Débat

 

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Marx et le vol de bois:
du droit coutumier des pauvres
au bien commun de l’humanité

Daniel Bensaïd *

L’article de Marx, «Débats sur la loi relative au vol de bois», est paru en plusieurs livraisons dans la Rheinische Zeitung, entre le 25 octobre et le 3 novembre 1842. La société civile rhénane avait hérité, de la Révolution et de la présence françaises, d’une réforme juridique centrée sur la libre disposition de la propriété privée et l’égalité abstraite des sujets de droits, en rupture avec les traditions féodales du droit germanique. Une société civile moderne avait ainsi commencé à émerger en conflit avec l’Etat prussien. Un mouvement revendicatif diffus, attaché à la défense de ces libertés contre la restauration de l’ordre ancien, restait cependant sous l’hégémonie d’une bourgeoisie industrielle et commerciale tournée vers l’Angleterre, alors que la petite bourgeoisie intellectuelle était plutôt attirée par la vie politique française. Dans son ensemble, cette bourgeoisie libérale rhénane défendit certains acquis de la Révolution française, dont le maintien des codes juridiques français, la réforme communale, les libertés publiques.

Ce système rhénan détonnait au sein de l’empire prussien. Le gouvernement berlinois s’employa, trente-cinq ans durant, à le refouler par des attaques frontales, mais aussi par une multitude d’attaques obliques et de réformes, accompagnées d’une expansion de la bureaucratie administrative prussienne chargée de veiller à leur application locale. Les mesures de censure de la presse, qui devaient conduire au printemps 1843 à la fermeture de la Rheinische Zeitung et à l’exil volontaire de Marx en France, s’inscrivaient dans cette logique de réaction. Si le droit rhénan resta jusqu’en 1848 l’enjeu d’un bras de fer permanent entre le libéralisme rhénan et la monarchie prussienne, il ne put échapper à la normalisation bureaucratique. Dès le 6 mars 1821, le droit français avait été officiellement abrogé et remplacé par le droit en vigueur dans le reste du royaume. En 1824, un ordre du Cabinet ordonna l’introduction du droit prussien dans la procédure criminelle. La même année, les châtiments corporels furent rétablis dans le régime pénitentiaire rhénan. En 1826, un nouvel ordre mit en cause le principe d’égalité civile, donnant ainsi satisfaction à la noblesse sur le rétablissement du droit d’aînesse. C’est pour fuir cette réaction que, dès 1831, Heinrich Heine précéda Marx sur les chemins de l’exil parisien.

Dans cette épreuve de force prolongée entre le libéralisme rhénan et l’autocratie prussienne, la Rheinische Zeitung, dont Marx devint rédacteur en chef en 1842, jouait le rôle d’un proto-parti de la société civile. Sa correspondance avec Bruno Bauer au cours de l’année 1841-1842 montre bien l’importance alors accordée à la presse en tant que réalisation pratique de la théorie portée par le mouvement philosophique. Dans son article du 12 mai 1842, Marx oppose à la loi préventive sur la censure, qui «n’a de loi que la forme», la «loi sur la presse» qui «est une loi réelle parce qu’elle est l’existence positive de la liberté». Dans ses articles de janvier 1843, il souligne les liens étroits qui unissent la presse et le peuple, la presse d’un peuple et l’esprit d’un peuple, dans la formation d’un espace et d’une opinion publics. Le 21 janvier, les ministres prussiens de la censure décidèrent que la Rheinische Zeitung cesserait de paraître à dater du 1er avril.

Dans ses articles 13 janvier en soutien à ceux du correspondant de Moselle sur la situation des vignerons rhénans, Marx avait de nouveau soutenu qu’un «correspondant de journal fait part en toute conscience de la voix du peuple telle qu’elle est parvenue à ses oreilles», et qu’il ne peut «que se considérer comme un membre mineur d’un corps aux ramifications multiples au sein desquelles il se choisit librement une fonction» [1]. Suivant cette logique, il revendique l’anonymat des articles (le sien n’est d’ailleurs pas signé et Engels lui-même se montrera longtemps hésitant sur l’authentification de l’auteur), «lié à la nature de la presse quotidienne». Le nom propre «isolerait si rigidement chaque article comme le corps isole les personnes les unes des autres», que cela «reviendrait à nier totalement le fait qu’un article n’est qu’un membre complémentaire» et que le journal est «le lieu où se rassemblent de nombreux avis individuels» pour former «l’organe d’un seul esprit». On ne saurait mieux dire la fonction partisane alors assignée à la Gazette rhénane.

Marx revient à la charge sur ce thème quatre jours plus tard: «Produite par l’opinion publique, la presse libre produit aussi l’opinion publique». Elle se comporte «par rapport à la situation du peuple» comme «intelligence, mais tout autant comme cœur» [2]. Cette insistance sur la fonction du débat public s’inscrit d’évidence dans la tradition libérale des Lumières comme exercice public de la raison critique.

Dans la Rhénanie du Vormärz, la tension entre la société civile et l’Etat occupe donc la controverse publique. L’instruction de censure du 24 décembre 1841, rendue publique le 14 janvier 1842, intervint dans ce contexte comme un événement majeur. Marx réagit aussitôt: «Une loi qui s’en prend aux convictions n’est pas une loi de l’Etat faite pour les citoyens, mais une loi faite par un parti contre un autre parti». Ce n’est plus, dès lors, une loi, «mais un privilège»: «Une société où un seul organe se croit détenteur unique et exclusif de la raison d’Etat et de la morale concrète d’Etat, ou un gouvernement s’oppose par principe au peuple» est une société où la «mauvaise conscience invente des lois de vengeance».

Revenant en 1859 sur «la marche de ses propres études d’économie politique», Marx rappellera le contexte conflictuel dans lequel il fut amené à s’intéresser directement aux questions sociales: «En 1842-1843, je dus, en ma qualité de rédacteur en chef de la Rheinische Zeitung, parler pour la première fois, et avec le plus grand embarras, de ce qu’on appelle les intérêts matériels. Les débats de la Diète rhénane sur le vol de bois et le morcellement du sol, la polémique engagée par M. von Schaper, alors président de la province rhénane, contre la Gazette à propos de la situation des paysans de Moselle, et enfin les débats sur le libre-échange et le protectionnisme me donnèrent pour la première fois l’occasion de m’occuper de questions économiques [3].»

C’est alors, en pleine lutte pour la survie du journal, qu’il prit à la fin 1842 la décision, lourde de conséquences pour l’avenir, de rompre avec la fraction berlinoise du mouvement néo-hégélien. Cette rupture, qui constitue un premier pas dans la transition du libéralisme rhénan au socialisme, est donc exactement contemporaine de sa série d’articles sur le vol du bois. Elle est le prélude immédiat aux manuscrits de Kreuznach, dans lesquels Marx règlera ses comptes, pendant l’été 43, avec l’héritage de la philosophie hégélienne de l’Etat, et aux deux articles majeurs, Introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel et A propos de la Question juive, qui paraîtront début 1844 à Paris, dans l’unique numéro des Annales franco-allemandes. Dans ces textes (dont le premier marque l’entrée en scène fracassante du prolétariat dans son œuvre), Marx dénoncera «l’illusion politique», consistant à prendre l’émancipation civique pour le dernier mot de «l’émancipation humaine», et mettra à l’ordre du jour une révolution nouvelle, une révolution sociale [4].

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Le tournant de 1842-1843 amorce donc le dépassement de ce que Louis Althusser a appelé «le moment rationaliste libéral» de Marx. La polémique sur le «vol de bois» occupe une place importante dans cette mue. Elle répond aux délibérations de la Diète rhénane de juin 1842 sur un «rapport relatif au vol de bois et autres produits de la forêt». Ce rapport s’inscrit dans une série mesures, dont la «loi forestière» de juillet 1841, complétée en 1843 par l’instauration d’un nouveau régime de la chasse. Les Diètes provinciales disposaient de prérogatives restreintes face au pouvoir central de Berlin, et leurs compétences législatives étaient fort limitées. La Diète rhénane était composée de députations par «états» sociaux (députés de la ville, de la campagne, et de la noblesse) qui disposaient d’un nombre égal de voix (25 pour chacun des trois, ce qui revenait à sur-représenter la noblesse). La rente foncière et la taxe fiscale étaient les seuls critères d’éligibilité pris en considération, tant pour la députation des villes que pour celle de la campagne.

La proposition de loi relative au vol de bois soumise à la Diète au nom de Frédéric-Guillaume, «Roi de Prusse par la grâce de Dieu», concernait «les dérobements suivants: 1. tout bois de forêt n’étant pas encore abattu ; 2. tout bois vert, hors des forêts, destiné à l’exploitation ; 3. Tout bois cassé accidentellement ou renversé en troncs entiers dont l’ajustage n’a pas encore commencé ; 4. Les copeaux et bois d’œuvre se trouvant dans la forêt ou aux dépôts de bois non encore aménagés.» Les différents articles établissaient une règle d’évaluation du délit et des peines correspondantes, selon que «le vol est commis pendant la nuit ou un jour férié», que «l’auteur est emmitouflé ou s’est noirci le visage» pour ne pas être reconnu, qu’il a donné de fausses informations sur son identité, etc. L’article 14 stipulait: «Toutes les amendes dues pour vol de bois, même si elles doivent être acquittées par plusieurs personnes en tant que complices ou bénéficiaires, reviennent toutes au propriétaire de forêt, ainsi que le travail forcé de tous les condamnées insolvables». L’article 16 précisait: «Si, en raison de l’indigence de l’auteur ou des personnes responsables à sa place, l’amende ne peut pas être recouvrée, celle ci sera remplacée par un travail ou une peine d’emprisonnement.» L’article 19 spécifiait enfin: «Le travail forcé que le condamné doit effectuer consiste d’abord dans le travail forestier pour le propriétaire de la forêt.»

Le développement du vol de bois, auquel prétendait répondre la proposition de loi, apparaît à l’évidence comme «une conséquence du paupérisme rural» alors en plein essor [5]. Il s’agissait de sanctionner l’appropriation illégale de bois et autres produits forestiers par des paysans massivement paupérisés, dans la mesure notamment où cette appropriation ne visait plus seulement la consommation immédiate d bois, mais sa vente comme marchandise (le bois de chauffe étant alors une matière première très recherchée). Pierre Lascoumes et Hartwig Zander citent pour exemple la liste établie par un garde forestier des «méfaits forestiers et de leurs causes économiques»: vol de myrtilles et autres fruits des bois: vol de produits forestiers nécessaires à la production de brosses et balais, de nourriture pour le bétail ; de ramilles pour la production de moulinets ; de bois pour la réparation d’ustensiles domestiques et agraires ; de bois pour les lattes de toiture ; de bois pour les perches à houblon ; de bois pour escaliers, tréteaux, échafaudages ; de racines traçantes pour la vannerie ; de fagots pour bois de chauffe… Edifiant inventaire ! Il s’agit donc de biens commercialisables sans lesquels l’existence ne pourrait plus être assurée, d’autant que l’usage de consommation est lui-même de plus en plus soumis à la circulation marchande.

Lascoumes et Hartwig résument bien le fond du litige: «L’Etat prussien était tenu de régler, une fois pour toutes, les problèmes juridiques relevant de la contradiction entre le droit des ayant droit et le droit de propriété. Cette question devait déboucher sur le problème de la jouissance individuelle d’un bien acquis par le moyen du droit d’usage. Pouvait-on considérer le bois distribué aux ayant droit comme leur propriété, ou devait-on par contre le classer comme “bien naturel ” ne pouvant être utilisé que pour la satisfaction immédiate de besoins élémentaires ? Nous comprenons l’importance de l’enjeu si nous nous rappelons que la politique du fisc domanial ne pouvait, en aucun cas, admettre que de simples ayants droit agissent en propriétaires et apparaissent comme concurrents sur un marché monopolisé que le fisc domanial gérait selon le principe de la vente au plus offrant [6].» Le dilemme vient précisément du fait que l’intégration du bois au circuit de mise en valeur marchande rend indissociables sa valeur d’usage et sa valeur d’échange. L’enjeu de la nouvelle législation était donc bien de faire valoir le droit de propriété, en distinguant rigoureusement les titres de propriété des titres de nécessité, une économie d’échange, d’une économie de subsistance. L’évolution du dispositif de sanctions pénales institutionnalisait en conséquence de nouvelles formes de délinquance et de criminalité sociale.

L’article publié par Marx entre le 25 octobre et le 3 novembre sur les débats relatifs au vol de bois faisait partie d’un ensemble de quatre articles consacrés aux Débats de la Diète rhénane. Il est le seul, avec celui, ultérieur, sur la situation des paysans de Moselle, à traiter directement de la question sociale. En 1851, le futur maire de Cologne, Hermann Becker, projeta une édition des articles de Marx publiés entre 1842 et 1851. L’exemplaire de la Rheinische Zeitung comportant l’article sur le vol de bois corrigé de la main de Marx en vue de cette édition, a été retrouvé aux archives municipales de Cologne.

Pour aborder «la question terrestre» de «la parcellisation de la propriété foncière», l’auteur reconnaît d’emblée ne pas disposer de la proposition de loi, mais seulement des «ébauches d’amendements» de la Diète et d’un compte-rendu lacunaire de ses délibérations. L’enjeu du débat est bien la définition de la propriété. Le projet de loi envisage de qualifier comme vol aussi bien l’arrachage de branches sur «l’arbre vert», que le ramassage de ramilles mortes. Il s’agirait dans les deux cas «d’appropriation de bois étranger», par conséquent d’un délit qualifiable comme «vol»: «Pour s’approprier du bois vert, ironise Marx, il faut l’arracher avec violence de son support organique. Cet attentat manifeste contre l’arbre, et, à travers l’arbre, est aussi un attentat manifeste contre le propriétaire de l’arbre. De plus, si du bois coupé est dérobé à un tiers, ce bois est un produit du propriétaire. Le bois coupé est déjà du bois façonné. Le lien artificiel remplace le lien naturel de propriété. Donc qui dérobe du bois coupé dérobe de la propriété. Par contre, s’il s’agit de ramilles, rien n’est soustrait à la propriété. On sépare de la propriété ce qui en est déjà séparé. Le voleur de bois porte de sa propre autorité un jugement contre la propriété. Le ramasseur de ramilles se contente d’exécuter un jugement, celui que la nature même de la propriété a rendu: vous ne possédez que l’arbre, mais l’arbre ne possède plus les branchages en question. Ramassage des ramilles et vol de bois sont donc deux choses essentiellement différentes. L’objet est différent, l’action se rapportant à l’objet ne l’est pas moins, l’intention doit donc l’être aussi. Car quel autre critère objectif devrions-nous appliquer à l’intention si ce n’est le contenu et la forme de l’action ? En faisant fi de cette différence essentielle, vous appelez les deux actions vol et les punissez toutes deux en tant que tel.» Marx semble contester la logique de la loi en acceptant de se situer du point de vue du propriétaire pour limiter son droit de propriété à l’arbre qui pousse sur son domaine ou au bois façonné (transformé par un travail) qui en est issu. Le ramasseur de ramilles serait alors en droit de lui opposer un argument relevant d’une interprétation légitime de ce droit supposé naturel: le bois mort n’appartient plus à l’arbre, ni par conséquent au propriétaire de l’arbre. Il en résulte qu’on ne saurait réunir les deux actes sous un même délit, sauf à ignorer la différence entre les actes par lesquels seuls se manifeste l’intention.

Malicieusement, Marx suggère qu’une telle confusion pourrait bien se retourner contre le propriétaire. Cette «opinion brutale» qui «ne retient d’actions différentes qu’une désignation commune et fait abstraction de toute différenciation» finirait par se nier elle-même: «En considérant indifféremment comme vol toute atteinte à la propriété sans désignation plus précise, toute propriété privée ne serait-elle pas du vol ?». La controverse se déplace alors, de la question de la délimitation d’un droit légitime de propriété à celle de la légitimité de la propriété privée en tant que telle, question soulevée deux ans plus tôt par Proudhon dans son mémoire Qu’est-ce que la propriété ?

Le second angle d’attaque de Marx contre la proposition de loi porte sur le rapport problématique du délit à la peine: «Dans les attentats contre la propriété, l’importance de la valeur dans la détermination de la peine va de soi. De même que le concept de crime exige la peine, la réalité du crime exige une mesure de la peine. Le crime réel est limité. Pour être réelle, la peine devra être limitée ; pour être juste, elle devra l’être selon le principe du droit. L’objectif étant de faire de la peine la conséquence réelle du crime, elle doit apparaître au délinquant comme l’effet nécessaire de son propre acte, donc comme son propre acte. La limite de le peine doit être celle de son acte. Le contenu déterminé qui est violé est la limite du crime dé