Johan Eliasch et Ana Paula Junquiera
L’Amazonie pour… 50 milliards dollars ?
Udry Charles-André
Le 8 septembre 2007, le quotidien anglais The Independent décrivait Johan Eliasch, homme d’affaires et fils d’industriel d’origine suédoise, comme une sorte de produit hybride entre l’entrepreneur à la tête d’un empire de produits de sports – Head, dont les skis et raquette de tennis sont bien connus – un banquier et un producteur de films. Il était qualifié ainsi par The Indpendent: «Un des philanthropes verts de pointe en Grande-Bretagne.»
Il avait, nous informait-on, acheté pour 8 millions de livres sterling (17,5 millions de francs à l’époque) quelque 400’000 acres – soit quelque 200'000 hectares – de forêt humide tropicale afin de la protéger de la dévastation commise par des entreprises forestières.
Mieux, ce suédois qui figurait au 211e rang sur la liste des personnages les plus riches de la Grande-Bretagne, selon le classement du Sunday Timnes, avait complété son voyage politique en quittant le parti conservateur pour occuper une place de conseiller de choix auprès du ministre des finances de Tony Blair: Gordon Brown. Il ne se trompait pas sur ce qu’était et est le New Labour Party, un parti bourgeois, alors à la mode.
Il avait, néanmoins, prêté quelque 2,6 millions de livres au parti conservateur. Ce dernier doit les lui rendre. Les bons comptes font les bons amis. Ce qui, de plus, est normal puisque Johan Eliasch animait le Centre pour la Justice social, un think-tank mis en place par l’ancien dirigeant conservateur Iain Duncan Smith !
La presse, il y a moins d’un an, disait que cette migration politique allait porter un coup sévère au nouveau leader du parti Tory: David Cameron. Ce jugement ne semble pas avoir été confirmé, quand on connaît les résultats électoraux désastreux des travaillistes, entre autres dans le Grand Londres, en mai 2008. Et, le passage du centre-gauche au centre-droite, et inversement, devient lentement une habitude pour ceux qui savent placer leurs pions politiques comme leurs actions en Bourse.
Le coffre-fort amazonien
Depuis lors, notre millionnaire «avec une conscience» semble, lui, avoir élargi son horizon. Tout le monde sait que l’Amazonie est une sorte de banque multifonctionnelle que le Capital voudrait bien totalement contrôler.
Depuis longtemps, le pillage des semences végétales est un commerce lucratif. La biopiraterie permet de faire, selon l’Institut brésilien de l’environnement (Ibama), un chiffre d’affaires de plusieurs milliards de dollars chaque année. Selon un des spécialistes de la biopiraterie – mise à profit par les grandes sociétés de la pharmacologie – le professeur Joao Calixto de l’Université de Santa Catarina, quelque 40% des médicaments disponibles aujourd’hui ont été développés à partir de substances actives issues de plantes. Pour exemple: la cyclosporine (un immunosupresseur), la dogoxine (traitement de l’insuffisance cardiaque), etc. etc.
C’est en 1992 que la notion de «biopiraterie» a été développée et ce à l’occasion de la Convention mondiale pour la biodiversité. Mais, au plan légal, les avancées sont, de fait, nulles. L’OMC (Organisation mondiale du Commerce) y veille.
En effet, la question est aussi simple que cela: il faudrait pouvoir prouver, pour remettre en cause un brevet (propriété intellectuelle), que telle substance est le produit d’un acte de «biopiraterie». Or, comme le dit la juriste de UNIFESP (Université fédérale de Sao Paulo), Cristina Assimakopoulos: « De toute façon, tous (les exemples donnés) sont des cas d’exploitation de la biodiversité brésilienne. Et tous témoignent de l’utilisation de connaissances traditionnelles indiennes. Sinon, ils auraient difficilement attiré l’attention des laboratoires.»
C’est ici qu’un lien peut être établi entre notre milliardaire, conseiller spécial de Gordon Brown dans le domaine de la déforestation, et la lutte proclamée contre le réchauffement climatique.
Pour rappel l’Amazonie est un vaste bassin de 6 millions de kilomètres carrés, dont la moitié appartient au Brésil. Le reste couvre le pied des Andes et donc se «divise» entre la Colombie, l’Equateur, le Pérou, la Bolivie, le Venezuela. La densité de la population est très faible. Mais la croissance de la présence de populations a fortement augmenté au cours des deux dernières décennies.
Dès le milieu des années 1970, des grands groupes financiers transnationaux ont cherché à contrôler des parties de l’Amazonie, sous la protection des militaires brésiliens. Ces derniers avaient capturé le pouvoir en 1964. Ils donnaient des assurances de «stabilité» aux investisseurs américains. De surcroît, ils recevaient des aides de Washington pour leur projet de contrôle militaire «brésilien» sur toute l’Amazonie, cela dans la perspective renforcer ce que certains ont qualifié de «sous-impérialisme» brésilien.
Ainsi, le groupe américain Rockfeller a acquis 500'000 hectares. La Georgia Pacific – avec son siège à Atlanta et qui est une des importantes sociétés mondiales dans la construction, le papier, etc. – fit de même avec 640'000 hectares . Le constructeur d’automobile allemand Volkswagen se lança aussi, par le biais de sa filiale, Volkswagen do Brasil, dans l’acquisition initiale de 220'000 hectares, cela pour faire de l’élevage. Une opération rentable.
Une des figures emblématiques du pillage de l’Amazonie fut l’entrepreneur américain Daniel K. Ludwig (disparu en 1992). Il avait constitué une fortune dans le transport maritime. Après un essai d’installation coloniale au Costa Rica, les militaires brésiliens lui assurèrent la possibilité d’achat, en 1967, de quelque 6500 km2 de terre sur un affluent du fleuve Amazone, le Rio Jari, pour la modique somme de 3 millions de dollars. Il développa des «projets forestiers» pour la pâte à papier, ce qui impliqua la plantation d’arbres «plus» rentables (eucalyptus). Il en découla une destruction de l’humus, fragile dans cette zone de forêts humides tropicales. Il installa aussi des usines pour faire de la pâte à papier. Une partie d’entre elles étaient remorquées sur les océans depuis le Japon.
Son projet, avec des traits d’industriels «paternalistes» du XIXe européen, impliquait la construction de «petites villes», de routes, etc. Il employa jusqu’à 35'000 travailleurs. L’affaire coula économiquement: Il a pu la remettre à un groupe «d’hommes d’affaires» brésiliens qui se mirent à la tête du groupe Jarcel Cellulose Ldt, connu pour des exploits en termes de contamination environnementale.
A l’orée du XXI siècle, outre le réservoir génétique amazonien, cette gigantesque région, décisive dans les «équilibres climatiques», devient l’objet de relance et d’extension d’anciens projets: le pétrole (découvert en 1955), de gaz naturel ; de minerai de fer et manganèse (Etat d’Amapa et surtout de Carajas), d’étain et d’uranium dans la région de Manaus. A cela s’ajoutent les projets d’exploitation du potentiel hydroélectrique de l’Amazonie qui ont commencé déjà dès 1984. Aujourd’hui, le bioéthanol, à partir du maïs ou de la canne à sucre, constitue un nouveau défi mortel pour l’Amamzonie.
Une visée: pourvoir les pharmas
Alors, lorsque le quotidien O Globo, annonce le 25 mai 2008, que l’homme d’affaires Johan Eliasch (48 ans), selon les rapports de l’Abin (Agence Brésilienne d’Intelligence), veut se porter acquéreur de l’essentiel de l’Amazonie pour la somme de 50 milliards de dollars, quelques interrogations surgissent.
La déclaration de Johan Eliasch a été faite, selon les deux journalistes de O Globo, Illimar Franco et Jailton de Carvalho, pour inciter des investisseurs anglais à s’intéresser à acquérir l’Amazonie, ce poumon du monde, «qu’il faut sauvegarder».
Ce n’est pas exactement un scoop. Le 19 mars 2006, dans le Times de Londres, Eliasch avait déjà annoncé qu’il allait visiter les terres qu’il avait acquises au cœur de la forêt amazonienne, une superficie équivalente au Grand Londres.
Il avait alors déclaré: «En théorie, vous pouvez acheter pour 50 milliards de dollars l’Amazonie.» L’explication reposait une une équation remarquable: les typhons type Katrina (qui a balayé une grande partie de La Nouvelle Orléans) sont le produit indirect, selon Johan Eliacsh de la déforestation. Le retour sur investissement est rapide et élevé dit-il. Voilà, la nouvelle philanthropie à la Bill Gates ou Warren Buffet. Les super-riches vont s’occuper du monde. En l’achetant.
L’opération n’est pas tout à fait neutre. Déjà, dans le Times de 2006, il indiquait que de tels achats devraient aboutir à l’obtention de crédits d’émissions de carbone (des droits de polluer selon Le Protocole de Tokyo) . Aujourd’hui, cela constitue la base d’une Bourse des «valeurs» des émissions de gaz à effet de serre» qui va manifester moins de morosité que le segment de la Bourse ù se négocie des crédits hypothécaires pollués ou des actions industrielles.
Mais simultanément, comme le mentionne le Times du 19 mars 2006: «Elisach a invité des scientifiques a opérer des recherches dans son secteur d’Amazonie [lui appartenant] pour repérer des espèces vivantes et des plantes qui pourraient avoir des effets bénéfiques pour la médecine.» Et aussi pour les actions de sa future société ou ses transactions à venir avec des grands de la pharma. L’écologiste de Gordon Brown ne perd pas le sens de l’environnement financier ! Et de la protection des brevets, de cette propriété intellectuelle si proche, dans sa prononciation, que le terme de propreté.
Nous avons, ici, l’illustration de la rencontre entre les investissements dits éthiques de la «superclasse» capitaliste, de cette oligarchie mondialisée, et la «défense de l’environnement.» A coup sûr, Johan Eliasch va mettre l’accent sur la production de «médicament alternatif». Un marché pour «bobo» (bourgeois-bohème) qui a un avenir durable.
Pour le gouvernement Lula, il s’agit avant tout de sauvegarder la «souveraineté nationale». En fait, on ne peut, aujourd’hui poser la question de la souveraineté nationale, face à la politique des transnationales – y compris de Petrobras – qu’en posant, de manière conjointe, celle du droit à contester la propriété privée, la propriété intellectuelle et celle de l’affirmation de la souveraineté de la très large majorité de la population sur ses terres et sur la richesse qu’elle a créée et crée. Sauvez le «poumon du monde» revient à mettre en cause les droits de propriété que s’attribuent ces oligarques «verts», au nom de la sauvegarde de leurs biens en invoquant celle du «bien collectif». Et cela même si Johan Eliasch a su opérer une alliance étroite avec Ana Paula Junquiera, secrétaire générale de l’Association brésilienne pour les Nations Unies.
(28 mai 2008)
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