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Daniel Bensaïd

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Une crise stratégique
(à propos d’un texte de Jean-Marie Harribey, coprésident d’Attac)

Daniel Bensaïd

Ce texte adressé à Jean-Marie Harribey répond ou commente la contribution de ce dernier. Il a été publié sur ce site en date du  5 juin 2007.

Cher Jean-Marie

S’il confirme en partie les désaccords que nous avons pu avoir au cours de la dernière année, ton texte pour une stratégie d’Attac a le mérite d’initier une réflexion prospective au lieu de s’enfermer dans la rumination des occasions perdues. Il traite en effet d’un tournant politique (dont nous ressentions les symptômes bien avant les élections présidentielles et législatives) qui appelle de nous tous des redéfinitions d’orientation. A titre de contribution au débat, voici quelques réflexions inspirées par ton texte, au risque peut-être de le mal interpréter parfois. Mais nous comprenons fort bien qu’il engage à une discussion dont la suite permettra de départager réels désaccords et simple malentendus.

Faillite générale ?

1. Tu pars d’un constat de faillite générale: «toutes les stratégies de gauche sont défaites». Et d’en dresser l’inventaire: la stratégie social-démocrate, la stratégie social-libérale, la stratégie anti-libérale, la stratégie «communiste et d’extrême-gauche».

La discussion agagnerait peut-être en clarté à éviter l’attribution généreuse d’une noblesse stratégique à des politiques qui ne sont précisément, pour certaines d’entre-elles que de la navigation à vue et un enchaînement de coups électoraux sans visée stratégique. Mais surtout, ton énumération regroupe sous la catégorie de «modèles» des phénomènes sociaux, politiques, historiques ; fort hétérogènes.

Les «anciens modèles» (social démocrate et communiste et d’extrême-gauche) se seraient «désagrégés» avec l’émergence du «capitalisme néolibéral» et «l’extinction du socialisme stalinien». C’est accorder à l’idéologie plus qu’elle ne mérite. L’événement de portée historique, c’est en effet que l’offensive libérale et la mondialisation marchande se sont soldées par l’implosion de l’Union soviétique (minée de l’intérieur par les contradictions propres à un régime d’accumulation bureaucratique) et par la démolition méthodique de l’Etat social et des instruments des politiques keynésiennes. Les Partis communistes ont ainsi perdu leur référent matériel et la source de leur légitimité. Les partis sociaux démocrates, en contribuant activement au démantèlement des services publics et de la privatisation du monde, ont scié la branche sur laquelle reposait leur réformisme gestionnaire.

Leurs crises respectives se nourrissent d’une érosion différentes de leurs bases sociales. Le parti communiste a vu disparaître ou s’affaiblir les bastions industriels sur lesquels reposait sa représentativité sociale depuis le front populaire et la libération, sans parvenir à renouveler significativement cette base en 1968 et depuis dans les nouveaux secteurs du salariat. Le parti socialiste, bien que prétendant lors de la campagne Jospin représenter les classes moyennes (au point d’oublier de parler des travailleurs), a sapé par les privatisations son assise dans les secteurs traditionnels de la fonction publique, pendant que ses propres élites dirigeantes (traditionnellement issues de la haute fonction d’Etat), nouaient des alliances et des rapports de plus en plus organiques avec les états-majors industriels et bancaires du patronat.

Il suffit de rappeler à grand traits ces caractéristiques sociales et historiques générales des «anciens modèles» social-démocrate et stalinien, pour constater à quel point l’amalgame subreptice, au sein du quatrième modèle, du communisme (en clair du Parti communiste) et de l’extrême-gauche est désinvolte. Ils ne partagent ni la même base sociale, ni la même histoire. Ils se sont au contraire combattus avec acharnement dès la naissance des oppositions au stalinisme. Et ce combat ne fut pas que, ni principalement, idéologique. Il est semé de cadavres. Le seul point commun serait la revendication d’un même héritage théorique et stratégique, mais il a fait l’objet de tant d’interprétations (et d’applications) contraires, qu’on ne saurait l’invoquer sans plus ample et plus rigoureux examen.

Le mouvement alter à un tournant

2.  «Les nouveaux modèles», social-libéral et anti-libéral, se présentent, écris-tu comme «des modèles sans stratégie véritable». Nous partageons largement ce constat:

 «Le modèle social-libéral n’arrive pas à trouver une base sociale alternative à celle sur laquelle surfe le néolibéralisme car leur base est potentiellement la même: petite-bourgeoisie ou classes moyennes supérieures, auxquelles la bourgeoisie financière fait miroiter l’enrichissement sans fin grâce aux marchés financiers, via placements et fonds de pension.» En effet. Le social-libéralisme de centre gauche, qu’il s’agisse de la troisième voie de Tony Blair, du nouveau centre et de l’Agenda 2010 de Schröder, du Parti démocrate italien, ou de la rénovation annoncée du Parti socialiste français en concurrence avec le Modem, ce sont des variantes, au mieux tempérées, des orientations libérales. Le Oui au traité constitutionnel européen, l’acceptation des critères de convergence et du pacte de stabilité en sont l’illustration éclatante. De sorte que l’indignation tartuffière contre la trahison, ou le dé