Etats-Unis. Il y a 60 ans, le boycott des bus de Montgomery: plus qu’un siège dans un bus…

rosa_parks_p1Par Danielle McGuire

Ce 1er décembre 2015 marque le soixantième anniversaire de l’arrestation de Madame Rosa Parks à Montgomery dans l’Etat d’Alabama [voir, sur ce site, un article sur le parcours de Rosa Parks]. Nous connaissons tous l’histoire populaire sur ce qui s’est passé lors de cette froide journée de 1955. En effet, elle est devenue une sorte de mythe états-unien. Une couturière discrète, les jambes fatiguées, a refusé de se déplacer à l’arrière du bus pour céder sa place à un homme blanc. Son action spontanée et l’arrestation qui a suivi ont déclenché un boycott de près d’une année des bus de la ville qui a mis à bas Jim Crow [terme générique qui désigne les mesures de ségrégation] dans le berceau de la Confédération [soit les Etats esclavagistes qui ont fait sécession en 1861]. La voie vers l’égalité des Noirs était dégagée.

10-african-american-women-backbone-of-boycott-copyMais ce récit, celui d’une Rosa Parks entrant sur la pointe des pieds dans l’histoire, simplifie fortement les racines profondes du boycott et méprise les actions audacieuses de nombreuses autres femmes noires qui ont fait que le mouvement de Montgomery a été plus qu’une simple question de l’occupation d’un siège dans un bus. En réalité, le mouvement du boycott des bus de Montgomery était une protestation contre les violences raciales et sexuelles. En outre, l’arrestation de Rosa Parks, le 1er décembre 1955, n’était qu’un acte d’une existence consacrée à la protection et à la défense des hommes noirs en général et des femmes noires en particulier. En effet, le boycott des bus était, de bien des façons, le précurseur des campagnes sur twitter #SayHerName dont l’objectif est de nous rappeler que les vies des femmes noires comptent.

En 1997, un journaliste a demandé à Joe Azbell, ancien rédacteur du Montgomery Advertiser, qui était la personne la plus importante du boycott des bus. De manière surprenante, il n’a pas mentionné Rosa Parks. «Gertrude Perkins, a-t-il déclaré, n’est pas même mentionnée dans les livres d’histoire, mais elle a autant à voir avec le boycott des bus que quiconque sur terre.» Le 27 mars 1949, Perkins rentrait à sa maison, revenant d’une fête, lorsque deux agents de police de Montgomery l’ont arrêtée sous le prétexte «d’ivresse sur la voie publique». Ils la poussèrent à l’arrière de leur véhicule de patrouille, la conduisirent vers le remblai du chemin de fer, la tirèrent derrière un bâtiment et la violèrent, sous la menace d’une arme à feu.

Laissée seule sur le bord de la route, Gertrude Perkins parvint à rassembler le courage nécessaire pour signaler le crime. Elle se rendit directement au presbytère de l’Eglise baptiste d’Holt Street. Elle réveilla le révérend Solomon A. Seay Sr, un pasteur qui ne mâchait pas ses mots à Montgomery. Il se souvient: «Je ne me suis pas remis au lit ce matin-là. Je l’ai gardée chez moi, j’ai écrit minutieusement ce qu’elle disait et je l’ai fait ensuite enregistrer par notaire.»

Le jour suivant, Solomon A. Seay escorta Gertrude Perkins au commissariat de police. Les autorités municipales qualifièrent l’affirmation de G. Perkins de «complètement fausse» et refusèrent que soit organisée une line-up [une séance d’identification durant laquelle une victime peut confirmer l’identification d’une personne] ou d’émettre des mandats dans la mesure où, selon le maire, cela «violerait les droits constitutionnels» de la police. En outre, ajouta-t-il, «mes policiers ne feraient pas une chose semblable». 

Mais les Afro-Américains en savaient plus. Ce qui est arrivé à Gertrude Perkins n’était pas un incident isolé. La force de police de Montgomery avait la réputation de commettre des actes de brutalité racistes et sexistes depuis fort longtemps et les dirigeants noirs en avaient ras le bol. Lorsque les autorités dirent clairement qu’elles ne donneraient pas de suite aux affirmations de Perkins, les activistes locaux du NAACP [National Association for the Advancement of Colored People, fondée en 1909], les dirigeants syndicaux et les pasteurs formèrent une organisation «parapluie» appelée Comité de citoyens pour Gerturde Perkins. Rosa Parks était l’une des activistes locales qui exigeaient qu’une enquête soit menée et un procès tenu. Elle contribua à des protestations publiques qui durèrent deux mois.

recy-taylor-willie-guy-taylor-joyce-leeEn 1949 Rosa Parks était déjà une activiste expérimentée dans la lutte contre le viol. La compagne au nom de Gertrude Perkins, par exemple, avait pour modèle une protestation que R. Parks avait contribué à lancer plusieurs années plus tôt en faveur de Recy Taylor, une jeune mère noire enlevée et brutalement violée en 1944 dans la localité d’Abbeville (Etat d’Alabama) par un groupe d’hommes blancs. Ces derniers menacèrent de la tuer si elle en parlait à quelqu’un. Recy Taylor signala toutefois ce crime et le NAACP de Montgomery envoya Rosa Parks à Abbeville pour conduire une enquête. Après avoir entendu le témoignage de Taylor, R. Parks le ramena à Montgomery où, avec d’autres activistes, elle lança Le comité pour que justice équitable soit rendue à Madame Recy Taylor, une campagne à l’échelle nationale qui revendiquait une protection pour les femmes noires et que les agresseurs de Taylor rendent des comptes.

Deux ans après la protestation au nom de Gertrude Perkins, des activistes noirs se rassemblèrent pour défendre une autre victime de la violence sexuelle des Blancs à Montgomery. En février 1951, un épicier blanc portant le nom de Sam Green, viola une adolescente noire, qu’il employait comme baby-sitter, du nom de Flossie Hardman. Flossie Hardman raconta l’agression à ses parents. Ils décidèrent d’engager des poursuites. Lorsqu’un jury composé exclusivement de Blancs rendit un verdict de non-culpabilité après une délibération de cinq minutes, la famille s’adressa aux activistes de la communauté pour obtenir de l’aide. Ensemble, des individus comme Rufus Lewis, qui organisait des campagnes d’inscription d’électeurs [1], qui était toujours secrétaire de la section de Montgomery du NAACP et les membres d’un Women’s Political Council – récemment formé – lancèrent un boycott de l’épicerie de Green. Après seulement quelques semaines, les Afro-Américains rendirent leur propre verdict de culpabilité en menant le magasin de Sam Green à la faillite.

we-will-defend-ourselves-against-sexual-violence-817-1975_fr16Par conséquent, à partir du début des années 1950, une histoire d’agressions sexuelles contre les femmes noires ainsi que l’utilisation du boycott comme arme puissante pour obtenir justice ont jeté les bases pour ce qui allait suivre. Eu égard à cette histoire, il était normal que les bus de la ville servent de poudrière d’une protestation de masse. A part les agents de police, peu de gens étaient aussi coupables d’actes de violence raciste et d’agression sexuelle que les chauffeurs d’autobus de Montgomery. Ils tyrannisaient et brutalisaient quotidiennement les passagers noirs. Pire encore, les chauffeurs étaient investis d’un pouvoir de police. Ils portaient des blackjacks [une espèce de matraque] et des armes. Ils agressaient et parfois même tuaient des Afro-Américains qui refusaient de se conformer à l’ordre racial de Jim Crow.

Seulement en 1953, des Afro-Américains déposèrent plus de trente plaintes formelles contre des abus et des rudoiements commis dans les bus. La majorité provenait de femmes noires de la classe laborieuse, la plupart domestiques, lesquelles composaient près de 70% des usagers des bus. Elles déclaraient que les conducteurs lançaient des insultes obscènes, à caractère sexuel, contre elles, les touchaient de manière inappropriée et abusaient physiquement d’elles. En mai 1954, JoAnn Robinson, dirigeante du Women’s Political Council, menaça de lancer un boycott des bus de Montgomery. Ce n’est qu’après des mois d’efforts vains visant à obliger les responsables de la ville à aborder le problème que le boycott se mis finalement en place. Rosa Parks a déclaré, en 1956, que les femmes préférèrent marcher plutôt que de monter dans les bus non parce qu’elles la soutenaient, mais parce qu’elle «n’était pas la seule personne qui avait été maltraitée et humiliée». D’autres femmes, ajouta-t-elle, «sont passées par des expériences honteuses semblables, la plupart pire que la mienne».

Ces expériences poussèrent les femmes afro-américaines à agir sur tous les plans concevables d’un boycott. Elles furent les stratèges en chef et les négociatrices du boycott et conduisirent ses initiatives quotidiennes. Les femmes contribuèrent au personnel nécessaire pour mettre en place le système du «réservoir» de véhicules de remplacement (pour le transport), recueillirent la plus grande partie des fonds locaux pour soutenir le mouvement et remplirent la majorité des bancs lors des meetings de masse au cours desquels elles témoignèrent publiquement des agressions physiques et sexuelles dans les bus. Bien sûr, en marchant sur des centaines de kilomètres [durant tous les mois du boycott] afin de protester contre les humiliations qui leur étaient faites, les femmes afro-américaines reconquirent le contrôle sur leurs corps et revendiquèrent le droit d’être traitées avec dignité et respect.

Enraciné dans la lutte pour protéger et défendre les femmes et la féminité noires des violences sexuelles et racistes, le boycott des bus de Montgomery est impossible à comprendre et à situer dans le contexte historique auquel il appartient sans saisir les récits et faire connaître les noms de Gertrude Perkins, Flossie Hardman, Recy Taylor et toutes les femmes noires qui ont été maltraitées à Montgomery.

Rosa Parks lors de la campagne de boycott
Rosa Parks lors de la campagne de boycott

Aujourd’hui, alors que nous célébrons l’anniversaire de l’arrestation de Rosa Parks, nous assistons à la croissance du mouvement #BlackLivesMatter dans les rues et les campus à travers tout le pays ainsi que le mouvement #SayHerName qui exige de mettre un terme aux violences policières contre les femmes de couleur, nous devrions observer le passé – et nous en souvenir correctement [c’est-à-dire au-delà du mythe mentionné au début de l’article et de la seule figure de Martin Luther King qui est apparu comme l’unique leader].

Parks et les femmes qui commencèrent le boycott des bus de Montgomery se sont battues pour quelque chose de plus qu’un siège dans le bus. Elles exigèrent le droit de se déplacer à travers le monde sans être maltraitées, elles combattirent la brutalité policière ainsi que les violences racistes et sexuelles et insistèrent sur le droit à posséder et contrôler leurs corps. (Article publié le 1er décembre 2015 sur le site Werehistory.org. Danielle McGuire est l’auteure, entre autres, de At the Dark End of the Street: Black Women, Rape, and Resistance. A New History of the Civil Rights Movement from Rosa Parks to the Rise of Black Power, Knopf, 2011. Voir le site atthedarkendofthestreet.com. Traduction A l’Encontre)

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[1] Dans les anciens Etats esclavagistes, à la fin du XIXe siècle, une série de mesures légales limitaient voire rendaient quasiment impossible l’exercice des droits politiques des citoyens afro-américains. L’une des mesures les plus utilisées consistait à exiger le passage d’un «literacy test» pour obtenir une carte d’électeur. Ces derniers étaient particulièrement «poussés» et avaient pour objectif d’empêcher la participation politique des citoyens noirs (voir, par exemple, le début du récent film Selma) et de maintenir une structure de domination socio-politique aux mains d’élites blanches. Pour citer un exemple, avant le passage du Voting Rights Act, en 1965, dans un comté de l’Etat de l’Alabama avec un potentiel d’électeurs afro-américains de 15’000 personnes, seuls 363 étaient enregistrés (à ce sujet, voir l’article traduit et publié sur ce site: The Color of the Law. Droit de vote et Southern way of life).

En 2013, certaines dispositions contenues dans la loi de 1965 garantissant l’exercice des droits politiques et la «surveillance» par l’Etat fédéral des scrutins ont été abolies. Très rapidement, les anciens Etats esclavagistes (mais des limitations semblables existent dans les Etats du Nord) prirent une série de mesures qui, dans les faits, limitent drastiquement les droits politiques des afro-américains (ainsi que des pauvres plus en général). Pour rester dans l’Etat d’Alabama, une loi a été passée en 2014 exigeant la présentation de documents d’identité particuliers pour exercer le droit de vote. Alors que des franges entières de la population n’en disposent pas, le document le plus courant est le permis de conduire, dont l’obtention – au-delà de la possession d’une automobile – devient plus difficile à la suite de restrictions budgétaires qui ont abouti à la fermeture d’une trentaine de DMV, Departement of Motor Vehicules. Selon le site Thinkprogress.org, les électeurs potentiels qui ne disposent pas de document adéquat sont évalués à 250’000. Il est ironique de souligner que ces mesures sont introduites sous l’administration du premier président noir des Etats-Unis, Barack Obama. (Rédaction A l’Encontre)

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