Etats-Unis. «Des stratégies immobilières qui renforcent la ségrégation raciale»

Le 18 août 2014, dans la banlieue de Saint-Louis,  la ségrégation raciale est défendue...
Le 18 août 2014, dans la banlieue de Saint-Louis,
la ségrégation raciale est défendue…

Entretien avec Colin Gordon
conduit par Gilles Paris

Le 9 août 2014, un jeune Noir, Michael Brown, a été tué dans des conditions controversées par un policier blanc à Ferguson, une banlieue de Saint-Louis (Missouri). [Lire à ce sujet les nombreux articles publiés sur ce site ; suivre les onglets: Amériques, Amérique du Nord, Etats-Unis]

Historien, spécialiste de politiques publiques et contributeur régulier à la revue américaine Dissent, Colin Gordon (université d’Iowa) a consacré un ouvrage, en 2008, à l’articulation entre la ségrégation et le déclin de la ville de Saint-Louis, qui fut, au début du XXe siècle, la quatrième des Etats-Unis en termes de population (Cartographie d’un déclin. Saint-Louis et le destin de la ville américaine, Université de Pennsylvanie).

En 1904, Saint-Louis accueille la fois les Jeux olympiques et l’Exposition universelle. Elle n’est plus aujourd’hui que la cinquante-troisième ville des Etats-Unis, que s’est-il passé?

Au début du XXe siècle, Saint-Louis est une ville déjà ancienne, dont l’économie et l’industrie reposent essentiellement sur le fleuve Mississippi. Elle amorce son déclin avant la première guerre mondiale, c’est-à-dire avant la plupart des villes américaines. Le commerce lié au fleuve est remplacé par celui du chemin de fer et elle commence à être marginalisée par les villes de Chicago et de Détroit.

La ségrégation est-elle déjà en place à cette date?

A l’époque, la population noire est concentrée principalement dans un quartier du nord de la ville et dans de très rares poches du comté. Elle ne représente qu’environ 5 % de la population totale. Elle est liée à la grande migration de la deuxième moitié du XIXe siècle, c’est-à-dire le déplacement de la population noire en dehors du Sud, vers le centre des villes du nord, après la fin de l’esclavage et de la guerre civile. Les Noirs sont attirés par le boom de l’industrie et l’espoir de trouver du travail.

Comment la ségrégation se structure-t-elle?

En 1917, une émeute raciale a lieu dans l’est de Saint-Louis. Elle naît en raison des discriminations à l’emploi et au logement, des violences policières… Ce soulèvement effraie de nombreux Blancs qui vivent là. C’est à ce moment-là, alors que la première guerre mondiale touche à sa fin, qu’est mise en place une politique restrictive d’accès à la propriété qui vise à empêcher les Noirs de vivre dans de larges parties de la ville. Un zonage racial est adopté au niveau municipal. Il est annulé par la Cour suprême mais les sociétés immobilières interviennent avec des contrats spécifiques qui aboutissent au même résultat : l’immobilisation de la population noire dans le nord de la ville. Ces contrats produisent leurs effets jusqu’à une décision de la Cour suprême, en 1947 : elle statue au sujet d’un contentieux qui a pour théâtre Saint-Louis.

Une nouvelle fois, la Cour suprême limite cette politique de séparation?

Colin Gordon
Colin Gordon

Oui, mais le mal est fait. La plus grande migration d’Afro-Américains vers Saint-Louis intervient en effet pendant la seconde guerre mondiale, alors que ces pratiques sont toujours en place. Ces nouvelles populations se concentrent donc dans les mêmes quartiers. Ce qui se passe ensuite, c’est que les Blancs qui vivent à proximité partent vers la banlieue. Ils choisissent des endroits où ils pourront acheter de grands terrains et bâtir de grandes maisons, ce qui reste financièrement hors de portée des Noirs. Dans ces banlieues, on prend d’ailleurs soin de ne pas autoriser les immeubles collectifs, ce qui revient à différencier les populations par les revenus. On aboutit à une métropole très ségréguée, avec des banlieues aisées blanches et un centre-ville noir et pauvre.

C’est d’ailleurs à cette époque que Saint-Louis commence à s’effondrer. Sa population a alors atteint près de 900 000 habitants (300 000 aujourd’hui), le maximum de son histoire, mais une partie de ces habitants commence à fuir parce que les services se dégradent. Dans les années 1950 et 1960, la population blanche quitte la ville. Dans les années 1970, c’est la population noire qui bouge en direction de villes de banlieue comme Ferguson, pour y trouver de meilleures conditions de vie. Ce qui accélère un déplacement des Blancs qui résident alors à Ferguson : ils partent vers d’autres banlieues.

Le mouvement pour les droits civiques, à partir des années 1960, a-t-il eu des effets à Saint-Louis?

Ce mouvement n’ignore pas Saint-Louis, mais il est plutôt tourné vers les villes du Sud et vise les restrictions de vote et d’expression politique. Ce n’est que plus tard que la lutte s’étend à la question du logement. En 1968, la Cour suprême rend une décision qui restreint la ségrégation par le logement mais elle n’a pas un grand effet sur le terrain : ce qui est en jeu, à ce moment-là, ce ne sont pas les lois ou les réglementations mais le départ de la population blanche d’une banlieue vers une autre, et son remplacement par une population noire moins aisée. Ce mouvement accentue la disparité entre les banlieues, qui ont des majorités écrasantes – soit blanche, soit noire.

Des politiques ont pourtant été engagées pour revitaliser la ville de Saint-Louis. Quels résultats ont-elles eu?

Il y a eu beaucoup d’efforts destinés à bâtir un nouveau centre-ville et de nouveaux équipements – stade de base-ball, centre de conventions, logements… – mais aucun n’a eu un effet significatif sur le déclin de la ville. Les responsables locaux ont longtemps espéré que la population repartirait à la hausse au cours de la dernière décennie, entre 2000 à 2010, mais cela n’a pas été le cas.

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Face à ce déclin et à ces mouvements de population, quelle a été la position de l’Etat du Missouri?

L’Etat du Missouri n’accorde pas trop d’attention à ses villes, qu’il s’agisse de Saint-Louis ou de Kansas City. L’organisation de la politique à l’échelle de l’Etat fait que les villes y sont sous-représentées et qu’elles n’ont pas le poids politique que devrait leur conférer leur population. Il faut aussi tenir compte d’une composante raciste, car ces villes sont considérées comme noires. Au niveau de l’Etat, ce sont plutôt les nouvelles banlieues qui sont privilégiées.

Saint-Louis est-elle unique dans la fabrique de son déclin?

La persistance de ce déclin sur des décennies en fait un cas à part, mais il existe d’autres villes comparables à Saint-Louis aux Etats-Unis. Certaines vieilles villes industrielles comme Détroit, Cleveland, Cincinnati ou Buffalo ont perdu jusqu’à la moitié de leur population sur deux générations. L’élément racial est également présent dans ce déclin : elles ont eu des stratégies immobilières qui ont renforcé la ségrégation, même si le cas de Saint-Louis est unique de ce point de vue.

Vous êtes spécialiste de politiques publiques, quelles décisions pourraient permettre de lutter contre ces évolutions?

La première, c’est d’avoir un acteur politique, à l’échelle de la métropole, qui ait la vision d’un développement économique faisant sens à l’échelle de toute la région. C’est une idée qui fait son chemin, notamment pour des questions d’efficacité, parce que tout le monde voit bien qu’il n’y a aucun gagnant dans le système actuel.

Une fois qu’on dispose d’une gouvernance au niveau de la métropole, on peut promouvoir plus de mixité dans les modes de logement, ce qui permet d’obtenir une fiscalité plus équilibrée et donc d’éviter les dérives d’aujourd’hui – des écoles très pauvres dans des quartiers défavorisés, ce qui entretient la pauvreté. Mais cela reste un très long chemin. (Publié dans Le Monde du 30 août 2014, cahier «Culture&Idées», p.7)

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