Débat

DeGaulle

«Le régime gaulliste» en 1958....

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Mai-juin 1968 en France:
l’épicentre d’une crise d’hégémonie. (1)

Alain Bihr *

Nous publions ici, en trois parties, une étude d’Alain Bihr mettant, tout d’abord, en perspective historique internationale le mai-juin 1968 français. A. Bihr fournit, de même, une analyse des diverses alliances de classes et fractions de classes qui ont marqué la gestion de la domination bourgeoise en France, en partant de la Troisième République pour aboutir à la période directement antérieure à 1968. Avant cela, il explicite la notion d’hégémonie chez Gramsci.

La seconde partie se centrera sur la relance de la conflictualité ouvrière dans les années 1960 et sur la riposte capitaliste. (Red.).

Comment réévaluer le sens et la portée de la crise sociale et politique que la France a connue en mai-juin 1968 quarante ans après ces événements ? Si cet éloignement historique relatif présente manifestement des avantages (ne serait-ce qu’en nous libérant des erreurs de jugement et des illusions qui furent celles de leurs acteurs ou témoins directs – dont l’auteur de ces lignes), ne présente-t-il pas aussi des pièges, dont le moindre n’est pas de tenter de reconstruire le fil de ces événements uniquement en fonction de ce que l’on sait aujourd’hui en avoir été l’issue ? Le parti pris que j’ai adopté est d’assumer clairement la distance historique par rapport à l’événement, en l’accentuant même délibérément: précisément parce que je pense que l’événement a eu une portée historique et mondiale, il me faudra remonter plus loin encore d’en l’histoire et, inversement, descendre le cours de celle-ci pour en ressaisir tous les tenants et aboutissants. De même qu’il me faudra resituer cet événement dans le contexte international qui a été le sien et qui lui donne également pour partie son sens. C’est d’ailleurs par là que je vais commencer.

1. Le monde de la seconde moitié des années 1960

Le monde des années 1960 est encore celui qui est né aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Il est caractérisé à la fois par la rivalité entre ce qu’on appelle à l’époque improprement les «deux blocs», capitaliste et “socialiste”, oscillant entre «guerre froide» et «détente», de même que par la confrontation de ce qu’on ne nomme pas encore le Nord et le Sud, mais «les pays développés» et «les pays sous-développés» (euphémiquement rebaptisés par la suite «pays en voie en voie de développement»). Dénominations tout aussi impropres les unes que les autres pour désigner les rapports entre centre et périphérie du système capitaliste mondial. Or, ce qui frappe rétrospectivement dans le spectacle qu’offre globalement le monde ainsi découpé des années 1960, c’est bien la crise générale, tantôt larvée, tantôt ouverte, des différentes formes de domination qui s’y exercent, aussi diverses soient-elles.

Et tout d’abord dans les rapports “Nord-Sud”. Il n’est pas nécessaire de revenir longuement sur la grande vague de décolonisation qui déferle alors sur l’Afrique et une bonne partie de l’Asie, mettant fin à l’existence d’empires coloniaux quelquefois pluriséculaires. La plupart des anciennes colonies européennes (celles du Royaume-Uni, de la France, des Pays-Bas) viennent d’accéder ou accèdent alors à l’indépendance politique, que celle-ci ait été concédée assez facilement par les anciennes puissances coloniales ou qu’elle ait été durement arrachée par les peuples colonisés au terme de véritables guerres de libération nationale. Seul va encore subsister pendant quelques années ce qui reste de l’empire colonial portugais (jusqu’à la «révolution des œillets» d’avril 1974) et de l’empire colonial espagnol (jusqu’à la mort de Franco en novembre 1975). La France elle-même sort alors de deux guerres coloniales quasi successives (la guerre d’Indochine entre 1946 et 1954, la guerre d’Algérie entre 1954 et 1962) qui auront de surcroît précipité l’indépendance de ses colonies africaines mais auront aussi participé –  j’y reviendrai – à la politisation du milieu étudiant en France à la fin des années 1950 et au début des années 1960.

En fait, pour la plupart de ces ex-colonies européennes, cette indépendance politique va s’avérer synonyme d’illusion, dans la mesure où, de fait, elle a signifié le passage d’une forme archaïque d’impérialisme (le colonialisme) à un néo-impérialisme fondé sur le développement inégal et, partant, l’échange inégal sur le marché mondial, précisément générés par des siècles de colonisation, synonymes de dépendance (technologique et financière) continue et de spécialisation contrainte dans la production de matières premières bon marché. C’est ce que ces jeunes nations du Tiers-monde (le monde naît à la conférence de Bandoeng qui se tient en 1955 à l’initiative de Sukarno, de Nehru et de Nasser) vont rapidement apprendre à leurs dépens.

Il n’empêche que, notamment lorsqu’elle a été conquise de haute lutte par la mobilisation politique et même militaire des populations colonisées, cette indépendance signifie aussi l’impossibilité de maintenir tels quels les anciens modes de domination de la périphérie par le centre. Rien n’est plus symptomatique à cet égard que la défaite militaire que connaissent toutes les puissances occidentales qui persistent dans la voie de la perpétuation de ces anciens modes, qu’il s’agisse de puissances secondaires largement déclinantes (comme le Portugal en Angola et au Mozambique) ou de p