Etats-Unis

 

Perry Anderson et Francis Fukuyama

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«L'Amérique à la croisée des chemins»  de F. Fukuyama et la quadrature du cercle de la philanthropie et de l’empire

Perry Anderson *

Y compris la SonntagsZeitung du 23 avril 2006 consacre deux pages d'entretien avec Francis Fukuyama à propos de son nouveau livreThe America at the Crossroads (février 2006).

L'opération publicitaire est certainement bien menée, par lui et son éditeur, Yale University Press. Mais, ce branle-bas n'existerait pas si l'administration Bush ne rencontrait pas des difficultés d'ampleur en Irak. Fukuyama, selon la «grande presse américaine» - New-York Times, par exemple – rompt avec le «camp des néo-conservateurs». Des généraux critiquent aussi ouvertement Rumsfeld et font la une de la presse des Etats-Unis, et donc européenne. En arrière-fond toujours l'Irak.

On ne peut certes pas expliquer la politique impérialiste des Etats-Unis, y compris sous l'administration de W. Bush, par le rôle d'un cercle néo-conservateur, idéologiquement fort influent. Plusieurs historiens américains ont, pour différentes phases de l'histoire de l'impérialisme américain, analysé le rôle de ces «mandarins du futur», ceux qui entérinent et projettent, à la fois, les entreprises des diverses administrations, républicaines ou démocrates.

Une fois cela dit, il est toutefois utile et intéressant d'analyser le contenu des «théorisations» de ces mandarins. C'est ce que fait ici Perry Anderson en démontant, pas à pas, l'argumentation d'un Fukuyama, néo-recyclé. réd.

La guerre en Irak dure déjà depuis trois ans et aucune fin n’est en vue. L’examen de conscience a commencé à Washington dans le milieu des spécialistes de la politique étrangère. A propos de l’invasion les réflexions a posteriori remplissent déjà toute une bibliothèque. Mais peu d’entre elles ont reçu  autant d’attention des médias que le dernier livre de Francis Fukuyama, America at the Crossroads (L’Amérique à la croisée des chemins). Une des raisons en est bien sûr la célébrité de l’auteur de La Fin de l’Histoire et le dernier homme. Une autre, sans doute plus immédiate celle-là, c’est le frisson [en français dans le texte d’une illustre défection des rangs du néo-conservatisme. Considérer L’Amérique à la croisée des chemins seulement comme un signe des temps, bien que ce livre soit évidemment aussi cela, serait sous-estimer son intérêt intellectuel qui réside essentiellement dans sa relation à ce livre fameux qui fit la réputation de Fukuyama.

L’argument de L’Amérique à la croisée des chemins se développe en trois parties. Dans la première, l’auteur retrace les origines du néo-conservatisme contemporain. Son récit débute avec une cohorte d’intellectuels new-yorkais, la plupart juifs, qui avaient été socialistes dans leur jeunesse, mais s’étaient ralliés à la bannière étoilée pendant la Guerre froide et étaient restés inflexiblement hostiles à la Nouvelle gauche quand les Etats-Unis combattaient le communisme au Vietnam.

Comme il se doit, leur milieu allait aussi produire un programme social: la critique du libéralisme de l’Etat providence [aux Etats-Unis libéralisme et libéral, opposés à conservatisme et conservateur, désignent la gauche opposée à la droite, dans un système politique structuré autour de deux partis bourgeois] qui sera développée dans la revue The Public Interest que publiaient Irving Kristol et Daniel Bell.

Simultanément Leo Strauss [1], qui enseignait à Chicago, dotait de profondeur philosophique la réaction morale contre le laxisme des années soixante. Son élève Alan Bloom en fit une mode culturelle. Le spécialiste des questions de stratégie nucléaire Albert Wohlstetter, théoricien de la force de missiles «bouclier anti-missiles» et prophète de la guerre électronique, apportait au groupe sa connaissance des choses militaires et son expertise technique.

Francis Fukuyama raconte comment, d’une manière ou d’une autre, il a été personnellement impliqué dans tout cela. Le récit qu’il en fait est si calme et si équilibré qu’il en vient presque à atténuer la puissance du cocktail politique que cela représentait. Il souligne plutôt comment leur néo-conservatisme en est venu à confluer au sein du Parti républicain avec d’autres courants du conservatisme, plus larges et plus populaires ceux-là, sur des thèmes tels que la croyance en un Etat réduit à l’essentiel, la piété religieuse, le nationalisme. Ainsi réunis, ils seront le torrent politique qui va propulser l’ascension de la présidence de Ronald Reagan.

Mais selon Fukuyama, c’est le principal triomphe de l’ascendant conservateur, la victoire dans la Guerre froide, qui contenait en germe ce qui fera la perte du néo-conservatisme. La chute de l’Union soviétique allait engendrer un excès de confiance dans la capacité des Etats-Unis à refaçonner le monde entier. En exagérant la part de la pression économique et militaire exercée par les Etats-Unis dans l’effondrement soudain de l’URSS, alors qu’en réalité celle-ci dépérissait du dedans, une nouvelle génération de penseurs néo-conservateurs plus jeunes en sont venus à croire qu’il serait possible, ailleurs, d’abattre la tyrannie et de planter l’arbre de la liberté avec une vitesse comparable.

Fukuyama vise particulièrement William Kristol [voir note 1] et Robert Kagan [2]. Pour Fukuyama, c’est cette illusion qui a conduit à l’attaque contre l’Irak. En ignorant non seulement le paysage assez différent du Proche-Orient mais aussi les avertissements des néo-conservateurs originels contre des projets trop volontaristes d’ingénierie sociale, les concepteurs de l’invasion [de l'Irak] ont accablé les Etats-Unis d’un désastre dont ils mettront des années à se remettre. En recourant sans nécessité à la force unilatérale, les Etats-Unis se sont isolés de l’opinion mondiale, et par-dessus tout de leurs alliés européens, en affaiblissant leur position dans le monde au lieu de la renforcer.

Fukuyama consacre la troisième partie de son livre à esquisser une politique étrangère alternative qui puisse rendre aux Etats-Unis leur place légitime dans le monde. Un «Wilsonisme réaliste» [par référence au président Thomas Woodrow Wilson, démocrate, 1912-1919] qui tempérerait le meilleur des convictions néo-conservatrices d’une meilleure connaissance du caractère irréductible des autres cultures et des limites de la puissance des Etats-Unis et maintiendrait la nécessité de la guerre préventive comme dernier recours ainsi que la promotion de la démocratie dans le monde comme un objectif permanent. Mais il consulterait les alliés, aurait recours plus souvent à la force douce qu’à la force violente, s’engagerait dans la construction d’Etats à la lumière des sciences sociales et encouragerait l’extension de nouvelles formes diverses de multilatéralisme pour contourner les blocages des Nations Unies (ONU). 

«La manière la plus importante par laquelle la puissance des Etats-Unis peut s’exercer» conclut Fukuyama, «n’est pas au moyen de la force militaire mais par le moyen de la capacité des Etats-Unis à façonner des institutions internationales.» Car ce qu’elles peuvent faire, c’est «diminuer les coûts de transaction à payer pour gagner le consentement» aux actions des Etats-Unis. 

Dans la structure en trois parties du livre de Fukuyama  – histoire interne du néo-conservatisme ; critique de la façon qu’il a déraillé en Irak ; propositions pour une nouvelle version corrigée – la clé de voûte de l’argument réside dans la deuxième partie. La description que fait Fukuyama du milieu auquel il a appartenu, et du rôle qu’il a joué dans la course à la guerre, est pondérée et informative. Mais c’est une vision de l’intérieur qui implique une illusion d’optique révélatrice. Tout semble se passer comme si les néo-conservateurs étaient la force motrice décisive qui a poussé à la marche sur Bagdad et que c’est donc leurs idées qu’il faut guérir pour remettre les Etats-Unis sur le bon rail.

En réalité, le front de l’opinion qui pressait en faveur de l’invasion de l’Irak était bien plus large qu’une seule fraction du Parti républicain. On y comptait bien des libéraux et des Démocrates. Le dossier le plus détaillé plaidant en faveur de l’attaque contre Saddam Hussein a été établi par Kenneth Pollack, un fonctionnaire de l’administration Clinton. Qui plus est, ce qui reste, et de loin, la théorisation la plus exhaustive d’un programme d’intervention militaire des Etats-Unis pour détruire des régimes voyous et imposer les droits humains partout dans le monde, est l’oeuvre de Philip Bobbitt, le neveu de Lyndon Johnson. Il fut lui aussi une vedette, mais de plus haut rang, de l’appareil de sécurité nationale de l’administration Clinton. A côté des 900 pages de son magnum opus, The Shield of Achilles (Le bouclier d’Achilles), un livre d’une vaste ambition historique qui se conclut par toute une série de scénarios dramatiques de guerres futures auxquelles les Etats-Unis doivent se préparer, les éditorialiste de l’hebdomadaire The Weekly Standard sont peu de chose.

Aucun néo-conservateur n’a produit quoi que ce soit d’approchant. Du côté libéral du spectre politique de Washington, ne manquaient pas non plus les hérauts de moindre calibre pour vociférer en faveur d’une expédition au Moyen-Orient, les Ignatieffs et Bermanns, pour ne citer qu’eux. Rien d’illogique à cela.

La guerre des Démocrates dans les Balkans, qui congédiait la souveraineté nationale comme un anachronisme, fut la condition immédiate et le terrain d’exercice de la guerre des Républicains en Mésopotamie. Le génocide au Kosovo n’aura été qu’un peu moins exagéré que les armes de destruction massive en Irak. Les opérations de ce que Fukuyama se permet à un seul endroit en un rare lapsus d’appeler «l’empire outremer des Etats-Unis» ont historiquement toujours réuni les deux partis, et cela continue d’être ainsi.

Du côté républicain, en outre, les intellectuels néo-conservateurs n’étaient qu’un des éléments de la constellation qui a propulsé l’administration Bush Jr en Irak et pas le plus significatif. Dans l’étude de James Mann [The Rise of the Vulcans: The History of Bush's War Cabinet, 2004] sur qui a tracé le chemin qui conduisait à la guerre, étude qui fait autorité, des six «Vulcains» qu’il énumère, seul Paul Wolfowitz, un ancien démocrate, figure dans la rétrospective que fait Fukuyama. Aucune des trois principaux personnages qui ont conçu et justifié l’invasion de l’Irak, Ronald Rumsfeld, Dick Cheney et Condoleeza Rice, n’avait d’attachement particulier aux néo-conservateurs. Fukuyama en est conscient mais n’en offre aucune explication. Il se contente de remarquer qu' «à ce jour nous ne savons pas quelles étaient les origines de leurs idées.»

Quel était donc l place qu'il occupait, lui, Fukuyama, dans la galaxie qu’il décrit? Là tout à coup, il arrange son récit avec du flou, alors que, il faut le reconnaître, cela ne le caractérise pas habituellement,. Prenant l’air de rien pour égarer le lecteur, il écrit que partant «plutôt faucon au sujet de l’Irak» quand aucune invasion n’était encore envisagée, il s’y opposa quand elle fut déclenchée plus tard.

Sa mémoire lui joue un tour. En juin 1997, Fukuyama était parmi les fondateurs, aux côtés de Ronald Rumsfeld, Dick Cheney, Dan Quayle, Paul Wolfowitz, Scooter Libby, Zalmay Khalilzad, Norman Podhoretz, Elliott Abrams et Jeb Bush, du Project for the New American Century (Projet pour le Nouveau Siècle Américain - PNAC), dont le manifeste appelait à «une politique reagannienne de force militaire et clarté morale» pour «promouvoir à l’étranger la cause de la liberté politique et économique.»  En janvier 1998, il était un des dix-huit signataires d’une lettre ouverte du PNAC au Président Clinton insistant sur la nécessité «d’être disposé à recourir à l’action militaire» afin «d’écarter du pouvoir le régime de Saddam Hussein» et déclarant que «les Etats-Unis sont habilités par les résolutions des Nations-Unies à prendre les mesures nécessaires» à cet effet. Quatre mois plus tard, il était parmi ceux qui dénonçaient l’absence d’une telle action comme «une capitulation devant Saddam» et «un coup incalculable porté au leadership et à la crédibilité des Etats-Unis» et détaillant exactement quelles mesures contre le régime du Baath s’imposaient: «Nous devrions aider à établir et soutenir (par des moyens économiques, politiques et militaires) un gouvernement provisoire, représentatif et libre» dans «des zones libérées du Nord et du Sud de l’Irak» sous la protection de «la force militaire des Etats-Unis et de leurs alliés.» En d’autres termes: une invasion pour établir un gouvernement Chalabi à Bassora ou à Najaf afin de faire tomber Saddam à partir de là.

Sous George W. Bush à la Maison Blanche, le Projet désormais rejoint par des poids lourds comme le vétéran démocrate Stephen Solarz et Marshall Wittman qui siège au Democratic Leadership Council, repartait à l’assaut, avec Fukuyama en première ligne, pour exiger l’attaque contre l’Irak. Le 20 septembre 2001, guère plus d’une semaine après le 11 septembre, il apposait sa signature à une exigence de guerre de but en blanc qui n’accordait aucune pertinence à d’éventuels liens avec Al Qaeda et ne prenait même pas la peine d’évoquer le spectre des armes de destruction massive:

 «Il est possible que le gouvernement irakien a fourni d’une certaine manière une assistance à la récente attaque contre les Etats-Unis. Mais même si aucune donnée ne relie directement l’Irak à l’attaque, toute stratégie qui a pour but l’éradication du terrorisme et de ses sponsors doit inclure un effort déterminé pour écarter Saddam Hussein du pouvoir en Irak. Echouer à entreprendre un tel effort constituerait une capitulation précoce et peut-être décisive dans la guerre contre le terrorisme international. Les Etats-Unis doivent donc apporter un plein soutien militaire et financier à l’opposition irakienne. La force militaire des Etats-Unis devrait donc être employée à créer une «zone sûre» en Irak à partir de laquelle cette opposition puisse opérer. Et les forces des Etats-Unis doivent donc être préparées à appuyer notre engagement envers l’opposition irakienne par tous les moyens nécessaires.»

Pour faire bonne mesure, les signataires ajoutaient que «toute guerre contre le terrorisme doit viser le Hezbollah» [au sud Liban] et préparer «les mesures de représailles appropriées» contre la Syrie et l’Iran qui en sont les parrains.

Rappeler cette campagne pour le feu et le sang au Moyen-Orient n’est pas isoler Fukuyama pour l’incriminer spécialement. Après tout, c’est le Congrès tout entier qui allait donner le feu vert à la guerre contre l’Irak avec une unanimité des deux partis presque complète. Mais si l’implication de Fukuyama dans la marche sur Bagdad a été plus profonde que ce qu’il voudrait nous faire croire aujourd’hui, cela soulève une question importante. Pourquoi s’il était à l’origine si engagé dans l’aventure en Irak, allait-il à ce propos rompre plus tard si brusquement avec ses anciens alliés intellectuels ?

Bien sûr, les désastres de l’occupation en sont la raison la plus évidente: toutes sortes de créatures, grandes et petites, quittent le navire qui chavire toujours plus profondément dans l’eau. Mais cela ne peut pas être la principale raison du changement d’opinion de Fukuyama. Il dit qu’il avait déjà perdu la foi en une invasion avant que la guerre ne commence et il n’y a pas de raison de ne pas le croire.

En outre, tellement de conservateurs  ont été déçus par le manque de succès pratiques d’une entreprise considérée en principe souhaitable sans que cela ne les conduise à la sorte de critique historique et de rupture dans laquelle Fukuyama s’est embarqué. Il aurait été tout à fait possible de dire que l'Opération Liberté pour l’Irak avait mal tourné, et même qu’elle se révélait rétrospectivement avoir été une erreur depuis le début sans se mettre à écrire pour autant un éloge funèbre du néo-conservatisme. Qu’est-ce qui a mis soudainement une telle distance entre Fukuyama et ses confrères ?

On peut déduire deux facteurs de divergences de son nouveau livre et de l’article qui l’a précédé dans la revue The National Interest, article intitulé «Le Moment néo-conservateur». Fukuyama ne partageait pas le même degré de fidélité à Israël que ses collègues juifs. Dans cet article, il ne déplorait pas une véritable subordination des objectifs des Etats-Unis aux objectifs israéliens au Moyen-Orient , mais plutôt chez trop de ses collègues un mimétisme du regard israélien sur le monde arabe. Il faisait remarquer qu’appliquer une main de fer à la région pouvait être rationnel pour Tel Aviv, mais pas nécessairement pour Washington. Bien que sa critique soit formulée avec beaucoup de tact, elle n’en suscita pas moins une réaction véhémente. Charles Krauthammer [éditorialiste, entre autres, auprès du Weekly Sandard] accusa Fukuyama d’inventer «une nouvelle manière de judaïser le néo-conservatisme», une accusation moins grossière que les calomnies de Pat Buchanan [une des figures du conservatisme américain profond, dirige le magazine The American Cause] et Mahathir Mohamad [dirigeant de la Malaysie], mais tout aussi ridicule. Cela conduisit, en retour, Fukuyama à protester contre des imputations d’antisémitisme. S’étant manifestement brûlé les doigts dans cette polémique et très  conscient combien cette question est délicate, Fukuyama n’y revient pas dans son dernier livre. Il se contente d’y expliquer que la mentalité qu’il avait critiquée «quoique vraie pour certaines personnes, ne peut pas être reprochée aux néo-conservateurs en général.» Pour le reste il offre la branche d’olivier d’un soutien à la politique palestinienne de l’administration Bush. Mais derrière la politesse, on peut douter que ses réserves se soient évaporées.

C’est cependant une autre considération qui a certaine