Etats-Unis. Il y a 150 ans, après la guerre civile, la Reconstruction. Son actualité

FreedmenVotingInNewOrleans1867Par Eric Foner

L’importante contribution d’Eric Foner que nous publions ci-dessous restitue un élément historique décisif d’un combat qui garde toute son actualité, comme le souligne cet historien de renom. Cet article constitue de même une introduction – parmi d’autres déjà publiées sur ce site – aux exposés de Keeanga-Yamhatta Taylor, militante du mouvement noir et professeure à Princeton University, et de Brian Jones, activiste du mouvement Black Lives matter, qui interviendront dans le cadre du Forum internationale du 20 au 22 mai 2015 à Lausanne. Passons maintenant la parole à Eric Foner.

La reddition du général confédéré Robert E. Lee à Appomattox Court House, il y aura 150 ans en avril, mis un terme effectif à la Guerre Civile. Préoccupés par les défis de notre époque, les Américains accorderont probablement peu d’attention au 150e anniversaire de la Reconstruction, la période turbulente qui suivit le conflit. Cela est regrettable dans la mesure où s’il y a bien une période historique qui mérite l’étiquette de «pertinente», c’est la Reconstruction.

Les questions qui agitent la politique américaine actuelle (l’accès à la citoyenneté, le droit de vote, le pouvoir relatif des gouvernements des Etats et fédéral, le rapport entre la démocratie politique et économique, la réponse adéquate au terrorisme) sont toutes des questions de l’époque de la Reconstruction. Mais elle a longtemps été mal comprise. La Reconstruction fait référence à la période – traditionnellement datée entre 1865 et 1877 – au cours de laquelle les lois et la Constitution du pays furent réécrites afin de garantir les droits fondamentaux des anciens esclaves et que des gouvernements «biraciaux» furent installés au pouvoir dans toute la Confédération défaite. Pendant des décennies, ces années furent généralement vues comme les pires moments de la saga de la démocratie américaine. Selon cette approche, les députés républicains radicaux du Congrès, ambitionnant de punir les confédérés vaincus, mirent en place des gouvernements corrompus dans le Sud, présidés par des carpetbaggers (des Nordistes qui s’aventuraient au Sud pour récolter le butin des postes officiels), des scalawags (des blancs du Sud qui soutenaient le nouveau régime) et des Afro-américains affranchis, inadaptés pour l’exercice des droits démocratiques. Les héros de cette histoire étaient ceux qui se nommaient Redeemers [les rédempteurs], ceux qui restaurèrent la suprématie blanche dans le Sud.

Ce portrait, dont l’expression académique fut donnée au début du XXsiècle par les travaux de William A. Dunning et ses étudiants de l’Université Columbia, fut popularisé par le film de 1915 Birth of A Nation [La naissance d’une nation] et par le best-seller de 1929 écrit par Claude Bower, The Tragic Era. Ils fournirent une base intellectuelle au système de ségrégation et de privation des droits des Noirs qui suivit la Reconstruction. Cette interprétation avait comme corollaire que toute volonté visant à rétablir les droits des Noirs du Sud aboutirait à la répétition des prétendues horreurs de la Reconstruction. Les historiens ont depuis longtemps rejeté ces rapports macabres, bien qu’il en reste des traces tenaces dans l’imagination populaire. Les chercheurs estiment aujourd’hui que si cette époque fut «tragique», ce n’est pas en raison de la Reconstruction, mais parce que celle-ci échoua.

La Reconstruction débuta en fait en décembre 1863 lorsque Abraham Lincoln annonça un projet visant à établir des gouvernements dans les Etats du Sud loyaux à l’Union. Lincoln accorda l’amnistie à la plupart des Confédérés pour autant qu’ils acceptent l’abolition de l’esclavage, mais il ne dit rien au sujet des droits des Noirs libérés. Cette mesure ne faisait pas partie de lignes directrices pour un Sud d’après-guerre, il s’agissait plutôt d’une mesure de guerre, d’un effort de détacher les blancs de la Confédération. Au sujet de la Reconstruction, comme sur d’autres, les idées de Lincoln évoluèrent. A la fin de sa vie [Lincoln fut assassiné en avril 1865, juste après la capitulation de la Confédération], il demanda l’instauration d’un suffrage noir limité dans le Sud d’après-guerre, distinguant ceux qui étaient «très intelligents» (les Noirs déjà libres avant la guerre) et «ceux qui servent notre cause en tant que soldats» comme ayant le plus de valeur.

Freedman's_bureauLa mort de Lincoln ne lui permit pas de présider la Reconstruction. Cette tâche échut à son successeur, Andrew Johnson [(1808-1875), vice-président au moment de l’assassinat de Lincoln; il exerça la charge de président jusqu’en 1869]. Adulé dans le passé comme défenseur héroïque de la Constitution contre les républicains radicaux, Johnson est désormais regardé par les historiens comme l’un des pires présidents en poste à la Maison Blanche. C’était un raciste invétéré, refusant d’entendre les critiques et incapable de travailler avec le Congrès. Johnson mis en place de nouveaux gouvernements dans le Sud contrôlés par d’anciens Confédérés. Ils passèrent rapidement des Codes Noir, c’est-à-dire des lois qui limitaient sévèrement les droits des personnes affranchies [suite à l’abolition de l’esclavage] et cherchaient, au moyen de règles contre le vagabondage, à les forcer à travailler à nouveau dans les plantations. Mais ces mesures soulevèrent d’âpres protestations parmi les Noirs et convainquirent les Nordistes que le Sud blanc tentait de rétablir totalement l’esclavage à l’exception du terme lui-même.

Un clash politique mémorable s’ensuivit: la lutte entre Johnson et la majorité républicaine (pas seulement les radicaux) au Congrès. En dépit du veto de Johnson, le Congrès promulgua des lois parmi les plus importantes de l’histoire américaine: le Civil Rights Act de 1866, toujours en vigueur, qui affirmait la citoyenneté de toute personne née aux Etats-Unis, indépendamment de la race (à l’exception des Indiens, qui étaient toujours considérés comme soumis à des souverainetés tribales). Ce principe, celui de la citoyenneté de naissance, qui devient de plus en plus rare dans le monde actuel et il est contesté avec force dans notre politique actuelle parce qu’il s’applique aux enfants de migrant·e·s sans-papiers nés aux Etats-Unis.

La loi affirmait que tous les citoyens jouissent de manière identique des droits civiques fondamentaux à ceux dont «jouissaient les blancs». Le message du veto de Johnson dénonçait la loi pour ce que l’on appelle aujourd’hui une discrimination à rebours: «la distinction de race et de couleur a pour intention légale d’œuvrer en faveur des personnes de couleur contre la race blanche». En effet, l’idée que l’extension des droits à des non-blancs est en quelque sorte une punition de la majorité blanche, le fantôme d’Andrew Johnson continue de hanter nos débats sur la race [et les inégalités qui y sont liées].

Le Congrès intégra peu après la citoyenneté de naissance et l’égalité devant la loi dans la Constitution au moyen du 14e Amendement. Au cours des dernières décennies, les tribunaux ont utilisé cet amendement pour étendre les droits légaux de nombreux groupes (le plus récemment aux homosexuels). Ainsi que l’éditorialiste républicain George William Curtis [1824-1892] l’écrivait, le 14e Amendement changea la Constitution faite «pour des hommes blancs» en une «pour le genre humain». Il marqua également un changement significatif de l’équilibre des pouvoirs fédéral, autorisant le gouvernement national de protéger les droits des citoyens contre les violations des Etats.

Le Congrès adopta en 1867 les Reconstruction Acts, à nouveau face au veto de Johnson. Celles-ci mirent en marche l’installation de nouveaux gouvernements dans le Sud, permettant aux hommes noirs du Sud de voter et rayant temporairement du suffrage plusieurs milliers de Confédérés du vote. Peu après, le 15e Amendement étendit le suffrage mâle des noirs à tout le pays.

Les Reconstruction Acts inaugurèrent la période de la Reconstruction radicale, lorsqu’une communauté noire politiquement mobilisée, avec ses alliés blancs, amenea le Parti républicain au pouvoir à travers le Sud. Pour la première fois, des Afro-américains votèrent en grand nombre et détinrent des fonctions publiques à tous les niveaux de l’Etat. Il s’agissait d’un effort remarquable, sans précédent, de bâtir une démocratie interraciale sur les cendres de l’esclavage.

Foner2014 Foner2015La plupart des postes restèrent aux mains de républicains blancs. Mais l’arrivée d’Afro-américains à des postes de pouvoir politique suscita une violente hostilité du côté des opposants à la Reconstruction. Ils répandirent un autre mythe: les nouveaux fonctionnaires n’avaient pas de propriété, ils étaient analphabètes et incompétents. Aussi tard qu’en 1947, l’historien sudiste E. Merton Coulter écrivit que des divers aspects de la Reconstruction, la détention de postes publics par des Noirs devait être «exécrée, susciter des frisons et être remémorée pour très longtemps».

Il y eut de la corruption dans le Sud d’après-guerre, bien que vu les scandales du Tweed Ring à New York [1] et ceux de l’administration du président Ulysses S. Grant, on ne puisse l’attribuer au suffrage des Noirs. En réalité, les nouveaux gouvernements pouvaient se prévaloir d’un bilan solide en termes d’accomplissements. Ils établirent les premiers systèmes scolaires financés par des fonds publics dans le Sud, cherchèrent à renforcer le pouvoir de négociation des travailleurs des plantations, rendirent les impôts plus équitables et mirent hors la loi les discriminations raciales dans les transports et les installations publiques. Ils offrirent des aides aux chemins de fer ainsi qu’à d’autres entreprises dans l’espoir de créer un Nouveau Sud dont l’expansion économique bénéficierait autant aux Noirs qu’aux blancs.

La Reconstruction rendit aussi possible la consolidation des familles noires, souvent divisées lors des ventes d’esclaves ainsi que l’établissement d’une église noire, indépendante, comme institution au cœur de la communauté noire dans sa formation nouvelle. Mais l’échec à répondre aux demandes de terre des anciens esclaves leur laissa peu d’autre choix que celui de travailler pour leurs anciens propriétaires. 

Ce n’est toutefois pas la dépendance économique, mais une violence très répandue, couplée avec le recul de l’idéal d’égalité dans le Nord, qui ruina la Reconstruction. Le Ku Klux Klan et des groupes du même type commencèrent une campagne de meurtres, d’attaques et d’incendies criminels qui ne peut qu’être décrite comme un terrorisme né sur sol américain. En outre, alors que le Parti républicain dans le Nord devenait plus conservateur, la Reconstruction commença à être vue comme une tentative erronée d’élévation des classes les plus basses de la société.

Les gouvernements de la Reconstruction tombèrent les uns après les autres. Comme résultat d’un accord après l’élection présidentielle disputée de 1876, le républicain Rutherford B. Hayes accéda au Bureau ovale [la présidence] et désavoua tous efforts supplémentaires visant à appliquer les droits des citoyens noirs alors que les démocrates blancs contrôlaient le Sud.

Au tournant du siècle, avec l’accord de la Cour suprême, un système complet d’inégalité raciale, politique et économique – résumé par la formule Jim Crow – s’établit à travers le Sud. En même temps, les supposées horreurs de la Reconstruction furent invoquées aussi loin qu’en Afrique du Sud et en Australie pour faire la démonstration de la nécessité d’exclure les non-blancs des droits politiques. C’est pour cela que W.E.B. Du Bois, dans son grand ouvrage de 1935 Black Reconstruction in America, vit la fin de la Reconstruction comme une tragédie pour la démocratie, non seulement aux Etats-Unis mais à travers le monde.

Bien que violés impunément, les 14e et 15e Amendements restèrent en vigueur. Plusieurs décennies plus tard, elles fourniront la base légale de la révolution des droits civiques, appelée quelques fois Deuxième Reconstruction.

Tant que la citoyenneté, les droits, la démocratie seront contestés, la nécessité d’une compréhension appropriée de la Reconstruction restera. Plus que beaucoup de sujets historiques, la manière dont nous pensons cette époque importe réellement car elle nous force à penser quel type de société américaine nous désirons.

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maxlincoln(Tribune publiée le 29 mars dans le New York Times. Traduction A L’Encontre. Eric Foner est historien, auteur de nombreux ouvrages sur la période, dont aucun n’est traduit en français. Nous renvoyons le lecteur intéressé à cet épisode à l’excellente introduction de Robin Blackburn aux textes de Marx et Lincoln Une révolution inachevée: Sécession, guerre civile, esclavage et émancipation aux Etats-Unis, Paris: Syllepse, 2012, 298 pages)

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[1] William Tweed (1823-1878) était un politicien démocrate de New York. Il mit en place un vaste réseau de corruption et de fraude qui siphonna de millions de dollars au budget de la ville.

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