Etats-Unis. «Tu penses que les manifestations n’étaient pas assez radicales? Fais quelque chose!»

La «Marche des femmes» à Chicago

Par Keeanga-Yamahtta Taylor

Les grandes entreprises viennent juste de faire main basse sur les Etats-Unis. Si le discours d’investiture de Trump ne t’a pas alarmé sur le fait que son gouvernement a l’intention de se diriger contre nous tous, c’est que tu n’étais pas attentif.

L’ampleur de l’attaque est aussi profonde qu’elle est large. Cela signifie que nous avons besoin d’un mouvement de masse pour y faire face. L’organisation d’un tel mouvement a obligatoirement comme conséquence de faire en sorte que ceux et celles qui n’étaient auparavant pas «initiés» s’y engagent; c’est-à-dire ceux et celles pour qui l’activisme et les organisations politiques sont nouveaux. Nous devons accueillir ces personnes et cesser d’être arrogants et sermonner avec moralisme ceux qui ne sont pas assez «éveillés».

Les marches des femmes à Washington et à travers tout le pays étaient magnifiques, enthousiasmantes et constituaient le premier d’un million de pas dans la résistance nécessaire à Trump.

Pourtant, lorsque l’on observe les médias sociaux, on peut y lire des critiques et même des dénonciations des manifestant·e·s: où étaient donc tout ces gens auparavant? Pourquoi ne s’impliquent-ils que maintenant? Pourquoi les revendications de la marche ne sont-elles pas plus radicales? Pourquoi les organisatrices de la marche, qui sont politiquement liberal, n’ont-elles permis qu’à des… liberals de s’exprimer? [Aux Etats-Unis, où le mouvement socialiste et communiste est resté comparativement faible, le terme liberal désigne, dans un sens large, les idées et les organisations «progressistes», en faveur des libertés publiques et de certains droits. Pour définir des idées et des organisations plus à gauche, il est habituel d’employer le terme radical – qui demeure toutefois vague. En outre, le terme socialist désigne le plus souvent des organisations ou des individus de la gauche radicale et non des partisans ou membres «socialistes» au sens des partis socialistes français ou suisses.]

Toutes ces questions sont un signe d’immaturité politique qui entrave encore la croissance de la gauche américaine.

Y avait-il des liberals dans cette marche? Oui! Et, Dieu merci! Le mouvement de résistance à Trump devra être un mouvement de masse. Les mouvements de masse ne sont pas homogènes: ils sont, pour ainsi dire par définition, politiquement hétérogènes. Et il n’existe pas sur terre un seul radical ou révolutionnaire qui n’ait pas commencé son parcours politique avec des idées liberal.

Les liberals deviennent radicals au travers de leurs propres expériences de frustrations avec le système, mais aussi en étant actifs avec des personnes qui sont devenues radicales avant eux. Ainsi, les radicals qui ont déjà abouti à certaines conclusions importantes sur les «défauts» du système existant n’aident personne lorsqu’ils se moquent, méprisent ou ridiculisent ceux qui n’ont pas atteint un même niveau de «conscience».

Il ne s’agit pas d’un «leadership», mais d’infantilisme. C’est aussi la recette pour maintenir un mouvement minuscule et sans importance. Si tu veux constituer un mouvement de militant·e·s politiquement purs et déjà engagé·e·s, tu devrais alors, toi et tes ami·e·s sélectionné·e·s, foncer et être la résistance à Trump.

*****

Les marches auraient-elles dû être plus multiraciales et avec un plus grand nombre de participant·e·s de la classe laborieuse? Bien sûr! Mais tu n’es pas un «organizer» [terme générique désignant les «organisateurs», les animateurs, les «dirigeants» de différents mouvements et partis] si c’est là la conclusion à laquelle tu aboutis face à cette question. L’enjeu pour la gauche est de savoir comment nous partons de là où nous nous trouvons aujourd’hui pour nous rendre là où nous voulons aller pour rendre nos marches avec une participation plus importante d’Afro-Américains, de Latinos et de la classe laborieuse. Se plaindre à ce propos ne change rien.

Il n’est pas possible de concevoir l’existence d’un mouvement efficace contre Trump qui ne fait pas directement face à la question du racisme. Celle-ci doit être au cœur du mouvement. A mon avis, les organisatrices de la marche ont pris sérieusement cette question en compte et ont réalisé de véritables efforts pour modifier les défauts de leur approche initiale.

La participation organisée des syndicats à la manifestation de Washington a été bien plus réduite qu’elle n’aurait dû être. Toutefois, certaines sections du mouvement ouvrier ont ressenti suffisamment de pressions de leurs membres pour consacrer de plus amples ressources à la mobilisation au cours des dernières semaines. En outre, un grand nombre de syndiqué·e·s se sont rendus à la marche en tant qu’individus et avec des membres de base. C’est un point d’appui pour que la gauche fasse en sorte que les travailleurs et les travailleuses [labor] occupent une place centrale dans la résistance contre Trump.

Les marches des femmes constituaient un début, non une fin. Ce qui va se passer ensuite dépendra de ce que nous faisons. Les mouvements ne tombent pas du ciel, pleinement formés et organisés. Ils sont bâtis par des personnes réelles, apportant toutes leurs interrogations politiques, faiblesses et forces.

Si la gauche ne s’engage pas avec pour objectif de contester la direction et l’influence [sur les mouvements], nous remettons ces forces aux Démocrates et aux liberals, qui tenteront sans aucun doute de confiner cette montée de contestation dans les limites politiques d’une opposition telle qu’ils la définiront.

Il n’est pas question d’enterrer nos débats et divergences, mais, si nous voulons gagner les gens à une politique plus radicale, d’apprendre comment les mener en même temps que l’on agit dans des environnements politiques qui ne se limitent pas à nous seuls. Les socialistes révolutionnaires disposent d’une ample et riche tradition de construction de fronts unifiés, une chose qui apparaît comme plus réelle maintenant que plus de 3 millions de personnes sont descendues dans les rues.

Nous devons faire mieux pour faciliter les débats, les discussions et l’expression des divergences de façon à ce que nous parlions de comment l’on parvient à édifier le genre de mouvements que nous voulons. Des critiques sans fin dans les médias sociaux qui ne sont pas accompagnées d’un engagement à se plonger dans la lutte pour le type de mouvement que nous voulons n’est pas sérieux.

Aujourd’hui, il y a littéralement des millions de personnes dans ce pays qui remettent tout en question. Nous devons ouvrir nos organisations, planifier des rencontres, des meetings et des manifestations ainsi que bien d’autres choses pour s’adresser à ces personnes. Nous devons lire ensemble, apprendre ensemble, être ensemble dans les rues et faire face aux attaques ensemble. (Traduction A l’Encontre. Ce texte a été publié à l’origine comme billet sur les réseaux sociaux avant d’être modifié et publié sur le site SocialistWorker.org ainsi que par le quotidien britannique The Guardian, le 24 janvier 2017. L’auteure, membre de l’International Socialist Organization (ISO), a publié il y a quelques mois, aux éditions Haymarket, un ouvrage de «bilan provisoire» sur le mouvement Black Lives Matter intitulé From #BlackLivesMatter to Black Liberation. Au mois de mai 2015, elle était présente à Lausanne (Suisse) à un événement international organisé par le Mouvement pour le socialisme. La traduction de son intervention se trouve ici).

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*