Bolivie
Le vice-président Alvaro Linera et le président Evo Morales
«Le nationalisme populaire comme noyau unificateur du processus»
Entretien avec Pablo Stefanoni *
Tellement de «conneries» ont été dites depuis la réélection d’Evo Morales à la présidence bolivienne, il y a environ deux semaines, que trouver une voix mesurée, pondérée et informée sur la question semble parfois relever de la gageure. Comme d’habitude avec l’Amérique latine, le manichéisme est de rigueur: d’un côté, les ravis de la crèche qui s’enthousiasment pour la révolution en collant une rosette guevariste (ou assimilée) sur le plastron d’Evo Morales; de l’autre, les nombreux tartuffes médiatiques qui s’ingénient laborieusement à dépeindre l’expérience bolivienne comme un fiasco teinté de pouvoir personnel, chavisme caché, supercherie démocratique et photogénique zoo andin.
Pour tenter d’y voir plus clair, on s’est adressé au journaliste argentin Pablo Stefanoni, actuel directeur de la version bolivienne du Monde Diplomatique, correspondant du quotidien argentin Clarin et co-auteur (avec Hervé Do Alto) d’un livre recommandé sur le premier président indigène de Bolivie: Nous serons des millions: Evo Morales et la gauche au pouvoir en Bolivie (éditions Raisons d’agir, 2008).
Depuis La Paz, où il est installé de longue date, il nous a gentiment et longuement répondu en espagnol [1], disséquant – sans angélisme ni pessimisme – les caractéristiques politiques du système actuel et interrogeant les défis à venir de ce deuxième mandat. Une nécessaire mise au point.
Il existe un certain scepticisme quant à l’ampleur de la «révolution sociale et culturelle» promise en décembre 2005. Vous-même avez déclaré que «les doutes sont plus nombreux que les certitudes» concernant Morales. De quoi proviennent ces doutes ?
En réalité, je ne suis pas convaincu que la population se montre de plus en plus sceptique quant à l’ampleur des changements, en tout cas pas de manière globale. Le scepticisme radical provient en grande partie des secteurs libéraux minoritaires – comprenant des républicains honnêtes comme des pseudo-républicains opportunistes. Lesquels secteurs professent souvent des positions ethno-phobiques, par exemple «en Bolivie, nous sommes tous métis», ou bien «l’indianité a été inventée à des fins de démagogie politico-électorale». À l’image – loin de Bolivie – du bolivianiste français Jean-Pierre Lavaud, qui a un jour comparé l’ex-leader aymara Felipe Quispe à Jean-Marie le Pen et s’est opposé au fait que le recensement comporte des variables ethniques.
Cela dit, je crois qu’il existe beaucoup d’expectatives plus ou moins informées à l’égard du processus bolivien au sein de l’opinion publique et de la gauche internationale. Ce soutien plus ou moins diffus est basé sur la sympathie qu’inspire le premier président indigène de Bolivie, sur certains clichés concernant les Indiens et sur le caractère réactionnaire, plus ou moins raciste – et avec de forts relents d’ancien régime – d’une opposition qui a essayé de déstabiliser Evo Morales en 2008 par un coup civil.
Le problème est que cette sympathie progressiste – et parfois politiquement correcte – qui a des racines réelles (la Bolivie vit un véritable processus de valorisation de la citoyenneté et de renouvellement des élites) peut devenir presque délirant quand il attribue au processus de changement bolivien une série d’attributs relevant du fantasme absolu.
La réélection historique, inédite et indiscutable d’Evo Morales, avec 64% des suffrages, encourage encore davantage ce type d’analyses. À l’instar de celles de l’intellectuelle mexicaine Ana Esther Ceceña, qui se demande dans un récent article: «Est-ce en Bolivie que se joue un nouveau système d’organisation de la vie planétaire ? La Bolivie nous offre-t-elle la clé pour commencer cette nouvelle ère de l’humanité, l’ère du vivre bien dans le non-capitalisme ? [2]» D’autres analystes, comme le politologue argentin Atilio Borón, affirment que la Bolivie est en train de s’orienter vers le socialisme: ils utilisent des phrases toute faites d’Evo Morales sans aucun rapport avec le débat populaire, ni avec les politiques publiques officielles.
Entre l’ «indiophilie» et «l’indiophobie» idéologiques, il semble exister un vaste espace dans lequel développer une analyse sociologico-politique qui, si elle n’est pas basée sur l’analyse de terrain, doit au moins reposer sur des informations empiriques allant plus loin que ce que les acteurs eux-mêmes – indigènes ou pas – disent. À mon sens, cette approche permet de cerner le nationalisme populaire comme noyau unificateur du processus. Un nationalisme qui, s’il se présente avec un vernis plus indigène que dans les années 1950, a récupéré quasiment dans sa totalité l’imaginaire moderniste, industriel et développementaliste de la révolution nationale de 1952, en sus des axes de l’intégration ethnique et sociale, et de l’État providence.
Dans un contexte mondial difficile pour les gauches, où la crise économique ne semble pas laisser place à de grands mouvements contre le système, l’image de l’Indien (toujours) insurgé est convoquée comme la «grande alternative» au capitalisme et à la modernité. Cela n’a pas grand-chose à voir avec l’insertion économique des populations indigènes – qui ont y compris des liens avec le marché mondial –, ainsi qu’avec leurs aspirations à une modernité qui les inclue et à un État qui les reconnaisse pleinement comme des citoyens, avec certaines doses de multiculturalisme.
Concernant la phrase que vous mentionnez, je dois dire que les doutes exprimés dans l’article cité [3] se référaient explicitement à l’affirmation selon laquelle le gouvernement d’Evo Morales serait un gouvernement des mouvements sociaux. Cet article ouvrait un éventail d’interrogations lié aux aspects corporatistes des organisations populaires boliviennes, à la possibilité d’élaborer un projet émancipateur au-delà des différences et à la persistance d’une instrumentalisation des mobilisations sociales par l’État. Mais le journaliste Paulo Paranagua cite cette phrase de manière isolée dans Le Monde, hors de son contexte, afin de justifier le titre de son article: «Peu de changements chez Morales» [4]. Article qui ne reconnaît aucun des aspects progressistes de l’administration du président bolivien.
«La révolution sociale et culturelle» annoncée par le gouvernement Morales serait affaire de discours et d’annonces plutôt que de mesures concrètes ?
Il ne s’agit pas de déprécier le caractère formateur des discours d’émancipation dans un contexte de colonialisme interne [face aux Indiens] comme celui qui est à l’œuvre en Bolivie. Via ce discours, on procède à un processus essentiel d’inversion des stigmates et de constitution de nouvelles élites.
Par ailleurs, le gouvernement d’Evo Morales a mis en place une politique active de reconstruction de l’État. Ce dernier intervient aujourd’hui dans le domaine des hydrocarbures, de la production des aliments, du secteur minier ou financier, et a récupéré le rôle productif et régulateur perdu durant les années 1990, sous les coups de boutoir des réformes structurelles néoliberales. Le vice-président Alvaro Garcia Linera l’a ainsi défini comme un «État productif social protecteur». [5]
L’assemblée constituante a aussi dessiné un nouveau modèle constitutionnel (plurinational et autonome) et a dressé une liste non moins ambitieuse de droits individuels et collectifs, à l’instar du système de sécurité sociale universelle.
Le gouvernement a également mis en place une série de politiques sociales qui, bien qu’elles n’aient pas mis fin à la pauvreté – et encore moins à l’extrême pauvreté – , incluent des transferts directs de ressources à des secteurs qui n’en bénéficiaient traditionnellement pas (allocations familiales, extension du revenu minimum garanti aux personnes âgées, assurances pour les femmes enceintes, etc…). Des centaines de médecins cubains ont apporté une aide sanitaire à des populations qui n’avaient jusque-là pas accès au moindre soin. Sans oublier ces 15 millions d’hectares de terres qui ont été officiellement reconnus comme propriété des indigènes et des paysans. Cela fait écho au modèle classique de nationalisme populaire latino-américain, dans lequel l’accent était mis sur l’intégration de nations traditionnellement déstructurées du point de vue physique (absence d’infrastructures) et social (exclusion de classe et ethnico-culturelles). À l’évidence, il s’agit bien d’un processus de réformes et pas d’une révolution stricto sensu, certaines de ces réformes s’inscrivant même dans une matrice keynésienne ou social démocrate molle – comme l’a fait remarquer le conseiller présidentiel brésilien Marco Aurelio Garcia [un des conseillers les plus proches de Lula dans le domaine de la politique étrangère] – , même si les partisans du gouvernement et l’opposition croient qu’il y a réellement une révolution.
Là où le changement est peut-être le plus visible, c’est dans l’émergence de nouvelles élites qui ne jouent pas leur capital social au club de golf, dans les cafés fashion ou les fêtes privées. Cela génère un fort sentiment d’insécurité dans les classes moyennes qui se sentent aujourd’hui victimes d’un racisme à l’envers, plus imaginaire que réel dans la plupart des cas.
Mais il est certain que les sermons industrialistes [de Linera] n’ont pas réussi à faire surmonter (et nous ne savons pas s’ils le feront) la dépendance de la rente issue des ressources naturelles d’une Bolivie qui ne souhaite pas stagner dans un passé et un présent de retard et de pauvreté. Aujourd’hui la prospérité économique bolivienne reste dépendante du gaz et de l’industrie minière. Ce n’est pas par hasard si l’un des slogans officiels est «la Bolivie redevient une puissance minière» (après la crise de 1985) et si des ressources telles que le lithium apparaissent à nouveau comme salvatrices pour le développement national.
Cela signifie qu’il existe une véritable tension entre le discours «développementiste» et la réalité rentière, tension qui cherche à se résorber grâce aux promesses d’un «grand bond industriel» à la base du programme électoral d’Evo Morales. Ce programme incluait l’acquisition future d’un satellite de télécommunications chinois – baptisé Tupac Katari en l’honneur du chef Aymara qui s’est rebellé contre les Espagnols au XVIIIe siècle – afin que la Bolivie entre dans «l’ère spatiale des communications».
Reste qu’entre les illusions développementistes [desarrollistas] prédominantes et les illusions communautaristes périphériques - mais bien réelles - , il manque aujourd’hui dans le gouvernement un véritable débat sur le modèle de développement le plus adapté à la réalité bolivienne du XXIe siècle.
La Bolivie semble être devenue un bon élève du FMI, qui l’a récemment félicité pour son bilan économique. La politique économique de Morales serait plus orthodoxe et libérale qu’on ne le pense ?
L’échec de la gauche dans les années 1980, en grande partie causé par l’hyperinflation et par le chaos économique et financier, a très visiblement marqué Evo Morales et son gouvernement – ce qui s’ajoute à une certaine aversion paysanne pour l’endettement excessif.
On voit donc le chef de l’état bolivien «blinder» le ministère des Finances et la Banque centrale, où il place un personnel technique ayant eu l’expérience des années 1990 et menant une politique économique assez orthodoxe, via ce que l’économiste Brésilien Carlos Bresser Pereira appelle élogieusement du «populisme responsable».
Grâce aux prix élevés des matières premières (pétrole et minerais), Evo Morales bénéficie de réserves internationales inédites, aux alentours de neuf milliards de dollars (les plus élevées par habitant d’Amérique Latine), d’un excédent budgétaire, d’une croissance moyenne de 5 % par an (6,2 % en 2008) et d’une inflation basse. Ces résultats – ajoutés à de bonnes relations avec les banques privées – ont motivé les félicitations du FMI. Lesquelles montrent, il est vrai, une certaine «orthodoxie» bolivienne en termes de prudence et d’équilibre fiscal – sans que cela soit un symptôme de libéralisme économique –, mais reflètent aussi les changements post-crise et une certaine évolution des discours du FMI.
Le soir de sa victoire, Evo Morales a promis à la foule rassemblée devant le palais présidentiel «d’approfondir et d’accélérer le processus de changement». Vous y croyez ?
La radicalisation possible – et ses modalités – du gouvernement d’Evo Morales fait partie intégrante du débat politique actuel en Bolivie, à la lumière du pouvoir sans contrepoids issu du vote du 6 décembre 2009.
Il ne fait aucun doute que le gouvernement cherche à approfondir les réformes de diverses manières: redistribution des terres non productives, sécurité sanitaire, changements dans la justice, loi d’investigation des fortunes mal acquises et application de la nouvelle constitution font partie de l’agenda officiel.
Mais prendre au pied de la lettre les déclarations anticapitalistes ou socialistes d’Evo Morales peut porter à confusion. Les véritables bases du MAS (Mouvement vers le socialisme) sont constituées de petits producteurs, ruraux et urbains, recherchant la mobilité sociale qui leur a été jusqu’ici refusée et, comme à d’autres moments dans l’histoire, investis par des mouvements national-populaires. «[Avec ces résultats] Notre horizon s’éclaircit: le grand bond industriel, l’État productif social protecteur social et le déploiement de la décolonisation et de l’autonomie, se feront ainsi de manière plus rapide, plus convaincante et plus décidée», expliquait récemment le vice-président Alvaro Garcia Linera, montrant par-là même sa pleine conscience des portées et des limites d’une possible «radicalisation» post-électorale. La radicalisation n’ira pas non plus, comme le montre clairement cette citation, sur la voie d’un éco-communautarisme certes utile pour générer des sympathies dans les sommets internationaux, mais loin de constituer le noyau dur du projet officiel.
Dans ce cadre, les tentatives pour séparer un «évisme» socialiste d’un «alvarisme» (pour Alvaro Garcia Linera) andino-capitaliste – qui émerge dans certaines analyses – ne nous donnent aucune piste d’analyse sérieuse. Elles gênent même, au contraire, une compréhension d’ensemble des tendances actuelles du changement: plus que les biographies, les sensibilités politiques ou idéologiques et les appuis personnels, c’est le nationalisme populaire ou le post-néolibéralisme plus ou moins diffus qui les unit en tout, qu’ils parlent de socialisme, de capitalisme andin ou de communautarisme urbain.
L’intellectuel de gauche Raul Prada a déclaré qu’ «aux tensions entre le gouvernement et l’opposition, qui ont caractérisé le premier mandat d’Evo Morales, pourraient succéder les tiraillements au sein de sa propre majorité». Morales est-il de plus en plus critiqué par ses propres alliés ?
L’histoire a montré qu’un parti hégémonique reflète généralement en son sein les tensions de la société dans son entier. Sans une opposition (un «ennemi à surveiller») en vue, on peut prévoir une hausse de revendications diverses à la base du MAS. Il y a déjà eu des tensions en 2006 avec les coopératives de mineurs, qui soutiennent désormais à nouveau le gouvernement.
Mais ceci est de la théorie, une induction historique se référant notamment à l’usure interne de la révolution de 1952. Il faut attendre pour en savoir plus. Pour le moment, davantage qu’une critique des alliés, il y a un élargissement de la base politique et sociale du MAS, entretenu par l’idée qu’il faut accepter la participation des «égarés» d’hier soutenant aujourd’hui le gouvernement (comme les hommes de main d’Oriente Petrolero y Blooming qui, en 2008, s’attaquaient aux institutions et sont aujourd’hui des militants enthousiastes du processus de changement) et que seules les forces anti-nationales sont étrangères à la révolution. Ce schéma d’inclusion et d’exclusion, aux frontières plutôt mobiles, est assez proche de celui du premier péronisme en Argentine.
Actuellement, il est plutôt difficile pour les secteurs progressistes d’être éloigné du MAS. Il n’y a qu’à voir l’expérience du Movimiento Sin Medio du maire de La Paz, Juan del Granado, allié national du gouvernement qui ira pourtant tout seul aux élections d’avril 2010 (maires et gouverneurs); et ce même s’il n’a pas critiqué ouvertement Evo Morales et se présente comme allié du «changement».
Issu des mouvements sociaux, Morales incarnait à son arrivée au pouvoir un certain idéal politique, celui d’un président dévoué aux luttes sociales et opposé aux compromissions politique. Est-ce toujours le cas ?
C’est encore en grande partie le cas, mais à condition de ne pas idéaliser la «nouvelle culture politique» émergeant du mouvement indigène et paysan. L’idée que les mouvements sociaux se font du gouvernement est beaucoup plus proche d’un pacte corporatiste (dans le style de la cogestion gouvernementale entre l’État et la Centrale ouvrière bolivienne [6] dans les années 1950) que de l’occupation étatique par une multitude éthérée à la Toni Negri.
Les ministres et vice-ministres issus des organisations sociales (qui ne sont pas nombreux) font souvent preuve de fortes fidélités corporatistes au détriment de visions plus universalistes. Et le MAS – une sorte de fédération de «syndicats» urbains et ruraux – est considéré à la fois comme une instance de politisation subalterne et comme un moyen d’accéder à des emplois publics. Evo Morales a l’habitude de tenir informées et de consulter les organisations sociales, cela débouche sur une tension: d’un côté la pénétration de l’État par les «mouvements sociaux», de l’autre l’effet inverse, l’étatisation croissante de ces organisations et la consolidation d’une bureaucratie syndicale naissante.
Aujourd’hui, la légitimité du président bolivien combine une double dimension: l’«evisme» (comme horizon identitaire) et les pactes corporatistes et territoriaux qui – comme le dit Morales – garantissent qu’aucun secteur ne se reste sans candidat, des pactes qui sont canalisés par le MAS.
La gauche marxiste ou «classiste» a quasiment disparu du paysage politique bolivien, ce que vous semblez regretter en écrivant: «La volonté de souligner la dimension ethnique de l’oppression a quasiment fait disparaître sa dimension de classe.» Le MAS se trompe-t-il de combat ?
En réalité, il ne s’agit pas d’un regret mais d’une constatation. La gauche marxiste n’a pas survécu à la crise du mouvement des ouvriers mineurs dans les années 1980. C’était la colonne vertébrale des secteurs subalternes, grâce à la COB et à la propriété économique étatique surgie de la Révolution nationale de 1952.
Le trotskisme, le Parti communiste, le guévarisme, les maoïstes et les divers courants de la gauche radicale se sont transformés en petits partis ou en sectes. Et la diaspora militante s’est soit ralliée au néolibéralisme des années 1990 – assaisonné de sympathiques réformes multiculturelles – ou s’est réfugiée dans des ONG d’où elle a, en de nombreux cas, contribué à fortifier les mouvements indigènes et indiens. Mais cette gauche dispersée (laissons ici de côté les expériences relevant du cynisme institutionnel, comme le MIR – Mouvement de la gauche révolutionnaire – de Jaime Paz Zamora, président de 1989 à 1993, qui s’allia à l’ex-dictateur Hugo Banzer) s’est raccrochée comme à une planche de salut au nouvel ethno-nationalisme qui a surgi des luttes des cocaleros [7] dans le Chapare. Cette orientation fut ratifiée par la formation de «l’Instrument Politique [8]» des paysans fondé en 1995. L’identité indigène, à géométrie variable, a remplacé l’ancienne identité de classe des ouvriers et des mineurs comme axe de cohésion dans le mouvement populaire. Et le discours anti-néolibéral et décolonisateur s’est transformé, sans grandes discussions, à travers la position commune de cette nouvelle gauche.
De là a émergé une gauche nationaliste à visage indigène qui a essayé de corriger les excès «classistes» des vieilles gauches qui ne parvenaient pas à comprendre les dimensions ethnico-culturelles des luttes émancipatrices en Bolivie et qui ont souvent cherché à appliquer mécaniquement les recettes des manuels chinois ou soviétiques.
Bien que cette dimension soit loin d’avoir disparu, de même que les luttes sociales, il est certain que la lutte des classes est immergée dans des clivages nationalistes tels que l’antagonisme peuple/oligarchie ou de l’antagonisme ethnique (indigènes contre q’aras [blancs]). Mais le social est désormais souvent assujetti à une ethnisation plutôt romantique, qui empêche de percevoir les différences sociales au sein du monde plébéien urbain ou rural, ou l’émergence propre d’une bourgeoisie commerçante aymara-quechua (celle qui a pu rester dans l’organisation de l’ «Ayllu [9]» qui survit dans des régions comme le Nord de Potosi est marginale en comparaison des énormes et bigarrés espaces de migration «post-communautaires»). Ou bien assujetti à certaines caractéristiques nationalistes: alliance de classes nationales contre l’impérialisme.
Bien qu’il soit nécessaire de reconnaître l’importance du «travail direct» dans l’économie informelle bolivienne, la thèse du communautarisme urbain dissimule les inégalités et la précarité du travail en un vaste tissu politique, économique et social. Lequel pourrait bien assimiler le monde plébéien décrit par les historiens de la vie quotidienne pendant la transition vers le capitalisme, qui reproduit une série d’inerties communautaires mais articulées à l’économie de marché «moderne» et même au capitalisme global. La «ville aymara» d’El Alto est l’exemple paradigmatique de ce monde plébéien, avec 47% d’ouvriers – la majorité dans des petits ateliers – et 41% de travailleurs à leur compte (le commerce représente 30% de l’activité économique). Il faut aussi noter l’émergence de fortes hybridations, qu’elles soient culturelles avec l’essor de la cumbia [musique et danse d’origine Colombienne qui a migré], du reggae ou du hip-hop, ou religieuses avec la silencieuse expansion de l’évangélisme pentecôtiste. Ici, on parle certes d’indigènes, mais éloignés des visions ancestrales, romantiques et essentialistes qui étaient à la base de beaucoup d’analyses post-coloniales.
Tout cela a dérivé en une quasi-absence de débat sur les problématiques liées au travail (explicable en grande partie par la perspective paysanne adoptée par le gouvernement).
Mais je ne dirais pas que le MAS se «trompe» de combat – aujourd’hui centré sur la lutte contre les vieilles oligarchies – , plutôt que certaines matrices idéologiques (nationalistes, indigènes…) empêchent en partie une meilleure compréhension du rôle des luttes socio-économiques dans la conquête de meilleurs niveaux d’égalité et de citoyenneté.
Manfred Reyes Villa (droite) et Samuel Doria Medina (centre), les deux principaux adversaires de Morales pour l’élection présidentielle, n’ont jamais développé un discours de campagne crédible, au point que le président Morales s’est publiquement réjoui d’avoir des adversaires discrédités. Est-ce que l’ampleur de la victoire de Morales (64% des voix) s’explique seulement par la faiblesse d’une opposition divisée ?
L’identification de Reyes Villa (ex-militaire lié à la secte Moon et ex-gouverneur de Cochabamba révoqué en 2008 par référendum) et de l’entrepreneur et ex-ministre Doria Medina avec la «vieille politique» a notablement joué en faveur d’Evo Morales. Mais cela n’explique que partiellement l’ampleur historique de sa victoire; et en aucune manière la victoire en soi. Aucun autre candidat potentiel de l’opposition n’aurait pu vaincre Evo Morales, dont la popularité, loin de s’épuiser durant ses quatre premières années au pouvoir, a augmenté de dix points par rapport à celle déjà historique de 54% en 2005.
Evo morales reste perçu comme le porteur du «changement» face au vieux régime. La phrase qu’il prononce habituellement dans les meetings populaires, «aujourd’hui ’nous’ sommes présidents», est bien plus qu’un acte de démagogie politique. Elle reflète un véritable sentiment de participation au pouvoir des secteurs traditionnellement marginalisés.
À ceci s’ajoute l’impression qu’Evo «travaille inlassablement» pour le pays, pour lequel il est un meilleur gouvernant que ses prédécesseurs – y compris au regard de la grande stabilité sociale du pays – , et que les corrompus vont en prison.
Enfin, il ne faut pas négliger la popularité des mesures anti-impérialistes comme l’expulsion de l’ambassadeur des États-Unis, Philip Goldberg, pour avoir «conspiré» contre le gouvernement. Ainsi que l’orgueil national né du poids croissant de la Bolivie sur le plan international, par la voix d’un Evo Morales transformé en un véritable leader national et populaire.
Les partisans de Morales pensaient obtenir la majorité dans l’ensemble des départements boliviens. Mais les départements du Pando, du Beni et de Santa Cruz n’ont pas voté pour lui. Est-ce la preuve que le pays reste divisé ?
Bien que l’opposition ait réussi à gagner dans les départements de Santa Cruz, du Beni et du Pando, ce qu’on appelle la «media luna [10]» autonomiste se désagrège. Elle est de moins en moins un pôle de résistance régionalisée au projet national d’Evo Morales. De même, l’opposition politique et parlementaire est fragmentée et sans leaders coordinateurs. L’influence politique du Mouvement vers le socialisme (MAS) s’étend jusqu’aux régions autonomistes de l’est du pays. Il n’existe désormais plus deux pôles ou visions du pays en désaccord constant. Le parti majoritaire a consolidé une série ininterrompue de victoires: 51 % à l’élection de 2006 pour l’Assemblée constituante, 67 % lors du referendum révocatoire de 2008 et 62 % d’appui à la nouvelle Constitution en 2009.
Mais l’élite de Santa Cruz n’est pas parvenue à prendre la mesure de l’ampleur de la popularité de Morales et s’est lancée dans des actions subversives qui se sont révélées suicidaires. Elle a ainsi laissé l’espace nécessaire au gouvernement pour une série de démonstrations de force, telles que la détention de l’ex-préfet du Pando et candidat récent à la vice-présidence, Leopoldo Fernández.
Le 6 décembre 2009 le MAS n’a pas seulement gagné à Tarija (qui détient plus de 80 % des réserves très stratégiques de gaz), alliée historiquement à Santa Cruz, mais a aussi augmenté significativement ses suffrages dans cette dernière province (avec 41 %), ainsi qu’au Béni (38 %) et au Pando (45 %). Mais ce qui est plus significatif encore que les votes, c’est la politique: l’élite de Santa Cruz se montre divisée, affectée par les accusations et disputes intestines, ainsi que par la volonté de trêve de plusieurs secteurs du patronat, exprimée publiquement, face aux groupes «bourgeois» radicaux.
Les régions conservatrices de la "Media Luna" sont-elles encore tentées par l’autonomie ? Existe-t-il un réel risque de voir se reproduire les troubles de 2008 ?
L’autonomie est reconnue dans la nouvelle Constitution et constitue un triomphe évident pour les dirigeants de Santa Cruz, qui ont réussi à faire inscrire cette exigence dans l’agenda politique national.
Le 6 décembre dernier, les départements de La Paz, Oruro, Potosi, Chuquisaca et Cochabamba sont revenus sur leur rejet de 2006 et ont massivement voté en faveur de l’autonomie, répondant ainsi à la consigne du MAS, ce qui entérine le nouvel État autonome en remplacement de la République centralisée.
Les divergences tournent autour des compétences des gouvernements locaux: les attributions et la gestion de la politique agraire ou l’encaissement des impôts – que les élites de Santa Cruz se verraient bien conserver – restent des attributions exclusives du pouvoir central.
Les épisodes violents, tels que ceux de 2008, semblent bien loin aujourd’hui. L’opposition manque aujourd’hui de force pour susciter des tensions et entériner l’idée de «deux Bolivies» opposées, comme cela a parfois semblé être le cas les années passées.
Les tentatives d’Eduardo Rozsa Flores – un ex-combattant boliviano-hongrois de la guerre des Balkans, issu du camp croate – de créer des groupes de choc et d’autodéfense a été l’ultime râle d’un délire entretenu par une sous-estimation suicidaire de la force d’Evo Morales et par une surestimation de la sienne propre. De toute façon, l’opposition essayera de conserver certains espaces institutionnels – mairies et gouvernements dans la partie orientale du pays – aux élections régionales de 2010. En plus de cela, il lui faut retrouver des leaders et cesser d’apparaître comme un contrepoids néfaste au «processus de changement» que vit le pays.
La formation d’Evo Morales, le Mouvement vers le socialisme (MAS), a remporté les deux tiers des sièges à l’Assemblée législative plurinationale (Parlement). Cela change-t-il beaucoup de choses pour le gouvernement ?
Avec ce résultat s’accomplit l’aspiration principale du parti majoritaire: contrôler non seulement le gouvernement, mais aussi le pouvoir. Depuis 2006 il existe une tension née d’une logique de changement radical (révolutionnaire) devant s’opérer dans le cadre de la démocratie.
Cela se vérifie, plus que dans les réformes concrètes, dans la relation du gouvernement avec les institutions, perçues comme un frein et le bastion des vieilles élites. Avec cette majorité, le MAS peut réformer la Constitution (une réforme qui devra ensuite être ratifiée par référendum) et désigner les candidats pour occuper la Cour suprême de Justice et du Tribunal constitutionnel, par exemple, qui seront plus tard élus par un vote populaire, comme le stipule la nouvelle Constitution. Il s’agit du premier parti hégémonique depuis les années 1950. Et de la première réélection depuis 1964.
Le récent scandale de corruption qui a éclaboussé le MAS à travers l’emprisonnement de Santo Ramírez risque-t-il d’avoir des répercussions ?
L’affaire Santos Ramírez (ex-président de l’entreprise pétrolière étatique YPFB) n’a pas affecté Evo Morales, qui a appelé à son incarcération. Cela s’est répercuté positivement dans les secteurs sociaux: «Désormais, pour la première fois, le président ne protège pas les corrompus, même dans son propre parti.»
Evo Morales conserve un fort capital éthique – qui a joué dans les 64% - et le discours selon lequel il est au service de l’État et non à son propre service fait partie de «sa marque de fabrique». Mais cela ne doit pas occulter l’absence de débat sérieux sur la nécessaire réforme d’un État vu comme moyen d’ascension sociale, le tout lié à une mentalité rentière fortement enracinée dans la société bolivienne. La réforme morale et institutionnelle reste une tâche à accomplir.
La nouvelle loi de gestion publique est un bon exemple des ambivalences du gouvernement en ce domaine. Plusieurs membres de l’équipe de rédaction du projet de loi polémiquent en affirmant que la Bolivie est une «société communautaire» et que l’État devrait rendre des comptes sur cette infrastructure sociale.
Dans le même temps, ils demandent une collaboration de l’ENA [Ecole nationale d’administration], en France – pays qui n’a pas précisément adopté un multiculturalisme radical –, pour remettre sur pied une école d’administration publique. Après quasiment quatre années de gestion, les emplois publique – considérés comme des privilèges dans la logique paysanne du MAS – restent sans syndicats, éliminés lors des contre-réformes néolibérales.
Quels sont les grands défis auxquels Morales va devoir faire face pour ce second mandat ?
Éviter que le puissant mouvement politique et symbolique qui s’est exprimé ne se finisse par une nouvelle frustration, similaire à de précédentes expériences nationales-populaires.
En ce sens, une grande part de son succès dépendra de la construction d’institutions post-néo-libérales efficaces, afin de dépasser l’ «étatisme sans État», le clientélisme et l’inefficacité étatique qui ont historiquement joué en défaveur de l’économie nationalisée.
À mon avis, le grand défi consiste dès lors à construire un État différent de celui des années 1990 - mais aussi de celui des années 1950 - et à sortir du développementisme [desarrollismo] ingénu qui teinte certaines dimensions du grand saut industriel. Une partie de ces problèmes s’incarnent dans la gestion de l’entreprise pétrolière étatique YPFB et dans la baisse de son activité, en partie à cause de la chute des prix internationaux du brut.
Dans ce cadre, la réduction de la pauvreté, la santé gratuite et universelle, une éducation de qualité dans les campagnes comme dans les villes et un modèle de développement adapté aux conditions boliviennes sont les défis que le processus de changement doit relever. Aujourd’hui, plus de 30 % des Boliviens continuent à vivre dans l’extrême pauvreté; ni les politiques sociales, ni la croissance n’ont agi suffisamment pour parvenir à l’éliminer. Sortir du néolibéralisme est plus compliqué que nous ne le pensons parfois. Pour les États mais aussi pour les mentalités des gens.
* Cet entretien avec Pablo Stefanoni a été effectué le 18 décembre 2009 par Ben & Lémi. pour le site http://www.article11.info.
1. La traduction de l’entretien a été effectué par Ben & Lémi, «guerriers de l’impossible»; édition complétée par A l’Encontre.
2. «Es el tiempo de crear el sistema del vivir bien y el manantial está en Bolivia», hebdomadaire La Epoca, La Paz. Article reproduit sur le site Rebelión.
3. «La Bolivie d’Evo: démocratique, indianiste et socialiste ?», Syllepse- Alternative Sud, 2009.
4. Le Monde, 21.11.09.
5. NdT: «Estado productivo social protector».
6. NdT: La COB a représenté la force syndicale et sociale, s’appuyant prioritairement sur les mineurs; elle fut décisive durant quelques 30 ans en Bolivie.
7. NdT: Mouvement syndical des paysans producteurs de coca dont est issu Morales.
8. NdT: "Instrumento Político por la Soberanía de los Pueblos" (IPSP) qui sera un élément central pour la mise en place du MAS.
9. NdT: Modèle traditionnel communautaire chez les Aymaras, important encore dans les campagnes. Historiquement, c'est à l'ayllu qu'appartenaient les terres, c'est à ce niveau que se répartissaient les richesses et les récoltes, etc.
10. NdT: Soit «croissant» ou «demi-lune», en raison de la forme géographique des régions autonomistes et opposées à Morales.
(31 décembre 2009)
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