Etats-Unis. En pleine pandémie, des travailleurs débraient en masse. Ils préparent le chemin à un mouvement généralisé

Par Candice Bernd

Le 30 mars 2020, à New York, protestant contre leurs conditions de travail, les employé·e·s d’Amazon ont débrayé et organisé une manifestation au centre de distribution de la société à Staten Island [un des cinq arrondissements de New York].

Dans les Etats-Unis tout entiers, les travailleurs indispensables d’Instacart, de Whole Foods, d’Amazon et de General Electric organisent de semblables manifestations. En masse ils quittent le travail: ils exigent d’être protégés et que soient augmentés leurs salaires alors qu’ils affrontent des risques disproportionnés et des conditions de travail de plus en plus périlleuses au milieu de la pandémie de COVID-19.

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Des milliers de travailleurs et travailleuses d’Instacart, basée à San Francisco, une plateforme de livraison de fournitures alimentaires très populaire aux Etats-Unis, se sont mis en grève lundi 31 mars pour une meilleure rémunération et la protection améliorée de leur santé. En effet, ils font face à une demande accrue de livraisons de produits alimentaires et d’autres produits de première nécessité à des personnes contraintes de rester confinées.

Dans de nombreuses régions du pays, les commandes adressées à Instacart ont augmenté dans des proportions telles que les fournisseurs doivent attendre une semaine pour être livrés. Les «acheteurs» d’Instacart – les employés sont en effet considérés comme des «entrepreneurs indépendants» – travaillent à plein temps pour la société. Ils se plaignent de leur insuffisante couverture en cas de maladie, de l’insuffisance de leurs primes de risque, et de l’insuffisance de leurs approvisionnements pour effectuer leurs livraisons dans les délais attendus sans mettre en danger leur sécurité.

«Nous ne nous sommes pas mis en grève par avidité ou pour coincer la boîte. Mais nous voulons, le respect de notre santé et de notre bien-être», explique Robin Pape, un acheteur Instacart engagé dans le groupe d’organisation de la grève, Gig Workers Collective.

[Les travailleurs d’Instacart peuvent être des employé·e·s des dépôts d’Instacart ou considérés par cette entreprise comme des entrepreneurs indépendants, des «acheteurs» des produits qu’ils revendent à leurs clients, et non comme des salarié·e·s.]

Robin Pape a expliqué à Truthout qu’avant la pandémie déjà, les plus anciens «acheteurs» d’Instacart étaient confrontés à l’importance et à la complexité croissante des commandes. Avec les ravages de la pandémie les travailleurs/travailleuses ont vu augmenter les retards dans leurs livraisons et le besoin de négocier avec leurs clients le remplacement d’articles de leurs commandes qui n’étaient plus disponibles. «Si vous approvisionnez trois clients différents et si chacun d’eux a commandé 15 articles en rupture de stock, cela vous prend beaucoup plus de temps, et cela fait baisser les salaires. Il nous faut beaucoup plus de temps pour fournir une boutique lorsque nous devons attendre les réponses aux propositions que nous leur avons envoyées ou leur envoyer des photos de ce qui est disponible», explique R. Pape.

De plus, dans leur travail les employé·e·s d’Instacart sont confrontés à un risque accru d’exposition au COVID-19, en raison du contact avec des chariots fréquemment utilisés, ou parce que travaillant dans des épiceries qui n’ont pas encore mis en œuvre des directives de distanciation physique. Pire encore, les acheteurs craignent de transmettre à leurs clients des articles contaminés comme des sacs en plastique et des aliments. C’est pourquoi les employés d’Instacart ont également demandé à l’entreprise de recevoir du désinfectant pour les mains et des lingettes désinfectantes.

En fait, selon le Collectif Gig Workers, Instacart commence déjà et sans faire vagues d’informer les «acheteurs» que certains travailleurs ont été infectés par le COVID-19. La société Instacart a envoyé à un «acheteur» de Cambridge (Massachusetts) un e-mail concernant un cas confirmé de contamination au COVID-19 d’un employé d’Instacart dans une épicerie de cette ville.

Au cours des semaines précédant la grève, Instacart a prévu 14 jours de congés payés pour les acheteurs positifs au test du COVID-19 et à ceux qui ont été placés en quarantaine obligatoire. Le Collectif Gig Workers demande l’extension de cette mesure au-delà de 14 jours, et qu’elle soit accordée sans être subordonnée à un test positif.

La société a également proposé un nouveau bonus basé sur les performances des «acheteurs». Les dirigeants d’Instacart ont déclaré dans un communiqué que la grève de ses sous-traitants n’avait «absolument aucun impact sur les opérations d’Instacart» et que la société avait embauché, lundi 30 mars, 40% «d’acheteurs» supplémentaires comparé au lundi 23 mars. Ils assurent avoir desservi plus d’épiceries le week-end des 28 et 29 mars qu’à aucun autre moment dans le passé. Pour répondre à sa demande croissante, la société prévoit l’embauche de 300’000 travailleurs dans les semaines à venir…

Robin Pape a déclaré: bien que l’entreprise a accepté de satisfaire les revendications des travailleurs en matière de désinfectant pour les mains, en réalité beaucoup n’ont pas pu en recevoir après qu’ils l’ont demandé. De plus, il relève que l’entreprise n’a pas rencontré le Collectif Gig Workers, ni même reconnu les revendications des salarié·e·s avant que le débrayage n’ait eu lieu.

Robin Pape souligne que la firme aura besoin de ses «acheteurs» chevronnés pour aider à orienter les nouveaux venus qu’elle prévoit d’engager. En effet, il révèle que même si les bénéfices de la société ont grimpé en flèche, le niveau des plaintes sur les plateformes publiques et privées a monté en flèche.

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De nombreux acheteurs de longue date, y compris Robin Pape lui-même, prévoient déjà de passer à d’autres plateformes.

«Ils pourront peut-être remplacer certains d’entre nous, mais la qualité des livraisons va considérablement diminuer et les clients seront de plus en plus insatisfaits de ce qu’ils obtiennent», a déclaré Pape à Truthout.

Le Collectif s’est mobilisé pour des augmentations de salaires et des indemnités basiques, comme une couverture médicale, avant même la pandémie de COVID-19. Le Collectif estime que les travailleurs d’Instacart ont à tort été classés comme entrepreneurs indépendants. Un juge de San Diego (Californie) a émis une injonction préliminaire en février, décidant que les acheteurs d’Instacart basés en Californie devraient probablement être classés comme des salarié·e·s en vertu du projet de Assembly Bill 5 de l’Etat de Californie.

Le sénateur Bernie Sanders, et l’ancien vice-président Joe Biden, tous deux candidats à la présidence des Etats-Unis, ont apporté leur soutien aux travailleurs d’Instacart. S’engageant à leurs côtés, Sanders a encouragé l’entreprise à satisfaire pleinement les demandes des travailleurs.

Cinquante travailleurs d’Amazon ont rejoint les employés d’Instacart dans un entrepôt de Staten Island, à New York. Eux aussi, lundi 30 mars, ont débrayé contre la politique de congés maladie de leur entreprise et contre sa décision de garder l’entrepôt ouvert alors même qu’un employé y avait été diagnostiqué victime du COVID-19.

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La société a signalé que des employés d’au moins 19 entrepôts et installations d’expédition d’Amazon à travers les Etats-Unis se sont révélés positifs au COVID-19.

L’entreprise a déclaré avoir licencié un employé, Chris Smalls, pour avoir aidé à organiser la grève, alléguant qu’il aurait violé son contrat en quittant une quarantaine rémunérée pour participer à l’action. En réponse, le procureur général de New York a publié une déclaration qualifiant ce licenciement de «honteux», demandant au National Labor Relations Board (Conseil national des relations du travail) d’enquêter tout en disant que lui-même «envisageait toutes les options juridiques».

Chris Smalls a riposté face à Amazon en déclarant: «Je vais continuer à parler. Mes collègues de New York et de tout le pays vont continuer de parler. Nous ne nous arrêterons pas avant qu’Amazon n’offre de véritables protections pour notre santé et notre sécurité.»

En même temps, cette semaine, les travailleurs d’Amazon Whole Foods ont rejoint la lutte. Ils ont organisé une «maladie» nationale mardi 31 mars pour revendiquer: une augmentation des salaires et de la prime de risque; une augmentation des congés maladie payés et de meilleurs efforts d’hygiène ainsi que de protection de la santé – y compris des tests COVID-19 gratuits pour les employé·e·s.

La campagne est dirigée par «Whole Worker» [appellation faisant écho au nom de la firme Whole Foods], un groupe de base de travailleurs et travailleuses de Whole Foods, lundi 30 mars au soir, a organisé une pétition en ligne qui a déjà réuni 10’000 signatures. A l’instar d’Instacart, Whole Foods n’avait promis à ses employés que deux semaines de congé maladie à la condition qu’ils présentent un test COVID-19 positif, et une augmentation de salaire horaire de 2 dollars jusqu’à fin avril. En janvier, l’entreprise avait réduit les prestations de soins de santé de 1900 de ses travailleurs à temps partiel.

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Mais les travailleurs ne protestent pas seulement pour de meilleurs salaires et de meilleures conditions de travail.

Certains demandent aux entreprises de mieux utiliser leurs ressources pour soutenir l’effort national de lutte contre la pandémie. Les travailleurs de deux usines de General Electric (GE) veulent que l’entreprise convertisse ses usines de moteurs à réaction pour fabriquer des respirateurs, dont la grave pénurie frappe les travailleurs et travailleuses de la santé. La division des soins de santé de l’entreprise est déjà l’un des plus grands fabricants de respirateurs au pays.

Ces revendications sont apparues dans l’usine d’aviation de General Electric à Lynn, et à son siège de Boston (toutes les deux dans le Massachusetts) où les membres de la Division industrie de l’IUE-CWA (International Union of Electronic / Communication Workers of America, Syndicat international de l’électronique / Travailleurs de la Communication d’Amérique) ont protesté debout, marchant à six pieds l’un de l’autre.

Les protestations sont survenues après que l’entreprise a annoncé son intention de licencier 10% de sa main-d’œuvre du secteur aéronautique à l’échelle nationale, licenciant ainsi près de 2600 travailleurs; et de mettre à pied «temporairement» 50% de ses employés d’entretien.

Le président de l’IUE-CWA, Carl Kennebrew, a déclaré à Truthout qu’avant la pandémie déjà les syndicats des ateliers (production manufacturière directe) avaient été durement touchés par des licenciements et des fermetures. «Toutes nos usines sont en mesure de fabriquer ces respirateurs, et c’est ce que nous demandons. Il serait facile pour General Electric (GE) de travailler en interne pour ces productions», a déclaré Kennebrew.

Carl Kennebrew et Jerry Carney – président du Comité de l’IUE-CWA (International Union of Electrical Workers-Communications Workers of America) de GE – ont déclaré à Truthout que Trump n’aurait même pas besoin d’invoquer la Defense Production Act [Loi sur la production pour la défense, loi datant de 1950, lors de la Guerre de Corée] afin d’obliger les entreprises à produire des fournitures médicales indispensables si des entreprises comme GE et d’autres s’en chargeaient spontanément afin d’augmenter en premier lieu leur capacité de production. Trump a récemment demandé à General Motors de produire des respirateurs, il pourrait également lui demander d’augmenter sa production.

Jerry Carney a critiqué les contrats de General Electric avec des producteurs externes (sous-traitance), affirmant que l’entreprise avait perdu du temps à rédiger des clauses de confidentialité et d’autres mesures juridiques dans les contrats alors qu’elle aurait pu aller de l’avant depuis des semaines en produisant dans ses propres usines. «Nous pourrions faire ce travail dès maintenant, aux Etats-Unis, et reprendre ce que nous avions en fabrication pour le monde.»

Les 2000 milliards de dollars du plan de relance économique du Congrès comportent 17 milliards de dollars pour l’aide aux entreprises jugées essentielles pour la sécurité nationale, parmi lesquelles General Electric, qui devrait même recevoir encore plus d’aide du plan de sauvetage des entreprises. En effet, celui-ci alloue au moins 50 milliards de dollars à l’industrie aérospatiale et 25 milliards de dollars supplémentaires en prêts et réductions d’impôts. Jerry Carney a cependant relevé que le projet de loi ne prévoit ni protections ni assistance pour les travailleurs de General Electric qui doivent garder leurs enfants à la maison, les écoles et les garderies étant fermées.

La société a déclaré au magazine VICE que certes elle a déjà augmenté sa production de respirateurs dans son usine de Madison (Wisconsin), mais doit tenir compte des besoins de ses autres clients, parmi lesquels l’armée américaine, avant de modifier sa production dans des usines. La société a déclaré à VICE dans un communiqué qu’elle continuait «d’explorer des possibilités supplémentaires pour soutenir la lutte contre COVID-19, tout en poursuivant sa mission auprès de ses clients».

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Les travailleurs d’Instacart, de Whole Foods, d’Amazon et de General Electric se joignent à bien d’autres actions collectives de masse engagées depuis le début de la pandémie, et notamment également un débrayage dans un élevage industriel de poulets Perdue Fram Inc; une grève des chauffeurs de bus à Birmingham (Alabama); une grève des travailleurs d’une usine Fiat-Chrysler à Sterling Falls (Michigan); une menace de débrayage des dockers in Bay Area (Californie); des plaintes et une lettre des travailleurs d’UPS à Philadelphie adressée au gouverneur de Pennsylvanie; ainsi que les manifestations des travailleurs de l’assainissement de la ville de Pittsburgh [1].

Les syndicats et les travailleurs ont gagné certaines de ces batailles. Le syndicat des travailleurs de l’alimentation et du commerce United Food and Commercial Workers (UFCW) a annoncé mercredi 1er avril un accord avec Kroger [grande entreprise de distribution] pour augmenter le salaire et les avantages sociaux, y compris une augmentation de 2 dollars de l’heure, des congés payés supplémentaires et de nouvelles mesures de sécurité au travail pour les travailleurs de ce secteur (plus de 460’000 dans tout le pays).

«L’augmentation mercredi 1er avril des salaires et des avantages sociaux est une bonne première étape des négociations en cours avec Kroger pour assurer pendant cette crise la sécurité des clients et des travailleurs dans les magasins», a déclaré Marc Perrone, président international de l’UFCW.

La vague de grèves de cette semaine fait écho aux actions collectives massives qui ont eu lieu il y a un peu plus de 100 ans après une autre pandémie – connue alors sous le nom de «grippe espagnole» – qui a ravagé l’économie américaine et le monde. Alors que des millions de personnes sont mortes entre 1918 et 1920, les travailleurs ont organisé des grèves dans les principales industries, y compris la grève nationale de l’acier de 1919 et une grève des mineurs de charbon à Seattle (Washington), qui ont occupé la ville pendant une semaine. Cette année-là, 4 millions de travailleurs avaient fait grève aux Etats-Unis.

A nouveau les appels à une grève générale massive refont surface à l’heure où les travailleurs/travailleuses ont conscience qu’ils doivent forcer les entreprises et le gouvernement fédéral et les gouvernements des Etats à mettre en œuvre des changements radicaux, et notamment la redistribution des richesses, la garantie du droit à la santé, au logement et à l’emploi.

Les actions massives du mouvement ouvrier cette semaine participent de cet élan, elles expriment la précarité croissante sur le théâtre de l’économie, mais aussi comment des travailleurs/travailleuses longtemps peu valorisés dans l’économie révèlent désormais leur conscience critique, quand bien même ils font face au risque d’un taux de chômage pourrait atteindre jusqu’à 20% sous la pression de la pandémie. «En ce moment, on nous vante comme les héros des familles, des ménages et le seul lien qui permet à tant de gens de s’isoler socialement, car ce sont l’ensemble de ces travailleurs/travailleuses qui sont prêts à prendre le risque pour eux», déclare Robin Pape du Collectif Gig Workers.

«Les travailleurs qui ont exercé ces emplois sans reconnaissance, sans un merci, sans respect pour les postes qu’ils ont choisi de combler ou ont dû combler, ils en ont finalement marre.» (Article publié sur le site Truthout, le 2 avril 2020; traduction rédaction A l’Encontre)

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[1] Voir A L’Encontre, 2 avril 2020, «Etats-Unis. La lutte des classes au temps du coronavirus a déjà commencé» par Jeet Heer.

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