Amérique latine

Loewy

Michael Loewy

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Le point de vue des vaincus dans l’histoire
de l’Amérique Latine: réflexions méthodologiques
à partir de Walter Benjamin

Michael Löwy *

Nous sommes habitués à classer les différentes philosophies de l’histoire selon leur caractère progressiste ou conservateur, révolutionnaire ou nostalgique du passé. Walter Benjamin échappe à ces classifications. C’est un critique révolutionnaire de la philosophie du progrès, un romantique adversaire du conservatisme, un nostalgique du passé qui rêve de l’avenir, un matérialiste fasciné par la théologie. Il est, au sens strict du mot, inclassable. Il se réclamait, depuis 1924, du matérialisme historique, mais sa lecture de Marx, nourrie de romantisme allemand et de messianisme juif, était tout à fait hétérodoxe.

La formulation la plus étonnante et radicale de la nouvelle philosophie de l’histoire de Walter Benjamin se trouve sans doute dans les thèses Sur le concept d’histoire – rédigées, comme l’on sait, en 1940, peu avant son suicide à Port Bou, ultime recours pour échapper à la Gestapo. Il s’agit, il me semble, d’un des documents les plus importants de la pensée critique depuis les Thèses sur Feuerbach de Marx (1845). L’exigence fondamentale de Benjamin dans ce document, c’est d’écrire l’histoire «à rebrousse poil», c’est-à-dire du point de vue des vaincus – contre la tradition conformiste de l’historicisme allemand dont les partisans entrent toujours «en empathie avec le vainqueur» (Thèse VII, W. Benjamin, 2000, p. 432).

Il va de soi que le mot «vainqueur» ne fait pas référence, pour Benjamin, aux batailles ou aux guerres habituelles, mais à la guerre des classes dans laquelle l’un des camps, la classe dirigeante, «n’a pas fini de triompher» (Thèse VII) sur les opprimés – depuis Spartacus, le gladiateur rebelle, jusqu’au groupe Spartacus de Rosa Luxemburg, et depuis l’Imperium romain jusqu’au Tertium Imperium hitlérien.

L’historicisme s’identifie emphatiquement (Einfühlung) aux classes dominantes. Il voit l’histoire comme une succession glorieuse de hauts faits politiques et militaires. En faisant l’éloge des puissants et en leur rendant hommage, il leur confère le statut d’héritiers de l’histoire passée. En d’autres termes, il participe – comme ces personnages qui élèvent la couronne de lauriers au-dessus de la tête du vainqueur – à «ce cortège triomphal où les maîtres d’aujourd’hui marchent sur les corps des vaincus» (Thèse VII). Le butin qu’on porte dans ce cortège est ce qu’on appelle les «biens culturels». Il ne faut pas oublier, souligne Benjamin, l’origine de ces biens: «chaque témoignage de culture est en même temps un témoignage de barbarie» (Thèse VII). Ainsi les pyramides d’Egypte, construites par les esclaves hébreux, ou le Palais de Cortez à Cuernavaca, par les indiens asservis.

La critique que Benjamin formule à l’encontre de l’historicisme s’inspire de la philosophie marxiste de l’histoire, mais elle a aussi une origine nietzschéenne. Dans une de ses oeuvres de jeunesse, De l’utilité et de l’inconvénient de l’histoire (citée dans la Thèse XII), Nietzsche tourne en ridicule l’»admiration nue du succès» des historicistes, leur «idolâtrie pour le factuel» (Götzerdienste des Tatsächlichen) et leur tendance à s’incliner devant la «puissance de l’histoire». Puisque le Diable est le maître du succès et du progrès, la véritable vertu consiste à se dresser contre la tyrannie de la réalité et à nager contre le courant historique (Nietzsche, 1982, pp. 81, 82, 96).

Il existe un lien évident entre ce pamphlet nietzschéen et l’exhortation de Benjamin à écrire l’histoire gegen den Strich. Mais les différences ne sont pas moins importantes: alors que la critique de Nietzsche contre l’historicisme se fait au nom de la «Vie» ou de l’»Individu héroïque», celle de Benjamin parle au nom des vaincus. En tant que marxiste, ce dernier se situe aux antipodes de l’élitisme aristocratique du premier et choisit de s’identifier avec les «damnés de la terre», ceux qui sont couchés sous les roues de ces chars majestueux et magnifiques appelés Civilisation ou Progrès.

Les luttes de libération du présent, insiste Benjamin (Thèse XII) s’inspirent dans le sacrifice des générations vaincues, dans la mémoire des martyrs du passé. Traduisant cela en termes de l’histoire moderne de l’Amérique Latine: la mémoire de Cuhahutemoc, Tupac Amaru, Zumbi dos Palmares, José Marti, Emiliano Zapata, Augusto Sandino, Farabundo Marti...

La proposition de Benjamin suggère une nouvelle méthode, une nouvelle approche, une perspective «par en-bas», qui peut s’appliquer sur tous les champs de la science sociale: l’histoire, l’anthropologie, la science politique.

Benjamin s’est très peu occupé de l’histoire de l’Amérique Latine. Cependant, on trouve une impressionnante critique de la Conquête ibérique dans un texte très court mais extrêmement intéressant, qui a été complètement oublié par les critiques et les spécialistes de son œuvre: le compte-rendu qu’il a publié en 1929 sur l’ouvrage de Marcel Brion au sujet de Bartolomé de Las Casas, le célèbre évêque qui avait pris, au Mexique, la défense des indiens. Il s’agit du livre de Marcel Brion, Bartholomé de Las Casas. «Père des Indiens», Paris, Plon, 1928, et la recension de Benjamin est paru dans la revue allemande Die Literarische Welt, le 21.6.1929. La Conquête, ce premier chapitre de l’histoire coloniale européenne, écrit Benjamin, «a transformé le monde récemment conquis dans une chambre de tortures». Les actions de la «soldatesque hispanique» ont crée une nouvelle configuration de l’esprit (Geistesverfassung) «que l’on ne peut pas se représenter sans horreur (Grauen)». Comme toute colonisation, celle du nouveau continent avait ses raisons économiques - les immenses trésors d’or et d’argent des Amériques - mais les théologiens officiels ont essayé de la justifier avec des arguments juridico-religieux: «L’Amérique est un bien sans propriétaires ; la soumission est une condition de la mission ; intervenir contre les sacrifices humains des mexicains est un devoir chrétien». Bartolomé de Las Casas, «un combattant héroïque dans la plus exposée des positions», a lutté pour la cause des peuples indigènes, en affrontant, lors de la célèbre querelle de Valladolid (1550) , le chroniqueur et courtisan Sepulveda, «le théoricien de la raison d’Etat» ; il a finalement réussi à obtenir du roi d’Espagne l’abolition de l’esclavage et de la «encomienda» (forme d’asservissement) - mesures qui n’ont jamais été effectivement appliquées dans les Amériques. Nous observons ici, souligne Benjamin, une dialectique historique dans le champ de la morale: «au nom du christianisme un curé s’oppose aux atrocités (Greuel) qui sont commises au nom du catholicisme» - de la même façon qu’un autre curé, Sahagun, a sauvé dans son œuvre l’héritage indien détruit sous le parrainage du catholicisme (W. Benjamin, 1980, pp. 180-181).

Même s’il ne s’agit que d’un petit compte-rendu, le texte de Benjamin est une fascinante application de sa méthode – interpréter l’histoire du point de vue des vaincus, en utilisant le matérialisme historique – au passé de l’Amérique Latine. Notable aussi est sa remarque sur la dialectique culturelle du catholicisme, presque une intuition de la future théologie de la libération…

1492-1992

Un exemple latino-américain récent permet d’illustrer la signification de l’exigence méthodologique de «brosser l’histoire à rebrousse poil»: les célébrations du Cinquième Centenaire de la «Découverte des Amériques» par Christophe Colomb (1492-1992). Les festivités politico-culturelles organisées par les Etats, les Eglises ou l’initiative privée sont des manifestations typiques de ce que Benjamin appelait l’empathie avec les vainqueurs – ici les Conquistadores du XVIème siècle – une Einfühlung qui bénéficie invariablement aux puissants d’aujourd’hui: les élites financières et politiques, locales et multinationales, qui ont hérité le pouvoir des anciens colonisateurs ibériques.

Ecrire l’histoire à «contresens» - une autre expression qu’utilise Benjamin – signifie rejeter toute identification affective avec les héros officiels du Cinquième Centenaire: les conquérants et missionnaires, les puissances européennes qui prétendent avoir apporté «religion, culture et civilisation aux indiens sauvages». Cela implique aussi de considérer chaque monument de la culture coloniale – par exemple les superbes cathédrales de Mexico ou de Lima – comme étant aussi des documents de barbarie (Thèse VII «Sur le concept d’histoire»), c’est-à-dire comme produits de la guerre, de la conquête, de l’oppression, de l’intolérance. Pendant des siècles, l’histoire «officielle» de la Découverte, de la Conquête et de l’Evangélisation - avec toutes les majuscules - a été non seulement hégémonique, mais pratiquement la seule sur la scène politique et culturelle. Même parmi les premiers socialistes latino-américains, comme l’Argentin Juan B. Justo, nous trouvons au début du 20e siècle une célébration inconditionnelle des guerres de conquête des «civilisés» contre les peuples indigènes «sauvages»: «avec un effort militaire qui ne compromet ni la vie ni le développement de la masse du peuple supérieur, ces guerres ouvrent à la civilisation des territoires immenses. Peut-on reprocher aux Européens leur pénétration en Afrique parce qu’elle s’accompagne de cruautés ? (…) Allons-nous nous reprocher d’avoir enlevé aux caciques indiens le contrôle de la Pampa ?». Justo conclue son analyse en brossant une grandiose perspective d’avenir: «Une fois supprimés (sic) ou soumis les peuples sauvages et barbares et intégrés tous les hommes à ce que nous appelons aujourd’hui civilisation, le monde sera plus proche de l’unité et de la paix, ce qui se traduira par une plus grande uniformité du progrès» (Juan B. Justo, 1969, p. 136).

C’est seulement avec la Révolution Mexicaine de 1911 que cette vision évolutionniste, eurocentrique et colonialiste commence a être contestée. On peut considérer les fresques de Diego Rivera dans le Palais de Cortez (1930) à Cuernavaca comme le signe d’un véritable tournant dans l’histoire de la culture latino-américaine, par leur démystification iconoclaste du Conquistador et par la sympathie de l’artiste avec les guerriers indigènes qui tentaient de résister aux envahisseurs hispaniques. On peut trouver, à la même époque, l’équivalent historiographique de cette œuvre d’art dans les écrits du marxiste péruvien José Carlos Mariategui – un auteur qui, par son marxisme romantique, sa passion pour le surréalisme et son intérêt pour l’œuvre de Georges Sorel, a beaucoup en commun avec Walter Benjamin. Dans son livre le plus connu, Sept essais d’interprétation de la réalité péruvienne (1928). Mariategui se réfère à la société indigène précolombienne comme une sorte de «communisme inca», une organisation collectiviste de la production qui assurait aux communautés indigènes un certain bien être matériel. Or, «les conquérants espagnols ont détruit, sans pouvoir naturellement la remplacer, cette formidable machine de production». En d’autres termes: «la destruction de cette économie – et par conséquent de la culture qui se nourrissait de sa sève – est une des responsabilités les moins discutables de la colonisation. (…) Le régime colonial a désorganisé et liquidé l’économie agraire inca, sans la substituer par une autre plus rentable». Loin d’apporter aux Amériques la civilisation et le progrès, «L’Espagne nous a apporté le Moyen-Âge, l’Inquisition, la féodalité, etc. Elle nous a aussi apporté la Contre-Réforme: esprit réactionnaire, méthode jésuitique, casuistique scolastique». Pour Mariategui, le socialisme de l’avenir en Amérique Latine devra être un socialisme indo-américain, inspiré des racines indigènes du continent, encore présentes dans les communautés paysannes et la mémoire populaire (J.C.Mariategui, 1976, pp. 13, 53-55).

Un demi-siècle plus tard, Les veines ouvertes de l’Amérique (1981), le célèbre ouvrage d’un des plus grands essayistes vivants du continent, l’uruguayen Eduardo Galeano, trace, dans une puissante synthèse, l’acte d’accusation de la colonisation ibérique et de l’exploitation impériale, du point de vue de leurs victimes: les indigènes, les esclaves noirs, les métisses. Benjamin parlait du «cortège triomphal» des seigneurs et maîtres, vainqueurs de l’histoire (Thèse VII «Sur le concept d’histoire»). Galeano décrit lui aussi cette continuité dans la chaîne historique de la domination: dans l’histoire du pillage de l’Amérique Latine, «les conquérants sur leurs caravelles voisinent avec les technocrates en jets, Hernan Cortes avec les marines nord-américains, les corregidores du royaume avec les missions du Fonds Monétaire International, les dividendes des trafiquants d’esclaves avec les gains de la General Motors». Au cours du débat sur le Cinquième Centennaire, Galeano est intervenu, dans des termes presque benjaminiens – je ne sais pas s’il a lu les Thèses de 1940 – pour appeler à «la célébration des vaincus et non des vainqueurs» et au sauvetage de quelques-unes de plus anciennes traditions du continent, comme le mode de vie communautaire. Parce que c’est «dans nos plus anciennes sources» que l’Amérique peut puiser ses forces vivantes les plus jeunes: «Le passé nous parle de choses qui intéressent à l’avenir» (E.Galeano. 1981, p. 17).

Le débat sur le Cinquième Centenaire de 1492 a traversé aussi l’Eglise latino-américaine. Les dirigeants conservateurs de la Conférence des Evêques Latino-américains, dans un message de juillet 1984, signé par son président, Antonio Quarracino, et son secrétaire, Dario Castrillon, prend position clairement en faveur d’une célébration inconditionnelle de la Conquête:

«L’entreprise de la découverte, la conquête et la colonisation de l’Amérique – pour désigner ces étapes historiques par les mots traditionnels – fut l’œuvre d’un monde dans lequel le mot de chrétienté renfermait encore un contenu réel. Les peuples européens arrivèrent en Amérique avec un héritage chrétien qui était une partie constitutive de leur être, de sorte que l’évangélisation commença sans retard à partir du moment même où Colomb prit possession des nouvelles terres au nom des rois d’Espagne. La présence et l’action de l’Eglise sur ces terres, tout au long de ces cinq cents ans, sont un exemple admirable d’abnégation et de persévérance, qui n’ont besoin d’aucun argument apologétique pour être pesées convenablement» (La Documentation catholique, 1984, pp. 1076-1078).

Par contre, les secteurs critiques de l’Eglise, proches de la théologie de la libération, comme Monseigneur Leonidas Proaño, «l’évêque des Indiens» de l’Equateur, s’identifient avec les indigènes du continent qui refusent que le Centenaire soit «l’objet de festivités pompeuses et triomphalistes, comme le prétendent les gouvernements et les Eglises d’Espagne, d’Europe et d’Amérique Latine» (Culture et foi, 1989, pp. 17-18). Nous trouvons chez ces héritiers de Bartolomé de Las Casas une nouvelle version de la «dialectique historique» au sein du catholicisme dont parlait Benjamin dans sa recension de 1929.

Ce point de vue critique sera aussi défendu par les principaux théologiens de la libération, comme Enrique Dussel, José Oscar Beozzo ou Ignacio Ellacuria (assassiné par l’Armée à El Salvador en novembre 1989). Gustavo Gutierrez contribuera au débat avec un livre en honneur de Las Casas, Dieu ou l’or dans les Indes (XVIème siècle) (Instituto Bartolomé de Las Casas, Lima, Peru, 1989) et un essai sur le Cinquecentenaire qui prend explicitement position contre les célébrations officielles, dans des termes très proches de ceux de Benjamin: «Il faut avoir le courage de lire les faits à partir de l’envers de l’histoire. C’est là que se joue notre sens de la vérité. (…) L’histoire écrite à partir du point de vue du dominateur nous a caché pour longtemps des aspects importants de la réalité. Nous avons besoin de connaître l’autre histoire qui n’est autre que l’histoire de l’autre, l’autre de cette Amérique Latine qui a toujours «les veines ouvertes» – pour utiliser l’expression célèbre de E. Galeano – précisément parce qu’il n’est pas reconnu dans la plénitude de sa dignité humaine» (G.Gutierrez, 1990, pp. 59-61).

Le Comité pour l’Etude de l’Histoire de l’Eglise en Amérique Latine (CEHILA), dont les principaux animateurs, comme Enrique Dussel, sont proches du christianisme de la libération, a elle aussi participé au débat. Dans une déclaration du 12 octobre 1989, la CEHILA a esquissé une critique radicale du christianisme des conquérants: «Les envahisseurs, pour légitimer leur orgueilleuse et soi-disant supériorité dans le monde, se sont servis du Dieu chrétien en le transformant en symbole de pouvoir et d’oppression. (…) Telle a été, pensons-nous, l’idolâtrie de l’Occident». Au lieu de commémorer la découverte, la CEHILA propose de célébrer les révoltes contre la colonisation, les combats des aborigènes et des esclaves afro-americains, la rébellion des Tupac Amaru, Lautaro et Zumbi - ainsi que la mémoire de ceux parmi les chrétiens qui ont «écouté ces cris de douleur et de protestation, de Bartolomé de Las Casas à Oscar Romero» (CEHILA, 1990, p. 52-54). Considérant ces critiques, les organisateurs officiels des célébrations ont proposé de remplacer les termes de «découverte «et «conquête» par une expression plus neutre et consensuelle: «La Rencontre de Deux Mondes». Mais ce changement terminologique n’a pas convaincu les contestataires. C’est le cas, par exemple, des mouvements qui se sont rassemblés - à l’initiative du MST, le Mouvements des Travailleurs Ruraux Sans-Terre du Brésil – à Bogota en mai 1989, dans la Rencontre Latino-americaine d’Organisations Paysannes et Indigènes, avec la participation de trente organisations issues de 17 pays du continent. Dans leurs conclusions finales les délégués de cette rencontre proclament: «Les puissants d’aujourd’hui nous parlent de la Rencontre de Deux Mondes, et, sous ce manteau, ils prétendent nous faire célébrer l’usurpation et le génocide. Non, nous n’allons pas les célébrer