En mémoire
Daniel Bensaïd
Puissances du communisme
Daniel Bensaïd
Aujourd’hui, 12 janvier 2010, Daniel Bensaïd est décédé. La mémoire pour ne pas oublier. Un dernier texte pour nous escorter. C.A. Udry
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Dans un article de 1843 sur «les progrès de la réforme sociale sur le continent», le jeune Engels (tout juste vingt ans) voyait le communisme comme «une conclusion nécessaire que l’on est bien obligé de tirer à partir des conditions générales de la civilisation moderne».
Un communisme logique en somme, produit de la révolution de 1830, où les ouvriers «retournèrent aux sources vives et à l’étude de la grande révolution et s’emparèrent vivement du communisme de Babeuf».
Pour le jeune Marx, en revanche, ce communisme n’était encore qu’«une abstraction dogmatique», une «manifestation originale du principe de l’humanisme». Le prolétariat naissant s’était «jeté dans les bras des doctrinaires de son émancipation», des «sectes socialistes», et des esprits confus qui «divaguent en humanistes» sur «le millenium de la fraternité universelle» comme «abolition imaginaire des rapports de classe». Avant 1848, ce communisme spectral, sans programme précis, hantait donc l’air du temps sous les formes «mal dégrossies» de sectes égalitaires ou de rêveries icariennes.
Déjà, le dépassement de l’athéisme abstrait impliquait pourtant un nouveau matérialisme social qui n’était autre que le communisme: «De même que l’athéisme, en tant que négation de Dieu, est le développement de l’humanisme théorique, de même le communisme, en tant que négation de la propriété privée, est la revendication de la vie humaine véritable.» Loin de tout anticléricalisme vulgaire, ce communisme était «le développement d’un humanisme pratique», pour lequel il ne s’agissait plus seulement de combattre l’aliénation religieuse, mais l’aliénation et la misère sociales réelles d’où naît le besoin de religion.
De l’expérience fondatrice de 1848 à celle de la Commune, le «mouvement réel» tendant à abolir l’ordre établi prit forme et force, dissipant les «marottes sectaires» et tournant en ridicule «le ton d’oracle de l’infaillibilité scientifique». Autrement dit, le communisme, qui fut d’abord un état d’esprit ou «un communisme philosophique», trouvait sa forme politique. En un quart de siècle, il accomplit sa mue: de ses modes d’apparition philosophiques et utopiques, à la forme politique enfin trouvée de l’émancipation.
1. Les mots de l’émancipation ne sont pas sortis indemnes des tourments du siècle passé. On peut en dire, comme des animaux de la fable, qu’ils n’en sont pas tous morts, mais que tous ont été gravement frappés. Socialisme, révolution, anarchie même, ne se portent guère mieux que communisme. Le socialisme a trempé dans l’assassinat de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, dans les guerres coloniales et les collaborations gouvernementales au point de perdre tout contenu à mesure qu’il gagnait en extension. Une campagne idéologique méthodique est parvenue à identifier aux yeux de beaucoup la révolution à la violence et à la terreur. Mais, de tous les mots hier porteurs de grandes promesses et de rêves vers l’avant, celui de communisme a subi le plus de dommages du fait de sa capture par la raison bureaucratique d’Etat et de son asservissement à une entreprise totalitaire. La question reste cependant de savoir si, de tous ces mots blessés, il en est qui valent la peine d’être réparés et remis en mouvement.
2. Il est nécessaire pour cela de penser ce qu’il est advenu du communisme au XXe siècle. Le mot et la chose ne sauraient rester hors du temps et des épreuves historiques auxquelles ils ont été soumis. L’usage massif du titre communiste pour désigner l’Etat libéral autoritaire chinois pèsera longtemps beaucoup plus lourd, aux yeux du plus grand nombre, que les fragiles repousses théoriques et expérimentales d’une hypothèse communiste. La tentation de se soustraire à un inventaire historique critique conduirait à réduire l’idée communiste à des «invariants» atemporels, à en faire un synonyme des idées indéterminées de justice ou d’émancipation, et non la forme spécifique de l’émancipation à l’époque de la domination capitaliste. Le mot perd alors en précision politique ce qu’il gagne en extension éthique ou philosophique. Une des questions cruciales est de savoir si le despotisme bureaucratique est la continuation légitime de la révolution d’Octobre ou le fruit d’une contre-révolution bureaucratique, attestée non seulement par les procès, les purges, les déportations massives, mais par les bouleversements des années trente dans la société et dans l’appareil d’Etat soviétique.
3. On n’invente pas un nouveau lexique par décret. Le vocabulaire se forme dans la durée, à travers usages et expériences. Céder à l’identification du communisme avec la dictature totalitaire stalinienne, ce serait capituler devant les vainqueurs provisoires, confondre la révolution et la contre-révolution bureaucratique, et forclore ainsi le chapitre des bifurcations seul ouvert à l’espérance. Et ce serait commettre une irréparable injustice envers les vaincus, tous ceux et celles, anonymes ou non, qui ont vécu passionnément l’idée communiste et qui l’ont fait vivre contre ses caricatures et ses contrefaçons. Honte à ceux qui cessèrent d’être communistes en cessant d’être staliniens et qui ne furent communistes qu’aussi longtemps qu’ils furent staliniens[1]&nbs
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