Luciana Genro
Comprendre le processus de dégénérescence du PT
Luciana Genro
On trouvera ci-après, traduit du numéro 4 (août-septembre 2005) de la revue Movimiento (www.movimiento.com.br) *, un article de Luciana Genro, dirigeante du P-SOL (Parti du socialisme et de la liberté) et députée fédérale pour l’Etat du Rio Grande do Sul. Ce texte expose les raisons structurelles et le contexte politique du scandale de corruption qui éclabousse le Parti des travailleurs et son gouvernement, en provoquant une sérieuse crise de régime, puis présente certaines des réponses politiques du nouveau parti anticapitaliste au Brésil.
Il n’y a plus aucun doute quant à l’existence du «mensalão» (versements mensuels de pots-de-vin). Peu importe que cet argent, que Delúbio Soares (l’ancien trésorier du PT) a avoué avoir remis à des dirigeants de partis et à des parlementaires, ait servi ou non à régler des dettes de campagnes électorales. Le seul fait de donner de l’argent à des élus établit clairement que le PT a voulu créer un lien d’intérêt, et il est évident qu’il ne s’agissait pas d’intérêt public. Pour certains ce pouvait être un intérêt de parti, pour d’autres un intérêt personnel. Le fait est que pour telle raison ou telle autre, ils ont empoché les pots-de-vin.
Les votes qui sont intervenus à la Chambre des Députés pendant cette période sont donc plus que suspects. En fait, totalement viciés, ils devraient être annulés. Il est clair que les parlementaires qui ont reçu de l’argent du parti du président de la République se sont engagés à le soutenir. Peu importe que l’engagement ait été explicite, du type «je ne te donne l’argent que si tu votes avec nous». Il n’y a nul besoin de le dire, c’est évident.
Cela étant, d’autres conclusions sautent aux yeux. La version selon laquelle Delúbio (le caissier) et Silvio Pereira (l’ancien secrétaire général du PT) auraient agi seuls est dépourvue de toute crédibilité. Ils n’achetaient pas des députés pour les poser comme objets de décoration sur les étagères de leurs bibliothèques personnelles. Ils les achetaient pour le gouvernement de Lula. Au nom de la «gouvernabilité». Ils ne pouvaient donc agir que sous les ordres des coordinateurs politiques du gouvernement. Il est évident que José Dirceu (ancien chef de «la Maison Civile»1) a été le mentor de ce système.
Certains se sont demandés avec des airs de doute shakespearien: Lula savait-il? Mais il a lui-même avoué, à travers Alfonso Robelo (chef de la coordination politique du gouvernement), que Roberto Jefferson (député fédéral, président du PTB [2] et auteur des premières révélations) lui avait parlé du mensalão – comme l’avait fait également le gouverneur de l’Etat de Goiás, Marconi Perillo ! Le président devrait expliquer pourquoi il s’est contenté d’une prétendue enquête interne à la Chambre des députés, enquête qui en réalité n’a jamais eu lieu. Il a préféré ne pas croire en la parole de son «camarade» (ainsi l’appelait-il après qu’aient surgi les dénonciations impliquant Jefferson dans le scandale des Postes), cet allié auquel il avait donné un «chèque en blanc» quelques mois plus tôt. La probabilité que Lula lui-même ait été impliqué est très forte. Nous connaissons bien ce parti, nous savons que Lula n’a jamais été une marionnette manipulée par Dirceu et qu’ils ont toujours contrôlé le parti ensemble.
Il faut se poser la question: toute cette histoire se résume-t-elle à un problème éthique et moral de certains dirigeants, et suffit-il par conséquent de les remplacer pour extirper le cancer et «refonder» le PT, comme le dit son nouveau président national [3] ? Sans aucun doute, la composante éthique et morale est très importante. Mais il est nécessaire de rechercher les causes de cette dégénérescence, qui ne touche pas n’importe qui. Ce ne sont pas les néophytes du New PT [4] qui sont en cause, ce sont les fondateurs, les constructeurs de la première heure, ceux qui ont lutté contre la dictature et souffert pour construire un parti de la classe ouvrière. C’est José Dirceu, qui a été persécuté et a vécu dans la clandestinité, c’est José Genoíno (ancien président du PT), qui a été emprisonné et torturé. Une analyse plus globale est donc nécessaire afin de comprendre ce processus.
Renoncement à l’indépendance de classe
Après sa défaite électorale de 1989, provoquée par les manœuvres de bas étage de la classe dominante et de la grande presse, la direction pétiste est parvenue à la conclusion que pour devenir un parti électoralement viable, il lui fallait renoncer à la conception qui avait donné naissance au PT: l’indépendance de classe. Ils voulaient gagner à tout prix, et le prix était l’alliance avec la bourgeoisie. Cette ligne a été mise en œuvre dès les préparatifs de la campagne électorale de 1994, mais à l’époque il n’y avait pas encore de secteur significatif de la bourgeoisie qui fût disposé à gouverner avec le PT. La bourgeoisie disposait de meilleures options, plus fiables. La direction pétiste n’a cependant pas abandonné et a poursuivi la même stratégie. Elle a élargi le spectre de ses alliances et révisé le programme du parti à la baisse pour se rendre plus acceptable aux classes dominantes.
Le programme de Lula s’est de plus en plus «adouci». Le Lula de 1994 était plus modéré, celui de 1998 encore plus modéré, et celui de 2002 a poussé ce choix jusqu’à ses ultimes conséquences. C’est alors que la bourgeoisie a considéré que l’option Lula était nécessaire et possible pour maintenir sa domination. En plein milieu de la campagne électorale, la direction de campagne du PT décida de jeter à la poubelle le programme (assez modéré, mais progressiste) adopté lors de la Rencontre nationale du PT de décembre 2001, et d’adhérer au programme néolibéral. Ce fut la dite «Lettre au peuple brésilien», qui scella le renoncement à tout type d’affrontement avec les classes dominantes et l’impérialisme, et le choix d’un gouvernement agissant en harmonie avec le modèle néolibéral. Ainsi explicité, cet engagement renforça l’assurance que Lula ne ferait pas obstacle à la poursuite des mesures d’ajustement contre la classe des travailleurs, prises au service du grand capital.
Le choix de ce type de gouvernement a eu des conséquences sur le terrain de la politique d’alliances. Le PSDB (Parti de la social-démocratie brésilienne) et le PFL (Parti du front libéral), formations qui représentent structurellement la bourgeoisie brésilienne, avaient été les principaux adversaires électoraux du PT. Ses dirigeants s’en furent donc à la recherche de partis collatéraux qui soient plus «physiologiques» [5]. C’est ainsi que Lula finit par gouverner avec le PP (Parti populaire) de Paulo Maluf (l’ancien maire de Sao Paulo), avec ceux qui avaient constitué les troupes de choc de Collor de Mello [6], avec le PMDB (Parti du mouvement démocratique du Brésil) de Orestes Quercía (ancien gouverneur de Sao Paulo) et Jader Barbalho (ancien président du Sénat), et alla jusqu’à sauver le siège de sénateur d’Antônio Carlos Magalhães. Contrairement au PSDB, ces partis ne disposaient pas d’un projet propre de pouvoir et étaient donc prêts à collaborer avec le New PT. Mais il y avait un prix. Et ce prix fut payé.
Le financement illicite des campagnes électorales est quasiment un résultat logique de cette politique, puisqu’il était nécessaire d’entrer dans un jeu où dominait la logique du «tout les coups sont bons». Le système politico-électoral du pays est d’ailleurs organisé pour favoriser les caisses noires. Les patrons qui fraudent sur l’impôt font des dons mais ne veulent pas que leur nom apparaisse ; c’est ensuite que leur soutien leur est remboursé sous forme d’avantages divers accordés par les pouvoirs publics. D’où les autorisations illicites, les contrats surfacturés, etc., etc.
Gouvernabilité et alliances
L’achat de votes au Congrès national entre dans le cadre de cette logique. Il est vrai que le PT avait tourné le dos à sa base sociale: ceux qui auraient pu assurer une gouvernabilité en exerçant leur pression légitime avaient été mis au rancart. Le gouvernement choisit de garantir la gouvernabilité au moyen d’alliances avec des partis bourgeois complètement «physiologiques», n’ayant rien en commun avec l’histoire du PT et parfois même dépourvus de toute idéologie. Ces partis ont toujours été proches du pouvoir, afin de profiter de la traditionnelle foire aux affaires. C’est ainsi qu’ils avaient agi sous le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso (1995-2002).
Mais le PT, soucieux de renforcer son propre appareil, était beaucoup plus vorace que d’autres ne l’avaient été en ce qui concerne les postes offerts par le contrôle l’appareil d’Etat. Il n’a donc laissé que peu d’espaces à ses «alliés» pour développer leurs affaires en fonction de leurs intérêts propres. Comme l’a dit Roberto Jefferson, le PT préférait «louer une armée de mercenaires». C’est pourquoi la cible privilégiée de Jefferson a toujours été José Dirceu. C’est lui qui était chargé de superviser la gestion de l’appareil d’Etat de façon à renforcer le PT, et qui contrôlait donc d’une main de fer toutes les nominations à des postes publics de quelque importance.
Personne ne doit cependant s’y tromper: rien de tout cela n’est né avec le PT. La différence est sans doute que le gouvernement du PSDB avait été plus généreux avec ses alliés, raison pour laquelle aucune empoignade à la foire aux affaires n’y avait été aussi explosive et révélatrice. Beaucoup de choses apparaissaient aussi auparavant… mais finissaient par être étouffées. Le schéma était cependant le même, même Marcos Valério était le même, du moins pour le PSDB et le PFL de l’Etat de Minas Gerais. Il y a certainement beaucoup de «marcos valérios» qui traînent. Ce qui est désolant, c’est de voir un politicien tel que Antônio Carlos Magalhães Neto – pour ne prendre qu’un exemple, symbolique – utiliser la commission parlementaire d’enquête comme tribune afin de se faire passer pour un grand défenseur de la moralité…
Préservation du régime
Il s’agit maintenant de savoir si l’on parviendra ou non à des accords. Ils tenteront de toute façon d’arriver à un certain type d’accord pour préserver le régime. Qu’il soit viable – si accord il y a – est un autre problème. Cela dépendra des preuves qui pourraient encore sortir, ainsi que de la mobilisation dans la rue. Celle-ci sera essentielle, car aucun des deux grands blocs au sein de la commission d’enquête n’a intérêt à ce que les investigations aillent jusqu’au bout. Il est évident que les élites n’ont pas pour objectif de renverser Lula. Mais cela ne signifie pas qu’il ne pourrait pas être entraîné dans la chute par la force des circonstances.
Ce que veulent les cercles dirigeants de la bourgeoisie, c’est que Lula renonce à se représenter en 2006, et que d’ici là il poursuive sa politique économique assurant au capital financier des profits astronomiques, en suivant à la lettre les instructions du FMI. Si Lula renonçait à la réélection, le PT en serait affaibli et les classes dominantes, qui se sentent bien mieux représentées par leurs enfants légitimes – principalement le PSDB et le PFL – pourraient donc retourner à leurs affaires dans l’appareil d’Etat en n’étant plus obligées de passer par l’intermédiaire du PT, un enfant adopté dans lequel elles ont encore une certaine méfiance à cause d’un passé proche compromettant.
Si la décision d’affaiblir le PT répond à un besoin de survie politique pour les partis qui sont les interlocuteurs préférentiels de la bourgeoisie, cela ne signifie pas que leurs projets idéologiques seraient distincts. Certains militants du PT, parmi lesquels le nouveau président national du parti, défendent ouvertement une recomposition politique qui pourrait signifier un parti ou du moins un gouvernement commun avec des secteurs du PSDB – une proposition cohérente avec la nouvelle logique pétiste. Peut-être est-ce une telle «refondation» qu’est en train de préparer la nouvelle direction de ce qui a été le plus grand parti de gauche en Amérique Latine, et qui est devenu la plus haute expression de la faillite et de la trahison de la gauche dite social-démocrate qui a fini par tomber dans les bras du néolibéralisme.
La reconstruction d’une alternative
Dans cette situation, la reconstruction d’une alternative de gauche est urgente. Si la popularité de Lula n’a pas chuté davantage, c’est parce que les gens ne voient pas encore la possibilité de quelque chose de meilleur. Ils ne veulent pas le retour de la bande de Cardoso. Encore naissant, le P-SOL regroupe déjà, malgré toutes les difficultés, un secteur significatif de la gauche socialiste et combative qui n’a pas capitulé ni n’a été paralysé par l’échec du PT. Notre principale figure publique, la sénatrice Heloísa Helena, est une référence pour des secteurs de masse. En témoigne y compris les sondages électoraux, dans lesquels elle dépasse déjà le maire de Rio de Janeiro, César Maia (PFL), dirigeant d’un parti ayant une solide implantation nationale, avec des centaines de parlementaires et de maires dans tout le pays.
Un long chemin reste encore à parcourir pour le P-SOL. Nous sommes convaincus que beaucoup s’agrégeront en route, mais nous ne pouvons pas perdre de temps. Dans cette crise qui s’abat sur le pays, nous sommes sur la ligne de front de l’organisation de la lutte contre la corruption, le plan économique du gouvernement et toutes les attaques anti-ouvrières. Des mobilisations importantes ont déjà eu lieu à Porte Alegre et Rio de Janeiro. Une autre est prévue à Brasilia le 17 août. Dans le cadre de la lutte nécessaire afin que la commission parlementaire d’enquête ne finisse pas «en eau de boudin», nous présentons des propositions concrètes, parce que nous savons que la seule destitution de quelques parlementaires ne permettra aucunement d’en finir avec la corruption.
Il faut changer les règles électorales, permettre les candidatures issues de la société organisée, rechercher des mécanismes de plus grande participation populaire pour empêcher que les élus ne commettent de véritables escroqueries électorales: référendums sur toutes les décisions politiques importantes dans le pays, à commencer par le maintien ou non de ce gouvernement et de ce parlement, délégitimés non seulement par la corruption mais aussi par la trahison des engagements qui avaient permis au PT de remporter les élections de 2002. Il faut lever le secret fiscal et bancaire pour tous les hommes politiques et chefs d’entreprises en relations avec les pouvoirs publics. En finir avec les milliers de postes «de confiance» utilisés comme monnaie d’échange dans les transactions frauduleuses entre partis, alors que les travailleurs du secteur public sont traités comme des sacs-poubelles.
Ce ne sont là que quelques exemples de ce qui est nécessaire pour entreprendre une véritable refondation. Non pas du PT, qui n’a plus rien à voir avec nous, mais en revanche de notre pays, des institutions de ce Brésil rongé par les pouvoirs putréfiés d’une République étrangère aux intérêts de la majorité de son peuple.
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* Ce texte a été traduit par J.Ph Dives pour le Bulletin Avanti. Le notes sont aussi de Avanti.
1 Sorte de secrétaire général de la présidence avec rang de ministre, et certaines attributions d’un premier ministre: en fait le numéro deux du gouvernement après le président Lula.
2 Parti travailliste brésilien, un parti bourgeois de «centre-gauche».
3 Tarso Genro, qui est par ailleurs le père de Luciana Genro.
4 Le terme est utilisé par analogie avec le New Labour de Tony Blair.
5 Se dit au Brésil de partis «capables» d’adopter une position en fonction de leurs seuls intérêts propres d’appareils politiques.
6 Vainqueur de l’élection présidentielle de 1989, destitué en 1992 pour corruption au terme d’une procédure d’impeachment déclenchée sous la pression d’un immense mouvement populaire, auquel le PT s’était au départ opposé. Ce refus de favoriser et développer la mobilisation pour chasser Collor avait marqué un moment clé dans son processus d’adaptation à l’ordre bourgeois et à ses institutions.
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