L’administration Bush, ses options militaires, sa crise,
la situation au Proche-Orient et la pratique des médias dominants
Entretien de Gilbert Achcar * avec Joan Pedro et Lucia Martinez
L’entretien que nous publions ci-dessous a été effectué en langue castillane au début mars 2007. Il a été publié en langue espagnole (castillan) dans la revue Alterzoom. (réd.)
Ma première question concerne votre ouvrage Perilous Power **, que vous avez écrit conjointement avec Noam Chomsky. Pourriez-vous nous donner un bref résumé de son contenu?
Ce livre est basé sur les trois journées de dialogues entre Chomsky et moi-même, avec ce qu'on appelle maintenant un modérateur, soit quelqu'un qui nous posait des questions (en l’occurence Stephen R. Shalom) et qui tentait de donner une orientation au débat, tout en l'enregistrant. Après coup il y a eu tout un travail de transcription, de rédaction, à partir de l'enregistrement. C'est quelque chose à cheval entre une simple transcription et un ouvrage plus élaboré, puisque les textes ont été retravaillés a posteriori par chacun des auteurs, Chomsky de son côté et moi du mien. L'ouvrage se présente sous forme de dialogue, et aborde toutes les questions clés de la politique actuelle au Moyen-Orient, en soulignant particulièrement le rôle des Etats-Unis.
Sans aucun doute, les opinions exprimées dans ce livre diffèrent considérablement du discours habituel que l'on trouve dans les médias plus commerciaux sur ce thème.
Bien sûr! Chomsky... Bon, je ne crois pas qu'il soit nécessaire de présenter Chomsky. C'est quelqu'un qui est devenu l'une des principales ressources de... comment dire? Des analyses alternatives, ou de dénonciation, même si je préfère éviter ce terme de "dénonciation" qui n'est pas très adéquat. Disons que c'est une source de critique à l'égard de la manière dont les médias présentent les choses.
Les œuvres de Chomsky relatives à la critique des médias et de la politique extérieure des Etats-Unis sont bien connues. Les deux thèmes sont liés, puisque sa critique des médias se réfère essentiellement à la manière dont les médias étatsuniens présentent ce que le gouvernement américain fait à l'étranger. Quant à moi, je suis un auteur radical, comme Chomsky. Je suis originaire du Moyen-Orient. Il est évident que la perspective que j'apporte en ce qui concerne la région n'est pas non plus celle que l'on trouve dans la grande presse. Ma vision est plus critique, plus incisive. Donc, effectivement, le livre est - c'est du moins ce que nous espérons - une sorte de cure de désintoxication, tout en restant un ouvrage d'information au sujet de ce qui se passe réellement au Moyen-Orient, des agissements du gouvernement américain dans la région, etc. Nous essayons d'apporter au lecteur les clés pour comprendre, je crois que c'est une bonne introduction, critique, bien sûr, à la question du Moyen-Orient, à sa problématique et à la politique américaine dans cette partie du monde.
A un moment donné, Condoleezza Rice a parlé du «nouveau Moyen-Orient». Quel est votre avis sur cette question ?
Condoleezza Rice a utilisé cette malheureuse formulation durant la guerre du Liban. De fait, elle faisait allusion plus précisément aux douleurs d'accouchement d'un nouveau Moyen-Orient. C'est vraiment une manière désastreuse de s'exprimer, de présenter les choses.
Dans cette formulation, l'on trouve même des échos du discours colonial bien connu: «On ne fait pas d'omelette sans casser des œufs». Comme si les êtres humains étaient des œufs.
De même, elle voit les 1500 morts du Liban comme les douleurs de l'enfantement d'un nouveau Moyen-Orient, alors que celui-ci n'est plus une nouveauté. En 2004 déjà, le gouvernement nord-américain annonçait son projet d'un «grand Moyen-Orient», projet qui a changé d'appellation à plusieurs reprises, mais qui est toujours fondé sur l'idée que les Etats-Unis tentent de remodeler la région, y apporter la démocratie, la civilisation...
C'est un discours typiquement colonialiste, qui de fait ne trompe presque personne, car les gens de la région savent parfaitement qu'il s'agit d'un discours complètement hypocrite. Il est évident que le moteur des Etats-Unis n'est pas la démocratie, car, dans ce cas, ils auraient commencé par démocratiser leurs alliés dans la région, dont plusieurs sont de vrais cas de despotisme, au lieu d'envahir le territoire de tiers. C'est comme si une dictature tentait de parler au nom de la démocratie; non pas que les Etats-Unis soient une dictature, mais leurs alliés dans la région le sont: Arabie Saoudite, Egypte, Jordanie et d'autres.
Les Etats-Unis peuvent-ils se permettre de perdre leur influence dans une région qui a toujours été d'importance vitale pour leurs intérêts? Ce serait là le principal aiguillon qui les pousse à agir comme ils le font actuellement...
Non seulement ils ne peuvent pas se permettre de perdre de l'influence, mais en plus, ils tentent, depuis quelques années, de prendre le contrôle de la région. C'est une région dont ils ont dû partager le contrôle pendant quelques années, d'abord avec les Français et les Britanniques, et, plus tard, pendant la Guerre Froide, avec l'Union Soviétique. Aujourd'hui ils essayent d'imposer leur contrôle unique. Nous sommes dans un monde "unipolaire", comme on dit, et pour les Etats-Unis, cela passe par le contrôle du Moyen-Orient. C'est bien pour cette raison qu'ils essaient de camoufler leurs objectifs au moyen de fables et de ce discours sur leur mission civilisatrice dont nous parlions tout à l'heure; c'est le même discours qu'affichait le colonialisme au XIXe siècle.
Vous et Chomsky n'attribuez pas une grande importance à l'influence du «lobby juif» dans l'élaboration de la politique étatsunienne pour ce qui a trait au Proche-Orient, du moins en comparaison avec d'autres intellectuels nord-américains comme James Petras.