Etats-Unis. «Les raids de la police de l’immigration bénéficient aux patrons en créant la peur parmi les salarié·e·s»

Par David L. Wilson

Le 7 août 2019, des agents de l’Immigration et des Douanes (ICE -Immigration and Customs Enforcement) ont effectué des descentes coordonnées dans sept usines agroalimentaires de l’Etat du Mississippi, détenant 680 travailleurs immigré·e·s. Des membres de l’ICE ont déclaré au Washington Post que l’opération était «la plus importante mesure d’application de la loi dans un seul Etat de l’histoire des Etats-Unis».

L’opération massive a créé la terreur dans les communautés d’immigrant·e·s déjà traumatisées par un massacre ciblant des personnes d’origine mexicaine à El Paso, au Texas, quelques jours auparavant. Une grande partie de la population née aux Etats-Unis était scandalisée par les images d’enfants de travailleurs/travailleuses détenus en sanglots.

Comme cela s’est produit après des raids sur le lieu de travail dans le passé, les médias ont noté que les employeurs restaient libres pendant que leurs travailleurs étaient emmenés menottés dans des prisons pour migrants. Les politiciens et les médias sociaux ont rapidement réagi en appelant à l’arrestation des propriétaires des entreprises qui avaient embauché les travailleurs sans papiers; de nombreuses personnes ont fait remarquer que le président Trump avait utilisé des travailleurs sans papiers dans ses propres entreprises.

Il ne fait aucun doute que les gens qui veulent faire emprisonner les patrons ont de bonnes intentions, mais ils ne comprennent pas le problème. D’autres arrestations n’aideront ni les immigré·e·s ni les travailleurs/travailleuses nés aux Etats-Unis. Ce dont ces travailleurs ont vraiment besoin, c’est de mettre fin à ces descentes, d’abroger les lois et les politiques qui rendent les descentes policières possibles et de rejeter les postulats sur lesquels ces lois et politiques reposent

Le mythe des «sanctions patronales»

Les raids sur les lieux de travail ont une longue histoire aux Etats-Unis, mais la pratique actuelle est justifiée par les prétendues «sanctions contre l’employeur» telles que les mentionne l’Immigration Reform and Control Act de 1986. Cette loi oblige les entreprises à vérifier le statut d’immigré des nouveaux employés et à payer une amende si elles ne le font pas. La raison d’être de cette mesure était qu’elle découragerait les immigré·e·s sans papiers de chercher du travail aux Etats-Unis. Selon les partisans de cette mesure, les travailleurs nés aux Etats-Unis en bénéficieraient en limitant la concurrence des salarié·e·s étrangers à bas salaires.

L’idée que les sanctions imposées aux employeurs réduiraient «l’immigration clandestine» a été mise à l’épreuve au cours des deux décennies suivantes: la population des sans-papiers a triplé, passant de 4 millions à plus de 12 millions. (La population des sans-papiers a depuis décliné à hauteur d’environ 10,5 millions.)

Cela aurait dû suffire à convaincre les politiques que les restrictions à l’emploi légal aux Etats-Unis ne suffiraient pas à compenser les facteurs d’incitation – comme l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) – qui pourraient amener les travailleurs des pays voisins à venir s’installer aux Etats-Unis. L’AFL-CIO a mis du temps à comprendre. La Confédération syndicale a d’abord appuyé les sanctions imposées aux employeurs, mais en 2000, elle a demandé leur abrogation.

En revanche, la classe politique étatsunienne a réagi à l’échec des sanctions en renforçant la procédure. A la fin des années 1990, les politiciens et les médias ont commencé à faire de l’hyper-vérification électronique: le programme E-Verify. Ce programme vise à faire appliquer les sanctions en demandant aux employeurs de vérifier les documents des nouveaux employés sur une base de données gouvernementale mise en ligne. Mais E-Verify, aussi, a été un échec retentissant. Il est assez facile à contourner. Son principal effet semble être d’avoir poussé un plus grand nombre d’immigrant·e·s sans papiers dans l’économie souterraine, où ils doivent subir des salaires plus bas et encore moins de protection du travail.

«Nous serons pourchassés»

Si les sanctions imposées aux employeurs n’empêchent pas les immigrants sans papiers de s’établir aux Etats-Unis, que font-elles ?

En 1986, les travailleurs immigré·e·s avaient prédit avec justesse l’effet de cette mesure. Ainsi, un Mexicain a déclaré au New York Times «nous allons être pourchassés», alors qu’il attendait de franchir la frontière de la Californie. «Les employeurs qui sont prêts à nous embaucher profiteront de nous. Ils vont nous menacer de nous dénoncer. Ils voudront nous payer moins parce qu’ils diront qu’ils prennent un risque en nous donnant des emplois.»

Les patrons ont utilisé les menaces d’expulsion pour maintenir les travailleurs sans papiers sous contrôle avant 1986, mais la nouvelle loi leur a donné encore plus d’influence. Des études universitaires indiquent que les travailleurs sans papiers gagnent beaucoup moins que les travailleurs avec des qualifications similaires – entre 6% et 20% de moins – et il y a des preuves que la «pénalité salariale» (perte de rémunération) actuelle pour être sans papiers est en grande partie une conséquence des sanctions pour l’employeur.

En abaissant les salaires des travailleurs sans papiers, les sanctions aboutissent aussi à réduire les salaires des travailleurs nés aux Etats-Unis qui cherchent un emploi dans les mêmes secteurs, soit un résultat exactement contraire à celui que la loi était censée produire. De plus, les raids sur le lieu de travail jouent un rôle important dans ce processus de réduction des salaires et de hausse des profits.

En 2000, un fonctionnaire de l’immigration a admis que les autorités détenaient rarement les travailleurs sans papiers «à moins que l’employeur ne dénonce un travailleur, et les patrons ne le font généralement que pour briser un syndicat ou empêcher une grève ou ce genre de choses». Les fonctionnaires de l’immigration sont plus circonspects maintenant, mais il y a des indications que «ce genre de choses» pourrait encore déclencher des actions sur le lieu de travail.

L’une des usines qui a fait l’objet d’une descente le 7 août 2019 était une usine de Morton, dans l’Etat du Mississippi, appartenant au géant de la volaille de l’Illinois Koch Foods Inc. En 2018, Koch Foods a dû payer 3,75 millions de dollars pour que soit réglée une poursuite devant la Commission de l’égalité des chances en matière d’emploi pour harcèlement racial et sexuel de travailleurs/travailleuses latinos.

Contrairement à de nombreuses usines de l’agroalimentaire, celle de Morton a un syndicat, les Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce (UFCW-United Food and Commercial Workers) qui représente également les travailleurs d’une autre usine de Koch qui ont été victimes des descentes de l’ICE. (La société n’a aucun lien avec les firmes Koch de Charles et David Koch.)

«Mettre fin au climat de peur»

Ce n’est pas la première fois que l’ICE s’acharne sur des usines où les travailleurs ont adhéré à des syndicats et ont lutté pour de meilleures conditions. En juin 2018, des agents ont fait une descente dans une usine de Fresh Mark à Salem, en Ohio, où les travailleurs sont représentés par le Syndicat du commerce de gros et des grands magasins (Retail Wholesale and Department Store Union). L’action a été intentée une semaine après que l’Occupational Safety and Health Administration a imposé une amende de 211’194 dollars à Fresh Mark pour des conditions de travail dangereuses. Les raids actuels suivent le modèle de l’administration de George W. Bush, où les usines avec une représentation syndicale ou dans lesquelles se développaient des campagnes de syndicalisation devenaient des cibles privilégiées pour les opérations sur les lieux de travail.

Même s’il est vrai que des entreprises individuelles peuvent voir leurs activités perturbées par des raids de l’ICE, les activités de cette dernière profitent à l’ensemble des employeurs. Des rafles dramatiques sur les lieux de travail contribuent à créer la situation que le porte-parole de l’UFCW, Abraham White, a décrite ainsi après les descentes dans l’Etat du Mississippi: «Les travailleurs de tout le pays ont trop peur de défendre leurs droits et de signaler le dumping sur les salaires, les conditions de travail dangereuses et autres problèmes liés aux conditions de travail.» White a appelé à «mettre fin à ce dangereux climat de peur».

Les demandes d’arrestation de patrons pour avoir embauché des immigré·e·s sans les papiers ne feront rien pour combattre cette peur, surtout dans le contexte de raids antisyndicaux sur le lieu de travail. La façon dont les travailleurs/travailleuses peuvent surmonter la peur et obtenir de meilleurs salaires et de meilleures conditions de travail est – comme cela a toujours été le cas – en s’organisant et en résistant fermement aux efforts de la classe politique pour créer des divisions par des appels au racisme et à la xénophobie. (Article publié sur le site truthout.org en date du 23 août 2019; traduction rédaction A l’Encontre)

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David L. Wilson est le co-auteur, avec Jane Guskin, de The Politics of Immigration: Questions and Answers (Monthly Review Press, nouvelle édition mise à jour et complétée, mai 2017)

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