Argentine

 

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Résistances et Etat d’exception

Aldo Casas

Au moment où l’un des visages, pourtant connus, des tortionnaires argentins de la période dictatoriale occupe la scène judiciaire – l’ex-aumônier, Christian Von Wernich, de la police de Buenos Aires coupable d’assassinats et de tortures –, le destin et la résistance des prisonniers et des prisonnières sont pour l’essentiel passés sous silence. Nous publions ici un compte rendu d’un ouvrage exceptionnel, compte rendu écrit par le directeur de la revue «Herramienta», Aldo Casas. C’est aussi une forme d’hommage à ces militant.e.s. – réd.

En premier lieu, je dois dire que nous avons devant nous un ouvrage – Nosotras. Presas politicas (Nuestra America Edit.2006) – qui ne se prête pas à une simple "lecture": il provoque des sentiments, des questionnements, des réflexions... J'ai parcouru ses pages presque d'un trait. Je l'ai évidemment lu attentivement, puisque je devais le commenter, mais aussi avec une émotion que je ne pouvais ni voulais étouffer, avec bouleversement.

Car il ne s'agit pas simplement d'un livre de plus. Ce n'est pas un objet passif en attente de lecteurs ou de lectrices. Ce n'est pas un texte qui va rester «enfermé» dans les librairies ou dormir sur les rayons d'une bibliothèque: il mérite de circuler, d'être commenté et discuté. Ce n'est pas un récit de plus sur la barbarie répressive et sur la résistance...

C'est une mémoire de la résistance transformée en expression éloquente et vivace de la résistance actuelle. Flavio Koutzi, un camarade brésilien qui a passé de longues années dans les prisons de la dictature argentine, a su décrire cette expérience comme suit: «Le pouvoir a décidé de mon emprisonnement et des modalités de ma détention, mais c'est moi qui déciderai de ce que je ferai de ces années en prison». Ces camarades, ces prisonnières politiques, ont également pris cette décision, et elles ont ainsi transformé ces années de prison en une irréfutable leçon d'humanité, et, par là même, en une preuve de leur accablante supériorité éthique et politique par rapport à leurs bourreaux.

Une équipe comprenant cinq camarades femmes ainsi que Viviana Beguan, chargée de la coordination, a sélectionné et mis en page l'abondant matériel apporté par 112 prisonnières politiques pour en faire neuf chapitres et un épilogue, ordonnés chronologiquement. Depuis les premières prisonnières politiques arrivées à Devoto [prison fort connue] en 1974, jusqu'aux dernières à être libérées en 1983, elles rappellent la vie en prison, mais aussi, comme dans un caléidoscope, des images et des expériences de tout ce pays, transformé en prison. L'ouvrage propose une large chronique de ces années terribles, multipliant les témoignages, les dénonciations...

Ce sont presque cinq cents pages écrites, et plus de cinq cents lettres accumulées dans le CD qui l'accompagne, qui reflètent – et par là même, renouvellent – l'engagement de celles qui, même emprisonnées, ont continué à lutter, apportant un témoignage qui nous interpelle et qui appelle à de nouveaux engagements et au renouvellement d'anciens engagements... J'en étais presque à dire qu'il ne s'agit pas d'une oeuvre «littéraire», mais je rectifie; il ne s'agit effectivement pas d'un livre de «fiction». Mais il est également vrai que l'ouvrage comporte des passages qui atteignent une tension et une puissance artistique.

Au fil des pages, nous assistons à la re-construction collective de cette vie en commun et de cette solidarité, assurément difficile, qui a également dû être construite collectivement, dans les conditions extrêmes imposées par le Terrorisme d'Etat. Il est impressionnant et instructif de découvrir, dans des gestes et pratiques apparemment anodines, une résistance permanente au projet dictatorial. Des gestes, des attitudes et des activités souvent d'apparence insignifiante, comme de simples actions de survie physique et de santé mentale... Toute une leçon, pour nous rappeler – ou pour nous apprendre – qu'il existe une multiplicité et une diversité de pratiques sociales qui sont également porteuses d'une puissante et complexe dimension politique.

 Et ceci tombe à pic, car à mon avis, Nosotras décrit un affrontement complexe et dynamique, qui, dans un certain sens, se poursuit encore. «Eux», les matons et tortionnaires et assassins, ont, à la longue, été politiquement vaincus, mais l'autre face de la pièce est que leur funeste oeuvre est toujours présente et agissante, et pas seulement dans l'«inconscient» collectif.

C'est la raison pour laquelle, tout en affirmant que cet ouvrage est une preuve éloquente du fait que la supériorité éthique et politique des prisonnières s'est imposée, il faut veiller à ne pas tomber dans la complaisance, et je ne peux m'empêcher de me demander – et de demander à ceux qui liront ce livre –: Avons-nous été capables de tirer toutes les leçons et les fruits de cette expérience, de cette construction? Ont-elles modifié et enrichi substantiellement nos modalités et capacités d'action et de construction politique?

Je laisse l'expérience et les opinions de chacun apporter les réponses. Mais dans tous les cas, je pense qu'il y a deux thèmes qui sont restés ouverts, ou que cette lecture invite à rouvrir.

– Comme je l'ai déjà dit, l'ouvrage montre que le Terrorisme d'Etat s'est trouvé confronté à une pratique et une construction sociales polymorphes de la part des prisonnières, intégrant des liens et des solidarités interpersonnels, mélangeant le ludique, l'éducatif, l'artistico-artisanal, la génération de normes pour la quotidienneté, tout cela comme substrat et condition de la possibilité d'autres expressions et actes ouvertement politiques. Je pense que dans tout cela il y a beaucoup à apprendre et à répercuter dans notre quotidienneté aliénée, car cette construction carcérale a su articuler des facettes de la personnalité et des pratiques qui paraissent en général dissociées, voire opposées .

– Les prisonnières politiques nous racontent ce qu'elles ont vécu, et elles le font très bien. Mais nous devrions (nous) poser quelques questions, voire suivre de possibles pistes de recherche. Par exemple, une observation plus attentive des interrelations, des supports et des tensions qui se sont noués entre ce qui se passait à l'intérieur des prisons et des centres de détention et  la résistance à l'extérieur. Il en va de même pour les relations qui se sont tissées entre d'une part les familles et les proches des prisonnières, d'autre part les organisations politiques dans lesquelles militaient ces dernières, et enfin avec les associations de droits humains.

– Nous savons tous que la classe travailleuse a été la principale victime du Terrorisme d'Etat, et cet ouvrage le confirme directement ou indirectement. Mais cette lecture laisse aussi la forte impression que, aussi bien dans la résistance des prisonnières, que parmi ceux qui les soutenaient à l'extérieur, toute action organique, collective, de travailleurs, pour les soutenir, brillent par leur absence. Autrement dit, on n'observe pas la présence de la classe travailleuse en tant que classe dans cette histoire. Et si cela est vrai il faut se poser les questions suivantes:  Est-ce là uniquement à cause de la complicité active de la bureaucratie syndicale avec la Dictature? Quelles conséquences a eu – et a encore – ce désaccord entre d'un côté la résistance à la répression et la défense de la dignité et des droits humains, et de l'autre la résistance ouvrière, qui a bien existé, mais qui s'est généralement exprimée par d'autres voies?

Pour terminer, je dirais que ce livre nous parle de manière concrète et crue  de ce qui s'est passé dans notre pays il y a quelques années... Maintenant, certains génocidaires sont en prison, d'autres seront jugés, arrivent les annulations des "remises de peine" et des lois de "point final" et d'obéissance due, il paraît que nous sommes à nouveau dans un Etat de droit... Malheureusement, les choses ne se passent pas tout à fait comme cela. Lorsque j'ai fermé le livre, je n'ai pu m'empêcher de l'associer à ce que le philosophe Giorgio Agamben appelle l'"Etat d'Exception". Car Agamben ne se limite pas à nous décrire les évidences, comme le fait que le nazisme a été  vaincu ou ses camps d'extermination fermés. Sa préoccupation n'est pas tant notre confrontation au passé, mais plutôt celle avec ce qui reste d'Auschwitz. Ou, en termes plus généraux, il nous dit que notre monde vit dans l'Etat d'Exception. Une «démocratie» planétaire caractérisée par les «détenus» de Guantanamo, les «prisons secrètes» disséminées par la CIA dans le monde entier et la «légalisation» d'un traitement illégal de ceux qui sont poursuivis au nom de la guerre contre le terrorisme, projette son ombre sur nous... Et nous ne pouvons omettre de mentionner que, trente ans plus tard, nous avons dû à nouveau sortir pour réclamer «l'apparition, en vie, de Jorge Julio Lopez» [cet ouvrier maçon de 77 ans devait témoigner lors d’un procès contre un tortionnaire ; en septembre 2006 il a disparu de son domicile de La Plata  – province de Buenos Aires – ; les mobilisations pour le «retrouver» sont une expression de la continuité de la lutte contre «l’état d’exception» qui se prolonge, sous certaines formes.]

Que la mémoire (et la lutte) nous aident. Et un grand merci à ce Nosotras collectif qui nous a légué un ouvrage d'une telle valeur. (Traduction A l’encontre)

(24 juillet 2007)

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