Economie
La précarité au cœur du rapport salarial
Alain Bihr
Pour introduire ce thème, je reviendrai rapidement sur le récent mouvement de mobilisation contre feu le CPE, plus précisément sur deux éléments de ce mouvement qui ont attiré mon attention. D’une part, un des multiples détournements de l’acronyme CPE auxquels ce mouvement a donné naissance: «CPE = chômage, précarité, exclusion». Détournement symptomatique de la signification générale de ce mouvement qui, au-delà du CPE, a manifesté une exaspération générale, particulièrement dans la jeunesse lycéenne et étudiante, face au chômage de masse, à la précarité salariale et à l’exclusion socio-économique qui constitue la toile de fond et même la réalité immédiate d’un nombre grandissant de jeunes, de personnes dans leur phase d’entrée dans la vie. D’autre part et simultanément, la revendication implicite et souvent même explicite du contrat à durée indéterminé (CDI) et à temps plein comme norme d’emploi salariale, comme seule forme acceptable, voire comme seule forme ‘vraie’ de l’emploi. Le seul vrai emploi (salarié) serait un CDI à temps plein.
Le rapprochement entre ces deux éléments suggère que, dans l’esprit de beaucoup des jeunes qui se sont mobilisés contre le CPE, tout se passe comme si salariat, d’une part, chômage, précarité et exclusion socio-économique, d’autre part, étaient non seulement des réalités contraires mais, plus fondamentalement même, étrangères l’une à l’autre. Comme si chômage, précarité et exclusion n’avaient rien à voir avec le salariat, comme s’ils en étaient en quelque sorte une dénaturation ou une perversion ; ou, inversement, comme si le salariat, le vrai, n’avait rien à voir avec le chômage, la précarité ou l’exclusion.
Ces représentations vulgaires des rapports entre salariat, d’une part, chômage, précarité et exclusion, d’autre part, rejoignent ainsi un certain nombre d’approches pseudo savantes sur les mêmes sujets qui ont été soutenues au cours des deux dernières décennies. Approches qui comptent parmi celles qui ont connu la plus forte audience non seulement dans les milieux académiques mais encore dans le grand public. Je me limiterai à deux exemples.
Le premier concerne l’émergence dans la décennie 1990 d’un nouveau paradigme sociologique et politique: l’exclusion. L’exclusion est un concept relativement récent. Il ne prend son essor que dans la seconde moitié des années 1980, dans un contexte sociopolitique bien particulier, caractérisé tout à la fois par:
• la persistance et l’aggravation de la crise économique et de ses effets sociaux: montée générale du chômage (et notamment du chômage de longue et très longue durée), développement de la précarité (des formes précaires d’emploi), incapacité de certaines catégories de la population à accéder à l’emploi salarié ou à s’y maintenir ;
• l'aggravation générale des inégalités sociales: non seulement des inégalités de revenus et de patrimoine, mais des inégalités face au logement, à la santé, à l’éducation, à la participation à la vie politique
• la conversion de la gauche gouvernementale (arrivée au pouvoir en 1981) aux politiques néo-libérales libéralisant et déréglementant les marchés et s’en prenant aux acquis et garanties de protection sociale des salariés de la période antérieure ;
• l’incapacité du mouvement syndical de réagir à cette situation nouvelle: division entre une stratégie de défense de l’acquis (CGT), l’intransigeance masquant l’impuissance, et une stratégie d’accompagnement (CFDT), la recherche du compromis masquant la compromission et le renoncement ;
• une focalisation médiatique sur les «nouveaux pauvres» et les SDF (réapparition de l’abbé Pierre, lancement par Coluche des Restos du Cœur) ;
• l’expérimentation par quelques dizaines de municipalités de différentes formules de «revenu minimum» ou de «revenu social», préfigurant et préparant l’institution du RMI en décembre 1988.
La loi instituant le RMI crée aussi une commission chargée de suivre la mise en œuvre du dispositif et d’en évaluer les effets. D’où la parution en 1993, sous la direction de Serge Paugam, d’un des derniers rapports de feu le CERC première manière (Centre d’études sur les revenus et les coûts) intitulé «Précarité et risque d’exclusion en France» [1] ; rapport dans lequel les concepts de vulnérabilité et d’exclusion constituent les instruments centraux d’analyse. Puis ultérieurement, d’un ouvrage collectif, toujours dirigé par Serge Paugam, L’exclusion: l’état des savoirs [2] érigeant l’exclusion en véritable nouveau paradigme sociologique.
La thèse centrale implicite soutenue dans ce dernier ouvrage est que la société française contemporaine, rebaptisée selon le cas «société post-industrielle» ou «société post-moderne» ne serait plus divisée entre un haut et un bas mais entre les in et les out: d’une part, un vaste groupe central de personnes incluses dans l’activité économique et sociale ; et, d’autre part, des populations, dont le nombre va grandissant, d’exclus de l’activité économique et sociale du fait des évolutions des formes d’emploi (la précarité professionnelle), mais aussi des formes de la vie conjugale et familiale (la précarité conjugale et familiale). L’exclusion y est définie comme un état de «rupture du lien social» ou comme un état de «disqualification sociale» (Paugam) ou encore comme un «état de désaffiliation sociale» (Robert Castel). Thèse reprise et déclinée tout le long des années 1990 par des dizaines d’ouvrages, d’articles de revue, d’articles de presse, de discours politiques, etc. Cette thèse rejoint celle déjà soutenue par Alain Touraine à partir du début des années 1970 ; et que certains de ses disciples (François Dubet, Michel Wieviorka) vont d’ailleurs infléchir dans le sens de ce nouveau paradigme [3].
Cet ensemble de représentations obtiendra sa consécration avec l’adoption en 1998 d’une «loi sur l’exclusion». L’exclusion n’est plus alors seulement une catégorie de la pensée sociologique mais devient une catégorie de l’action politique et administrative. Toutes les politiques sociales sont depuis lors tournées contre cette nouvelle hydre, mal post-moderne aux têtes multiples: l’exclusion.
Un second exemple de représentation pseudo savante confortant l’idée d’une extériorité entre salariat et précarité nous est fourni par la notion de précariat. Ce néologisme est été récemment avancé et défendu par Robert Castel dans une émission de France Culture. Il désigne tout à la fois le type de salariat caractérisé par les formes d’emploi précaire (CDD, emplois intérimaires, les différentes formes d’emploi aidés ou de quasi-emplois – stages rémunérés, etc.) ; ainsi que la part de la population salariée durablement installée (par choix ou par contraire dans ce type d’emploi).
La proposition d’une telle catégorie est cohérente avec l’une des thèses antérieurement défendues par Robert Castel dans le célèbre ouvrage qu’il a fait paraître sous le titre de Les métamorphoses de la question sociale [4]. Dans cet ouvrage, sous le concept de «société salariale», il identifie en effet le salariat en général aux formes particulières et, d’un point de vue historique-mondial, proprement exceptionnelles, qu’il a prises dans les Etats capitalistes développés (l’Europe occidentale, l’Amérique du Nord, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, tardivement le Japon) au cours de la période que j’identifierai pour ma part comme la période fordiste – je reviendrai sur cette dénomination et l’analyse de ces formes du salariat dans ma conclusion. Dans ces conditions, le développement actuel des formes d’emploi précaire, qui déroge aux normes d’emploi de la période fordiste, lui apparaît logiquement comme l’apparition d’un nouveau rapport social, différent du salariat, qu’il nomme le précariat.
Mon objectif dans cet article est de procéder à une critique de cet ensemble de représentations, à la fois vulgaires et savantes. Autrement dit, je me propose de montrer que chômage, précarité et exclusion ne sont nullement extérieurs au salariat, qu’ils en sont au contraire des dimensions constitutives essentiels ; et que, par conséquent, loin de constituer des phénomènes exceptionnels, marginaux, périphériques, ils sont au contraire des phénomènes structurels dont seuls changent les formes historiques-mondiales sous lesquels ils se manifestent.
A cette fin, en prenant appui sur l’analyse du capitalisme développé par Marx, notamment dans Le Capital, je me propose de montrer que la précarité salariale, entendue comme l’instabilité objective et l’insécurité subjective des conditions socio-économiques d’existence des salariés, est inhérente à ce rapport social de production, qu’elle tient notamment à quatre aspects structurels de ce rapport. En conclusion, je tâcherai d’expliquer rapidement à quoi tient l’apparence actuelle de nouveauté radicale de ces phénomènes. Et comment expliquer le succès des représentations qui ont conforté cette apparence.
La transformation de la force de travail en marchandise
Cette transformation définit en propre le travail salarié. Le salariat ne peut se développer que sur cette base. Il suppose que la force de travail puisse elle-même s’acheter et se vendre, comme une marchandise, sur un marché spécifique (le marché du travail). Or cette transformation présuppose à son tour deux conditions préalables, toutes deux facteurs de précarité pour le travailleur salarié:
1. Son expropriation en tant que producteur. Pour que des hommes soient contraints de mettre en vente leur force de travail, il faut qu’ils ne soient plus en état de produire par eux-mêmes leurs moyens de consommation (l’ensemble des biens et des services nécessaires à leur entretien en tant qu’agents sociaux):
• ni directement: comme c’est le cas lorsque des producteurs, propriétaire ou possesseurs de leurs moyens de production, produisent tout ou partie de leurs moyens de consommation à des fins d’autoconsommation ;
• ni indirectement: comme c’est le cas lorsque des producteurs, propriétaires ou possesseurs de moyens de leurs moyens de production, produisent des biens ou des services qu’ils ne consomment pas eux-mêmes mais qu’ils échangent contre d’autres biens et services qui leur servent de moyens de consommation.
Autrement dit, pour être contraint de mettre en vente sa force de travail, il faut ne pas ou ne plus être en état de vendre ni son travail (sous forme de services) ni le produit de son travail, tout simplement parce qu’on n’est plus en moyen de produire par soi-même, dépourvu que l’on est de tout moyen de production propre.
Un travailleur salarié est donc d’abord et fondamentalement un producteur exproprié, un individu capable subjectivement de produire (il possède une force de travail, qui est une puissance de travail) mais incapable objectivement de produire (il ne possède pas les conditions objectives de la production: des moyens de production).
De là résulte la précarité fondamentale de la condition salariale: pour s’approprier ces moyens de production, le salarié dépend fondamentalement de sa capacité à vendre sa force de travail, autrement dit d’une condition par définition aléatoire. Il lui faut trouver un tiers qui a un intérêt quelconque à acheter sa force de travail pour la mettre en œuvre en tant que telle.
2. Son statut de «travailleur libre». Telle est l’expression ironique employée par Marx pour désigner le travailleur salarié. Une expression à double sens, ambivalente, comme l’est d’ailleurs la situation du travailleur salarié:
Positivement, le travailleur salarié est un «travailleur libre» au sens où il n’est pas (ou plus) prisonnier de rapports de dépendance personnels ou collectifs comme c’était le cas du membre des sociétaires communautaires (à base de propriété communautaire de la terre), de l’esclave ou du serf. Le travailleur salarié est un homme libre de sa personne, de ses facultés et de ses biens. C’est la condition même pour qu’il puisse mettre en vente sa force de travail.
Négativement, le travailleur salarié est un «travailleur libre» au sens d’un individu dépourvu de toute solidarité communautaire ou collective tout comme de toute protection personnelle ; un individu qui ne peut compter que sur lui-même pour parvenir à vendre sa force de travail dans des conditions qui lui permettent de s’assurer ses moyens de consommation nécessaires ; qui plus est, en tant que travailleur, va devoir affronter la concurrence de tous les autres travailleurs sur le marché du travail (au moins dans un premier temps).
En somme, ce «travailleur libre» qu’est le travailleur salarié est un individu privé, au double sens du propriétaire privé de sa propre personne (force de travail) et d’un individu isolé de tous les autres et opposé à tous les autres par la guerre de tous contre tous qu’est la concurrence et par l’individualisme qu’elle développe chez tous. L’isolement concurrentiel des travailleurs salariés constitue en ce sens, pour chacun, un facteur supplémentaire de précarité.
La division marchande du travail social
Certains défenseurs du capitalisme, que ce dernier terme effraie, le définissent comme une «économie de marché». Disons plus exactement qu’il s’agit d’une économie marchande généralisée au double sens où:
• d’une part, il s’agit d’une économie dans laquelle non seulement la plus grande partie du produit social (de l’ensemble de la richesse sociale) prend une forme marchande, mais encore la plus grande part des conditions matérielles (moyens de production) et personnelles (forces de travail) prennent elles-mêmes la forme de marchandises ;
•
d’autre part et surtout, il s’agit d’une économie entièrement soumise à un système de marchés, c’est-à-dire un ensemble de marchés (marché des marchandises, marché du travail, marché du capital) à la fois différenciés et interconnectés.
Mais qu’est-ce qu’un marché ? C’est un système (une totalité, une unité résultant de l’organisation des interrelations entre un ensemble d’acteurs socio-économiques) qui présente un caractère double et contradictoire. D’une part, ces acteurs sont des acteurs privés (individuels ou collectifs): des propriétaires privés (de marchandises, de forces de travail, de capitaux) qui agissent en fonction de leur seul intérêt privé, donc d’une manière totalement indépendante les uns des autres et indifférente les uns aux autres. Tandis que, d’autre part, leurs actions ne s’en déterminent pas moins réciproquement (par exemple par l’intermédiaire de la concurrence entre eux, par l’intermédiaire de l’action réciproque entre offre et demande). Si bien que, bien que formellement indépendants les uns des autres en tant que propriétaires privés et personnes privées, ces acteurs n’en sont pas moins réellement interdépendants les uns des autres: les résultats des actions de chacun dépendent de ceux de tous les autres.
La résultante de la conjonction de ces deux caractéristiques est que cette interdépendance prend une forme parfaitement aveugle, c’est-à-dire à la fois imprévisible et incontrôlable par les différents acteurs pris individuellement. Par exemple la forme d’un système de prix et de son évolution.
Ce n’est pas que ce système ne dispose pas de régulations internes. Au contraire, les marchés se régulent d’eux-mêmes sous l’effet de la concurrence qui se développe entre les différents acteurs économiques qui y interviennent. Et libéraux et néo-libéraux n’ont cessé de vanter cette étonnante capacité des marchés de se réguler par eux-mêmes… en oubliant de souligner qu’il s’agit d’une régulation ex post et non pas d’une régulation ex ante: d’une régulation qui intervient après coup, une fois les décisions prises et les actions engagées par les acteurs individuels, comme résultante aveugle de ces décisions et de ces actions, et non pas comme leur résultat prévisible et contrôlé comme ce serait le cas si ces mêmes décisions et actions étaient coordonnées entre elles, comme ce serait le cas dans une économie planifiée. Autrement dit, lorsque la division sociale du travail prend une forme, sa résultante générale échappe nécessairement aux producteurs.
Pour s’en rendre compte, prenons l’exemple de l’activité d’un simple capitaliste. Avec son capital (son capital propre ou un capital de prêt), il acquiert des moyens de production et embauche des forces de travail, dans le but de produire des marchandises avec profit. Ces marchandises ne sont cependant vendables, autrement dit il ne va pouvoir réaliser leur valeur en récupérant son capital engrossé d’un profit, qu’à la condition que le travail (mort et vivant) qu’il a ainsi mis en valeur soit ce que Marx appelle du travail socialement nécessaire: un travail qui corresponde à un besoin social (qualitativement et quantitativement) ainsi qu’un travail qui corresponde au moins aux normes moyennes de durée, d’intensité, de productivité en vigueur dans la branche de production qui est la sienne.
Savoir si c’est le cas ou non et dans quelle mesure c’est le cas, voilà ce qu’il ne saura qu’une fois qu’il aura mis ses marchandises sur le marché. Seul le marché validera, en tout ou en partie, le travail qu’il aura dépensé comme un travail socialement nécessaire. Dans le cas contraire, le travail dépensé ne sera pas validé: tout se passe comme si le marché déclarait que ce travail a été dépensé inutilement d’un point de vue social. Et tant pis pour ceux qui l’ont fourni !
Autrement dit, dans cette économie marchande généralisée qu’est l’économie capitaliste, les forces productives (des moyens de production, des forces de travail) sont mises en œuvre alors même qu’on ne sait pas si et dans quelle mesure leur mise en œuvre est socialement nécessaire. C’est le marché qui en décidera en déclarant périodiquement non nécessaires des fractions plus ou moins importantes de ces forces productives, c’est-à-dire en les éliminant. Tel est le prix à payer pour que les marchés s’autorégulent !
En conséquence, dans une telle économie, tout acteur, qu’il soit capitaliste ou simple salarié, est en permanence menacé d’être victime de cette résultante aveugle: d’être victime des effets globaux (en termes de croissance de l’offre ou de la demande, d’évolution des prix, de la productivité, des taux d’intérêts, etc.) d’un système qu’il aura contribué à engendrer mais qui risque de se retourner contre lui précisément parce qu’ils sont imprévisibles et incontrôlables. C’est la faillite pour les uns, le licenciement pour les autres, la précarité pour tous.
La dialectique d’invariance et de changement de la reproduction du capital
«La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner sans cesse les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c'est-à-dire l'ensemble des rapports sociaux. Le maintien sans changement de l'ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence. Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l'époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions antiques et vénérables, se dissolvent ; ceux qui les remplacent vieillissent avant d'avoir pu s'ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s'en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d'envisager leurs conditions d'existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés.»[5]
Ce passage du Manifeste du parti communiste, extrêmement dense et riche, contient entre autres quelques éléments qui sont susceptibles d’éclairer eux aussi le caractère essentiellement précaire du rapport salarial.
En premier lieu, il affirme que, en tant que rapport social de production, le capital ne peut pas se reproduire à l’identique. Au contraire, il est contraint de bouleverser en permanence le procès de production, autrement dit les instruments de travail, les techniques productives, les formes d’organisation du travail (la division technique et sociale du travail), les qualifications professionnelles (les différents types de force de travail mis en œuvre), la formation générale et professionnelle de ces forces de travail, par conséquent les traditions professionnelles, etc.
Autrement dit, la reproduction du capital en tant que rapport de production lie l’invariance structurelle du rapport à la modification en permanence des éléments et composants matériels, sociaux et intellectuels du rapport. La reproduction suppose la production permanente de nouveautés, la répétition passe par la différence, l’identité se maintient dans et par le devenir. Le changement des éléments constitutifs du rapport est la condition de la permanence du rapport lui-même.
Engels et Marx ne précisent pas ici les raisons de cette dialectique si particulière. Marx le fera ultérieurement dans Le Capital. Sont ici en jeu, d’une part, la concurrence intercapitaliste dont l’enjeu est le partage entre l’ensemble des capitalistes de la plus-value globale (de l’ensemble du surtravail approprié par le capital social) ; d’autre part, plus généralement, la lutte des classes dans sa dimension économique: les affrontements économiques entre les classes sociales dont l’enjeu est l’appropriation de la richesse sociale produite. En particulier la lutte des travailleurs salariés pour limiter leur exploitation: pour réduire la durée et l’intensité de leur travail, pour accroître la valeur de leur force de travail (élargir et améliorer la norme sociale de consommation qui la régit) – à laquelle le capital ne peut réagir économiquement que par une course à l’augmentation de la productivité du travail, génératrice d’incessants changements dans le procès de production.
Par contre, Engels et Marx indique ici clairement un des effets de cette dialectique d’invariance et de changement qui nous intéresse ici directement. A savoir la précarisation généralisée des affaires humaines (des rapports sociaux, pratiques, institutions, représentations sociales): «Tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions antiques et vénérables, se dissolvent ; ceux qui les remplacent vieillissent avant d'avoir pu s'ossifier.» Autrement dit, cette dialectique d’invariance et de changement, qui est le mode particulier de reproduction du capital, est un facteur supplémentaire de précarité salariale: elle bouleverse en permanence les conditions d’emploi et de travail des salariés.
Le cours chaotique de la reproduction du capital
L’histoire économique des deux derniers siècles a amplement montré que la reproduction du capital n’est pas un processus continu et régulier. C’est au contraire un processus discontinu et chaotique en ce sens qu’il fait alterner les phases de croissance, d’emballement, de surchauffe (boom), de récessions et de dépression. Autrement dit, l’économie capitaliste connaît périodiquement des crises plus ou moins importantes (par leur étendue, leur durée ou leur intensité).
Marx a montré que ces crises sont nécessaires à la reproduction du capital, en un double sens. D’une part, ces crises sont inévitables. Elle sont l’expression aiguë d’une contradiction inhérente au capital comme rapport de production: contradiction entre sa forme (marchande) et son contenu (le travail social). Contradiction qui aboutit à ce que, périodiquement, trop de travail social est mis en œuvre par rapport à ce qui peut en être consommé (déclaré socialement utile) dans le cadre des rapports marchands qui régulent l’usage du produit social. Ce qui donne d’ailleurs son tour si singulier, si paradoxal, aux crises capitalistes qui sont fondamentalement des crises de surproduction: l’économie capitaliste est en crise parce qu’il y a trop de capital en fonction, trop de richesse sociale produite et trop de moyens pour la produire. Surproduction de capital-marchandise par rapport à ce que les marchés peuvent en absorber: trop de marchandises sur le marché, engorgement des marchés, mévente. Surproduction de capital productif: trop de moyens de production en fonction sous forme de capital par rapport à la plus-value formé ; d’où baisse tendancielle du taux de profit. Surproduction de capital-argent = trop de capital potentiel en attente d’un usage productif (en attente de valorisation) et qui se détourne vers l’économie fictive (l’économie financière) faute de parvenir à se valoriser dans l’économie réelle.
D’autre part, ces crises sont salutaires pour le capital. En détruisant une partie du capital en fonction, en purgeant en quelque sorte le capital de ses propres excès, mais en l’obligeant aussi à faire peau neuve (à inventer des nouveaux produits, de nouveaux procédés de production, de nouvelles formes d’organisation du travail), mais aussi en permettant d’aggraver l’exploitation (par la baisse des salaires réels, par l’augmentation de la durée et de l’intensité du travail, etc.), les crises rétablissent les conditions d’un redémarrage de la reproduction du capital [6].
Le peu qui vient d’être dit des crises capitalistes montre bien combien elles sont facteurs de développement du chômage et d’aggravation de la précarité salariale, avec leur lot de pauvreté et de misère.
L’apparence de la nouveauté
Deux conclusions très nettes se dégagent des précédents éléments d’analyse. D’une part, chômage, précarité salariale et exclusion ne sont pas des réalités conjoncturelles au sein du capitalisme. Ces phénomènes socio-économiques sont structurelles liés au rapport salarial, lequel n’est lui-même que le verso de ce rapport de production aujourd’hui dominant qu’est le capital. D’autre part, ils ne sont pas davantage des phénomènes marginaux, périphériques ou inessentiels au sein du capitalisme. Au contraire, ils se situent au cœur de ce dernier, précisément dans la mesure où ils ne font que décliner cette dimension fondamentale du rapport salarial qu’est l’expropriation des producteurs.
D’où une ultime question. A quoi tient l’apparence de nouveauté de ces phénomènes aujourd’hui ? Apparence qui se trouve à fois relayée et confortée par les représentations vulgaires et savantes dont je suis parti. Deux éléments de réponse peuvent être évoqués ici.
En premier lieu, les transformations du rapport salarial survenues depuis l’ouverture de la présente crise structurelle de l’économie capitaliste au milieu des années 1970 [7]. Dans l’ensemble des Etats capitalistes développés, entre les années 1920 et les années 1950, on a assisté à la mise en place d’une configuration particulière du rapport salarial couramment dénommée fordiste caractérisée tout à la fois par:
Un compromis entre capital et travail (entre patronat industriel et mouvement ouvrier) qui peut se résumer de la manière: pour prix de leur acceptation (imposée, arrachée) des méthodes tayloriennes et fordistes d’organisation du procès de production, les salariés (et notamment les plus ouvriers et les employés) obtiennent (non sans luttes syndicales et politiques) une croissance de leur salaire réel (augmentation du pouvoir d’achat), une diminution (modeste) de leur temps de travail, des perspectives de carrière professionnelle (pour eux et leurs enfants).
Le développement d’un système public de protection sociale (contre le chômage, la maladie, l’invalidité, la vieillesse) ainsi que la prise en charge par des équipements collectifs et des services publics de quelques-uns des besoins collectifs les plus essentiels des travailleurs salariés (logement, éducation et formation professionnelle, loisirs, etc.)
Dans le cadre d’économies nationales fortement autocentrées, la mise en œuvre de politiques économies (essentiellement d’inspiration keynésienne) visant à réguler le cycle économique (principaux instruments: la politique salariale, la politique budgétaire, la politique monétaire).
Conséquence: une forte réduction du chômage (jusqu’à une situation de quasi-plein emploi), de la précarité (le CDI devient la norme de l’emploi salarié), des inégalités sociales et des situations d’exclusion socio-économique.
Dans l’ensemble de ces mêmes Etats, à partir de la fin des années 1970 et du début des années 1980, dans un contexte de crise structurelle persistante de l’économie capitaliste sur le plan mondial, le rapport salarial fordiste est systématiquement remis en cause à travers quatre facteurs que je ne peux ici qu’évoquer:
• le développement d’un nouveau type de procès de production (fluide, flexible et diffus), impliquant notamment le développement de la flexibilité interne et externe de la force de travail ;
• la mise en concurrence internationale des travailleurs par le développement des échanges commerciaux ainsi que par le développement des investissements directs étrangers (sous-traitance et délocalisations), dans un contexte de libéralisation des mouvements des marchandises et des capitaux, visant à parachever le marché mondial ;
• la prédominance du capital financier sur le capital industriel, avec la montée en puissance de la finance directe (marchés boursiers, fonds d’investissements, fonds de pension, compagnies d’assurance), le premier imposant au second le court-termisme qui le caractérise ;
• enfin l’abandon des politiques économies keynésiennes et de tout interventionnisme étatique sous la pression des politiques néo-libérales, faisant une confiance aveugle dans la capacité des marchés à se réguler par eux-mêmes.
Le tout sur fond d’une dégradation du rapport de forces entre capital et travail, au détriment de ce dernier, cause et effet à la fois de la crise d’un mouvement ouvrier. Par delà les péripéties historiques (effondrement du modèle du soi-disant socialisme soviétique, épuisement de la social-démocratie), est ici en cause plus fondamentalement l’impuissance du mouvement ouvrier à renouveler sa stratégie qui reste prisonnière du cadre d’un Etat-nation de plus en plus invalidé par le processus de transnationalisation du capital.
Conséquence: la montée du chômage, le développement de la précarité salariale, l’aggravation des inégalités, la réapparition de l’exclusion comme phénomène de masses.
A ce premier facteur, d’ordre socio-politique, s’en ajoute un second d’ordre proprement idéologique. En liaison avec la crise du mouvement ouvrier que je viens d’évoquer, on a assisté au cours de cette même période à une entreprise méthodique visant à jeter le discrédit sur l’œuvre de Marx et plus largement le marxisme. Les représentations, vulgaires et savantes, dont je suis parti au début de mon intervention, procèdent, à titre de causes autant que d’effets, de ce discrédit.
Or, si elle n’est pas suffisante à l’intelligence du monde contemporain, l’œuvre de Marx reste en tout cas absolument nécessaire à cette intelligence. C’était l’un des enjeux des pages précédentes que d’en fournir une illustration. En l’occurrence, qui a tenté de continuer à comprendre le monde contemporain à partir de Marx n’a pas risqué de prendre de simples transformations (changements de forme) des rapports structurels du capitalisme pour l’émergence d’un monde nouveau. Qui l’a récusé, au contraire, en a été la dupe. Ce qui me fait souvent dire que l’antimarxisme contient en lui-même sa propre punition sous la forme de la naïveté et de l’aveuglement pouvant confiner quelquefois à la bêtise.
1.«Précarité et risque d’exclusion en France», Documents du CERC, n°109, La Document Française, 1993.
2.La Découverte, 1996.
3. Cf. notamment Dubet, La galère, jeunes en sursis, Le Seuil, 1987 ; ou encore Dubet et Lapeyronnie., Les Quartiers d’exil, Paris, Seuil, 1992.
4.Fayard, 1995.
5.Le Manifeste du Parti communiste in Karl Marx et Friedrich Engels, Oeuvres choisies en deux volumes, Editions du Progrès, Moscou, tome 1, page 25.
6. Pour une analyse plus détaillée des crises capitalistes, cf. La reproduction du capital, Page deux, 2001, chapitre XVIII.
7. Je reprends ici des éléments d’analyse que j’ai eu l’occasion d’amplement développer dans Du Grand Soir à l’alternative, Editions Ouvrières (Editions de l’Atelier), 1991.
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