Débat
Prendre au mot la dimension mortifère du capitalisme
Alain Bihr *
Au fur et à mesure où, semaine après semaine, quasi quotidiennement, la crise générale du capitalisme contemporain nous apporte son lot de nouvelles plus calamiteuses les unes que les autres, c’est la véritable nature de cette crise qui se révèle. Loin d’être seulement une crise économique, fût-elle structurelle, c’est à une véritable crise de civilisation que nous sommes confrontés.
L’expression est certes galvaudée depuis qu’elle a servi à désigner tout et n’importe quoi (surtout n’importe quoi, d’ailleurs !), en permettant le plus souvent de masquer la manière dont elle s’articule avec la dimension économique de la crise : avec la crise dans laquelle la reproduction du capital comme rapport de production se débat depuis maintenant plus d’un tiers de siècle. Par crise de civilisation, j’entends néanmoins que la situation critique dans laquelle le capital est durablement et sans doute même définitivement engagé (et nous avec lui, pour l’instant du moins) conduit à compromettre, inexorablement, toutes les conditions de la vie en société et jusqu’aux acquis les plus fondamentaux de la civilisation.
Quelques exemples des tendances régressives du capitalisme contemporain
Ce catastrophisme fera sans doute sourire le lecteur, qui en a entendu d’autres dans le genre. Quelques exemples pris dans l’actualité la plus récente lui feront, je l’espère, toucher du doigt et ce que je veux dire et la gravité de ce qui est en question.
Commençons par la nouvelle «réforme» des retraites qui se prépare en France (et ailleurs), en fait un nouveau pas en avant vers la destruction programmée de l’assurance vieillesse, avec à la clef et la nécessité de prolonger la durée de la vie active et l’appauvrissement de la partie la plus âgée de la population, dès lors qu’elle n’exercera plus d’activité professionnelle.
Tout le monde sait que la condition humaine se définit, notamment, par la conscience qu’a chaque homme, de sa mortalité, de la finitude de son existence. Il en est résulté, très tôt dans l’histoire et même la préhistoire des sociétés humaines, des rêves d’immortalité dont toutes les religions ont fait leur beurre, en promenant d’illusoires paradis post mortem. De manière plus matérialiste, mais autrement plus efficace, les hommes ont obstinément travaillé depuis des millénaires à améliorer leurs conditions matérielles d’existence : les progrès de la productivité du travail, ceux de l’hygiène publique, ceux de la connaissance scientifique et de la pratique médicale se sont conjugués pour permettre d’augmenter l’espérance de vie moyenne des populations humaines, c’est-à-dire le pourcentage de ceux des humains capables d’atteindre de grands âges tout en faisant reculer les limites de ces derniers.
Le capitalisme a eu partie liée avec ces progrès, dont il a étendu le champ et accéléré le rythme. Et, pourtant, non seulement il en aura limité les pleins bénéfices à la partie de la population mondiale concentrée dans les formations dominantes (les soi-disant «Etats développés»), et encore de manière très inégale ; mais aujourd’hui, il fait directement obstacle à la poursuite de ce mouvement, y compris au sein de ces formations. L’augmentation de l’espérance de vie, qui devrait résonner comme une bonne nouvelle, y apparaît comme une catastrophe parce qu’elle oblige à consacrer une part grandissante de la richesse sociale à l’entretien de personnes économiquement (mais non socialement) improductives et que cette contrainte entre directement en contradiction avec les exigences de la reproduction du capital et les intérêts de ses propriétaires. Autrement dit, la survie du capitalisme exige aujourd’hui de sacrifier la réalisation en cours d’un des plus vieux rêves de l’humanité et des plus beaux acquis de la civilisation : le prolongement de la vie et l’entretien de nos vieux.
Prenons un deuxième exemple, proche du précédent. C’est un autre rêve de l’humanité que celle d’une vie «sans maladie», d’une santé aussi constante et parfaite que possible. Et c’est un autre acquis de la civilisation que d’avoir progressé dans cette voie et que d’avoir étendu le bénéfice de ces progrès au plus grand nombre. Inutile de rappeler que l’institution d’une prise en charge publique, par le biais de l’impôt et de la cotisation sociale, de la lutte contre la maladie y aura largement contribué. Que des progrès restent à réaliser, là encore, sur un plan mondial, c’est l’évidence même ; comme est évidente la disponibilité actuelle en moyens matériels et personnels à cette fin. Là encore, seule l’incompatibilité de leur mobilisation avec les exigences de la reproduction du capital (qui impose non seulement un partage inégal de la richesse sociale mais encore un usage souvent nuisible de celle-ci) stérilise cette possibilité. Et c’est ainsi qu’on vient nous expliquer que la prise en charge sociale de la maladie et des malades est devenue dispendieuse, qu’il faut mettre fin à la «dérive des dépenses de santé» (quid de la dérive des revenus des professionnels de la santé, des profits des groupes pharmaceutiques et des intérêts des fonds de placement propriétaires des cliniques privés dont ces dépenses réputées inflationnistes sont pourtant la condition soigneusement tue sinon cachée ?) et «rationner l’accès aux soins» au détriment d’une part grandissante de la population, en commençant par la plus paupérisée ?
Veut-on un troisième exemple, qui n’est pas non plus sans rapport avec les deux précédents ? Le travail est d’abord une nécessité naturelle, inscrite dans notre condition biologique ; au fil des siècles et
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