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Mai-juin 1968 en France:
la longue marche de la «contestation»
à la «soumission volontaire» (3)

Alain Bihr *

Nous publions, ci-après, le troisième volet de l’étude d’Alain Bihr sur le «Mai-juin 1968 en France», une analyse qui en permet sa lecture en intégrant non seulement ses origines – sous ses multiples facettes internationales ainsi que les mutations sociales et politiques qui l’ont préparé – mais aussi celles qui l’ont suivi; transformations «produites» par une intrication de facteurs sociaux, politiques, culturels et institutionnels propres aux luttes de classes comprises dans leurs réalités et non pas réduites à des éléments «économicistes» ou «politicistes». (Réd.)

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Comme j’ai eu l’occasion de le mentionner dans le premier article de cette série (Mai-juin 1968 en France: l'épicentre d'une crise d'hégémonie - 1) la crise d’hégémonie larvée que connaît la France des années 1960 sous les apparences d’un régime gaulliste solide et qui va éclater en mai-juin 1968 comprend encore une seconde dimension.

En effet, tout autant que le prolétariat, l’ancienne formule hégémonique reposant sur l’alliance de la grande bourgeoisie industrielle et financière avec les classes moyennes traditionnelles marginalise politiquement la classe de l’encadrement, regroupant ce qu’on appelle habituellement «les couches moyennes salariées».

 Et tout autant que le prolétariat mais pour des raisons en partie différentes, l’encadrement va trouver dans la dynamique du régime fordiste matière à se révolter contre cette marginalisation. Ainsi s’explique notamment la présence dans l’explosion de mai-juin 1968 et dans ses suites de cette seconde composante de la contestation dont le fer de lance sera, au cours de ces années, le mouvement étudiant.

Par contre, la résolution de cette crise d’hégémonie va réserver un sort différent à cette composante: elle va en faire un élément décisif de la nouvelle formule hégémonique. C’est ce processus que se propose d’analyser la dernière partie de mon article [1]

Les raisons de la radicalisation politique de l’encadrement

Le régime fordiste de reproduction du capital va considérablement renforcer le poids de l’encadrement dans la formation sociale française au cours des années 1950 et 1960.  Son poids démographique tout d’abord. Entre 1954 et 1975, les effectifs de l'encadrement sont ainsi multipliés par 2,6, passant de 8  % à plus de 12 % de la population active, sa croissance  absolue et relative formant ainsi contraste avec le déclin parallèle des classes moyennes traditionnelles précédemment souligné. Durant cette période, l’encadrement va ainsi accueillir dans ses rangs bon nombre d’enfants d'ouvriers, de paysans, de petits commerçants auxquels la démocratisation de l'enseignement secondaire offre alors des perspectives d'ascension sociale.

Ce renforcement démographique de l’encadrement se double d’un renforcement socioéconomique: c’est sur lui et notamment sur ses couches et catégories générées spécifiquement par le fordisme, dans le secteur public (les appareils d’Etat et les entreprises d’Etat) tout comme dans le secteur privé (les entreprises capitalistes), que va reposer la modernisation capitaliste de la France au cours de ces deux décennies.

Pour me limiter à ces deux exemples, ce sont les ingénieurs, techniciens et agents de maîtrise qui, dans les entreprises, vont être les agents en même temps que les bénéficiaires (en termes de revenu, de pouvoir et de prestige) de la mise en œuvre de «l’organisation scientifique du travail», autrement dit des formes spécifiquement fordistes de domination et d’exploitation du travail prolétaire: celles-ci vont promouvoir la figure du cadre (supérieur et moyen) comme la figure centrale de l’économie fordiste [2]. Tandis que ce sont les enseignants, de l’école primaire jusqu’à l’université mais plus spécifiquement ceux de l’enseignement secondaire, qui vont se charger de former les générations de cadres mais aussi d’ouvriers et d’employés qualifiés dont le fordisme aura besoin dans tous ses aspects et au sein de tous les secteurs de la vie économique, sociale, administrative, culturelle, etc.

Enfin, les valeurs (de modernisation, de rationalisation, de démocratisation) dont le fordisme est implicitement et souvent même explicitement porteur se trouvent être celles de l’encadrement [3]. Ce qui ne peut que souder davantage cette classe sur le plan idéologique, en renforçant sa légitimité (celle de sa situation, de ses intérêts, de ses aspirations, etc.) à ses propres yeux et à ceux des membres des autres classes. Cela se traduit notamment par l’apparition et le développement au cours de cette période de toute une presse hebdomadaire ciblant cette classe et promouvant ses valeurs : L’Express (1953), Le Nouvel Observateur (1964) Le Point (1972), dont Le Monde est à l’époque le pendant au sein de la presse quotidienne.

Dans ces conditions, on peut s’étonner que des pans entiers de l’encadrement se soient eux aussi radicalisés sur le plan politique au cours des années 1960, au point de descendre dans la rue et de monter sur les barricades, bref de participer à la révolte de mai-juin 1968 ainsi qu’à ses suites. C’est que, en dépit des éléments précédents, l’encadrement en général et ses plus jeunes générations en particulier – celles nées après la guerre et qui vont faire partie du monde étudiant dans l