Lula en compagnie de Freud Godoy, son collaborateur
mêlé au dernier scandale faisant la une de presse brésilienne
«Lula: une expression de la dépolitisation»
Entretien avec le sociologue Chico de Oliveira *
L’échéance de l’élection présidentielle au Brésil se rapproche. A dix jours du 1er octobre, les sondages attribuent 50% des voix à Lula (candidat du Parti des travailleurs), 25% à Geraldo Alckmin (candidat du Parti de la social-démocratie brésilienne) et 9% à Heloisa Helena (candidate du Front de gauche, qui réunit le Parti du socialisme et de la liberté, le Parti socialiste des travailleurs unifiés et le Parti communiste brésilien).
Une fraction majoritaire des couches populaires, parmi lesquelles les plus défavorisées, continue à espérer un changement avec la réélection de Lula. C’est ce qui pose certains analystes à parler de l’inertie d’un «lulisme» qui se différencierait de la figure présidentielle de Lula. Cette dernière a été entaché par de nombreux scandales de corruption. De plus, la politique, sur l’essentiel, a accentué l’option néolibérale de son prédécesseur Fernando Henrique Cardoso. A cela s’ajoute la crise du PSDB et du PFL (Parti du front libéral) qui explique l’audience de Lula qui offre une option socio-économiquement crédible pour des secteurs clé de la bourgeoisie brésilienne.
La campagne menée par Lula et Alckmin dans les médias électroniques (la TV) évite toutes les questions importantes: que ce soit la réforme du Code du travail, la réglementation concernant les syndicats, les nouveaux changements de la prévoyance sociale, la réforme agraire, etc. A l’opposé des deux candidats vedettes, le Front de gauche a eu un accès tout à fait limité aux émissions télévisées.
Au cours de la campagne, les candidats du Front de gauche se sont engagés aux côtés des travailleurs de la Volkswagen. Ils ont mené une grève, grève qui a été dévoyée et battue grâce à l’appui de l’appareil syndical de la CUT (Centrale unitaire des travailleurs).
Un nouveau scandale a éclaté le 18 septembre 2006, lorsqu’un des proches collaborateurs de Luiz Inacio Lula da Silva, Freud Godoy, a tenté d’obtenir, pour une somme avoisinant 800'000 dollars, des documents devant compromettre l’ancien candidat à l’élection présidentielle et actuel candidat au gouvernement de Sao Paulo, José Serra (PSDB). Cela n’est qu’un épisode de plus qui révèle la corruption généralisée de l’ensemble des partis officialistes au Brésil.
Pour le Front de gauche, le défi peut être résumé de la sorte: la campagne d’Heloisa Helena et de César Benjamin (candidat à la vice-présidence), ainsi que la campagne pour l’élection au parlement vont-t-elles permettre de créer les conditions initiales d’une résistance au plus que possible gouvernement Lula II, soit à l’issue du premier tour, soit à l’issue du second tour ? (réd.)
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Brasil de fato: Selon les cinq derniers sondages portant sur les intentions de vote, Lula devrait être réélu au premier tour. Comment se fait-il qu’il en soit ainsi ?
Chico de Oliveira: Au Brésil, un gouvernement perd difficilement. Certes, il n’y a pas trop d’exemples, parce que l’expérience démocratique n’est pas très longue et est fragile. Etre au gouvernement implique avoir parcouru déjà 50% du chemin [de la réélection]. Nous avons une tradition politique très personnalisée et présidentialiste. De plus, Lula n’a pas perdu des positions au sein de la population la plus pauvre, malgré tous les scandales. Sa consolidation dans le Nordeste [région composée des Etats suivants: Alagoas, Bahia, Seara, Maranhao, Paraiba, Pernambuco, Piaui, Rio Grande do Norte et Sergipe] est absolue.
BF: Pour quelles raisons obtient-il autant de voix dans le Nordeste ?
Ch. de O: Il y a une composante régionale qui existe au Brésil. Elle est souterraine mais de plus en plus forte. Quand on sait toucher ce nerf, il se manifeste et réagit ; même si en l’occurrence, Lula est du Nordeste que de naissance. Il n’a pas l’expérience de ce que signifie être aujourd’hui nordestin. Geraldo Alckmin [candidat présidentiel du PSDB, le parti de l’ancien président F. H. Cardoso], a une image de «paulista» [de Sao Paulo], ce qui n’est pas une image favorable ; elle est difficile à faire passer. De plus, le candidat du PSDB est très mauvais, il est faible. Il n’a rien à offrir au Brésil. Derrière lui, ce n’est pas l’ombre de Mario Covas [1], auquel il a toujours cherché à s’identifier, mais c’est l’ombre de Fernando Henrique Cardoso, ce qui lui enlève des voix de la classe moyenne.
BF: N’est-ce pas un vote programmatique ?
Ch. de O.: Lula n’a pas de programme. Il veut seulement la continuité. Il va le faire en tirant sur la corde de la Bourse-famille [programme d’assistance aux secteurs les plus paupérisés]. Il n’a pas de programme, parce qu’il n’a rien de nouveau à annoncer. S’il annonce ce qu’il est en train de préparer, il va perdre des voix, avant tout au sein de la classe moyenne politisée. Car ce qui va arriver n’est autre qu’une nouvelle réforme de la sécurité sociale, l’autonomie renforcée de la Banque Centrale ; ce sont des orientations politiques qui ne sont pas bien vues de son électorat. Il le sait. Comme Alckmin n’a rien à offrir, Lula n’a pas besoin de faire de grands efforts pour profiler fortement sa politique.
BF: Un candidat sans programme va gagner les élections. Qu’est-ce que cela représente pour la démocratie brésilienne ?
Ch. de O.: L’impact est extrêmement négatif, il est d’ordre conservateur. Lula s’est éloigné de fait du PT [Parti des travailleurs], qui doit courir derrière et faire face aux préjugés. La démocratie apparaît comme quelque chose de banal qui ne veut rien dire pour les gens, c’est comme aux Etats-Unis où le citoyen-électeur ne s’intéresse pas [à la politique], ne voit pas les différences, n’en mesure pas les répercussions dans sa vie quotidienne.
BF: C’est un processus de dépolitisation.
Ch. de O.: Oui, totalement. Les images, les métaphores et les appels que Lula lance et utilise, au même titre que Alckmin, sont apolitiques. Elles le sont jusqu’à être antipolitiques. C’est comme si la politique était quelque chose de sale, avec laquelle il faut justement prendre ses distances.
BF: Comment cela se reflète-il dans la stratégie du PT ?
Ch. de O.: Le PT va être ébranlé, parce que les élections proportionnelles sont autre chose [Chico de Oliveira fait allusion ici aux élections au Sénat et à la Chambre des députés qui se déroulent conjointement à l’élection présidentielle]. Les images des scandales auxquels le parti est mêlé ont ici leur importance. Le PT ne va pas pouvoir constituer une fraction de 90 députés, comme cela fut le cas lors des élections précédentes.
BF: La figure de Lula est-elle comparable à celle de Getulio Vargas [2] ?
Ch. de O.: Vargas a désarticulé les oligarchies régionales, comme à Sao Paulo, à Bahia et dans l’Etat du Para. Lula n’a aucun projet. Vargas a unifié l’Etat national, en abattant les murs séparant les Etats. L’alliance de Lula avec les oligarchies n’a pas pour fonction de gagner les élections, c’est pour gouverner. Les secteurs arriérés ne gagnent pas des élections majoritaires.
BF: Où en sont les mouvements sociaux ?
Ch. de O.: Très faibles. A part le Mouvement des travailleurs sans terre (MST), en tant qu’expression à l’échelle nationale les mouvements sociaux ont pratiquement disparu. Lula a séquestré les mouvements sociaux. Il leur a enlevé l’initiative politique. C’est un des principaux dommages infligés par la politique de Lula.
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1. Mario Covas, fut dès 1979 un des dirigeant du parti d’opposition bourgeois sous la dictature: le Mouvement démocratique brésilien (MDB). Antérieurement, il avait été déchu de ses droits politiques durant un certain temps sous la dictature militaire. Il sera ensuite un des leaders du PMDB et participera à l’élaboration de la Constitution de 1988. Covas créa le PSDB et fut son premier président. Il se présenta aux élections présidentielles directes de 1989, les premières depuis 1960. Par la suite, il fut gouverneur de l’Etat de Sao Paulo en 1994, et réélu en 1998 ; il décéda d’un cancer en mars 2001
2. Getulio Vargas marquera la politique brésilienne du milieu des années 1930 à 1945. En 1937, par plébiscite, il sera nommé président et créera «l’Etat nouveau».
* Chico de Oliveira est un des sociologues les plus connu du Brésil. Il enseigne à l’Université de Sao Paulo. Il a figuré parmi les créateurs du PT. Il en est sorti en 2003. Il est actuellement adhérent au P-SOL (Parti du socialisme et de la liberté), dont la candidate à la présidentielle est Heloisa Helena. L’hebdomadaire Brasil do fato a le soutien du MST (mouvement des paysans sans terre).
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