Amérique latine
Marche pour la Nouvelle Constitution en Bolivie, en janvier 2009
Les mouvements populaires indigènes au carrefour
Bernard Duterme *
La tendance de fond qu’on peut observer dans plusieurs pays d’Amérique latine est suffisamment originale et fragile pour que l’on s’y attarde. Originale, car le profil des mouvements populaires indigènes qui y défraient la chronique depuis quelques années – des Mapuches du Chili aux Mayas d’Amérique centrale en passant par les Aymaras et les Quechuas des Andes, les Kunas de Panama, etc. – tranche résolument avec les organisations révolutionnaires d’hier et les crispations identitaires d’aujourd’hui. Mais la tendance est aussi fragile, car si la dynamique indienne, plus affirmative que destructrice, a l’heur de séduire, elle est également sujette à des dérives.
Le contexte d’émergence de ces mobilisations, c’est d’abord l’échec patent, en termes sociaux et environnementaux, de vingt ans de néolibéralisme sur le continent latino-américain. La concentration des richesses au sein d’une minorité est la plus haute de toute la planète, 230 millions de personnes (44 % de la population de la région) vivent sous le seuil de pauvreté. Le coefficient Gini, qui mesure le degré d’inégalité, atteint le chiffre record de 0,57 (pour 0,29 en Europe et 0,34 aux États-Unis). À l’extrême polarisation sociale, dont les indigènes sont les premières victimes, s’ajoutent les frustrations nées d’une démocratisation strictement formelle de l’Amérique latine.
Participer sans s’assimiler
Mais ce contexte n’explique pas tout. Les mobilisations indigènes actuelles tirent aussi leurs raisons d’être et leurs originalités d’autres influences, héritages et brassages. Elles ont ceci de novateur qu’elles combinent des identités (sociales, ethniques, territoriales), des revendications (économiques, culturelles, politiques) et des modes d’action (massifs, symboliques, pacifiques) souvent antinomiques dans l’histoire des luttes. Identitaires sans être réactionnaires, ouvertes sans être désincarnées, ces rébellions à la fois indiennes et paysannes multiplient les ancrages – local, national et mondial – sans les opposer. Leurs aspirations portent autant sur la reconnaissance des droits humains des indigènes que sur la démocratisation en profondeur des États et la critique du modèle de développement néolibéral.
Ces mouvements «identitaires, révolutionnaires et démocrates» revendiquent une intégration sans assimilation et, contrairement à certaines élites du nord du Mexique, de l’est de la Bolivie ou d’Équateur, une autonomie sans séparation. Leur rapport au pouvoir et à l’État reste néanmoins pluriel et problématique, tantôt empreint d’une défiance épidermique à l’égard de la scène politique traditionnelle, comme les zapatistes du Chiapas, tantôt mû par la volonté d’y accéder pour ne laisser à personne d’autre le soin de la «décoloniser», à l’instar du Bolivien Evo Morales, premier indigène à accéder à la présidence d’un pays où 62 % de la population se définit comme étant d’origine indienne.
L’originalité de ces mouvements n’est cependant ni à essentialiser ni à idéaliser. Bien des dérives et des menaces les guettent. Internes et externes. En réaction aux stratégies des États ou des pouvoirs mis en cause – qui classiquement vont de la répression à la cooptation, en passant par des manœuvres plus ou moins larvées de pourrissement des situations, de fragmentation des acteurs, d’institutionnalisation des revendications... –, l’exacerbation d’une dimension de ces mobilisations populaires, au détriment des autres caractéristiques, pourrait leur être fatale. Des crispations culturalistes ou ethnicistes apparaissent de-ci de-là, tout comme des fuites en avant populistes lorsque les leaders succombent à une surenchère simplificatrice.
Les autochtones et le «virage à gauche»
L’impact sur les mouvements indigènes du «virage à gauche» qu’a connu l’Amérique latine depuis le début des années 2000 diffère nécessairement d’un endroit à l’autre: les organisations indigènes ont joué un rôle central dans le basculement à gauche du pouvoir national, comme en Bolivie, plus ambigu comme en Équateur, ou pratiquement nul comme au Venezuela, au Brésil et en Argentine. Paradoxalement, quatre des six pays les plus peuplés d’autochtones ont gardé à ce jour un pouvoir plutôt à droite: le Mexique, le Pérou, le Guatemala et la Colombie.
En Bolivie, Evo Morales jouit encore de la confiance des mouvements indigènes, populaires et syndicaux qui l’ont confirmé à la présidence du pays en 2008. Morales a été soutenu dans ses efforts conflictuels de réappropriation et de redistribution des richesses nationales (hydrocarbures, terres...) et, début 2009, dans la promulgation d’une nouvelle Constitution. Mais cette confiance ne perdurera que si les indigènes finissent par en percevoir les bénéfices. En Équateur, le président de gauche, Rafael Correa, porteur hier des revendications des mouvements sans pour autant y être lié organiquement, vient d’être aisément réélu en avril... sans l’appui de la Confédération des nationalités indigènes d’Équateur. La dynamique indienne équatorienne, divisée et égarée dans des stratégies politiques confuses, reproche aujourd’hui à Correa de sacrifier les richesses naturelles nationales sur l’autel du productivisme et d’un développement économique non durable.
Au Mexique, l’option zapatiste, en marge des gauches mexicaines, mais longuement justifiée de ne pas soutenir le candidat social-démocrate, Lopez Obrador, à l’élection présidentielle de 2006, a sans doute valu aux insurgés du Chiapas une bonne partie de leur relatif isolement politique actuel. Il leur reste à parier sur la consolidation de « l’autonomie de fait» de la quarantaine de «municipalités en rébellion » aux confins du Mexique, dans un contexte social, économique et militaire qui leur est pourtant très défavorable. Au Guatemala, les séquelles de la longue et sanglante guerre entre militaires et guérilla, dont les Mayas furent les premières victimes concourent encore à la fragmentation du mouvement indigène et à l’absence d’une gauche politique représentative.
Au Pérou, où la population d’origine indienne est proportionnellement l’une des plus fortes du continent, un faisceau de facteurs historiques comme l’émigration rurale massive et les mouvements de population ont affecté les capacités de mobilisation, ce qui explique jusqu’il y a peu l’inexistence d’un véritable mouvement à l’échelle nationale. Mais le soulèvement récent des indigènes de l’Amazonie contre la pénétration des «multinationales prédatrices» et les accords de libre-échange négociés par le gouvernement national, avec le Canada notamment, est en passe de contredire la tendance, d’autant plus si l’appui de leurs compatriotes andins se précise. En Colombie, dans un climat délétère créé par la violence, l’autoritarisme et le néolibéralisme, l’activisme indigène, dans toute sa diversité et en dépit d’une population autochtone très minoritaire, entend aussi apporter sa pierre à l’émergence d’une gauche sociale et politique démocratique.
Dans tous les cas de figure, le destin plus ou moins heureux de ces mouvements dépendra des réponses structurelles qu’ils parviendront à forcer, de la capacité des sociétés latino-américaines à partager la richesse et à assumer la diversité, bref de leur capacité à se démocratiser véritablement. En attendant, comme le précise Yvon Le Bot dans La grande révolte indienne, livre paru cette année, les résultats «les plus encourageants et les plus durables ont été obtenus au niveau local, parfois régional, dans les domaines de l’éducation, de la santé, de la démocratie communautaire».
* L’auteur est directeur du CETRI de Louvain-la-Neuve en Belgique. Il est auteur et coauteur de plusieurs ouvrages, études et articles sur les rébellions indigènes, les mouvements sociaux en Amérique latine et les rapports Nord-Sud. Cet article a été publié par Alternatives au Canada le 9 juin 2009.
(28 juin 2009)
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