et de Bahia et deux transnationales japonaises (Itochu et Toyota). Le but: développer la culture de la canne sur quelque 150 000 hectares «irrigués ». afin d’alimenter entre cinq et sept usines de transformation de la canne en alcool. Le gouvernement Lula n’hésite pas à faire appel à l’armée pour assurer les travaux. (réd.)

(21 décembre 2007)

Haut de page
Retour


case postale 120, 1000 Lausanne 20
Pour commander des exemplaires d'archive:

Soutien: ccp 10-25669-5

Si vous avez des commentaires, des réactions,
des sujets ou des articles à proposer: